Vimalakīrti malade sur sa couche (Britisch Museum) |
Dans le chapitre 1 du Vimalakīrtinirdeśa, le Bouddha explique au jeune licchavi Ratnākara[1] comment un bodhisattva purifie les champs de Bouddha (buddhakṣetra).[2] Il explique que le champ des êtres (sattvakṣetra) est le buddhakṣetra des bodhisattva.
« C’est dans la mesure où les bodhisattva favorisent les êtres (satveṣūpacayaṃ) qu’ils s’emparent (parigṛhṇanti) des buddhakṣetra. »[3]Une petite digression pour expliquer le double sens que peut avoir le mot kṣetra. La notion de champ (kṣetra) figurait également dans la Bhagavad-Gītā (chapitre XIII) qui traite du champ et du connaissant du champ (kṣetrajñā). Le champ signifie ici le corps et le connaissant du champ l’esprit. Le champ correspond à la Nature (prakṛṭī) et le connaissant du champ au Sujet/Esprit (puruṣa). Le Seigneur (Kṛṣṇa) dit : « Sache, ô Bharatide, que dans tous les champs, c’est moi qui suis le connaissant. La connaissance du couple formé par le champ et son connaissant, voilà, selon moi, la vraie connaissance. »[4]
Dans la Bhagavad-Gītā, l’objet de la connaissance c’est le suprême brahman qui procure l’immortalité.
« Il est à l’extérieur et à l’intérieur des êtres, immobile et mobile à la fois. Inconnaissable de par sa subtilité, il est à la fois lointain et proche. »[5]À chaque fois qu’un être vient à l’existence, cela se produit par l’union du champ et du connaissant du champ. Et celui qui voit que le Suprême Seigneur réside pareillement dans tous les êtres, celui-là voit vraiment.[6] La Bhagavad-Gītā donne ainsi une double signification aux mots « champ » et « connaissant ». Chaque individu est une union du champ et du connaissant, et il y a donc de nombreux champs et connaissants, mais pour celui qui voit vraiment il n’y a que le Suprême Seigneur (puruṣa) et tous les champs individuels participent de la Nature (prakṛṭī) qui est son Champ.
C’est ici que nous rejoignons sans doute la notion classique du Champ de Bouddha (buddhakṣetra). Les champs de Bouddha s’inscrivent dans l’activité spontanée du Bouddha et se manifestent naturellement de ses engagements précédents (praṇidhāna). Le champ de Bouddha constitue son corps symbolique (saṃbhogakāya).
« Le Grand Compatissant connaît l’univers.lit-on dans le Ratnagotravibhāga (tib. rgyud bla ma). Comment connaît-il, ou voit-il le monde ? Il ne le voit pas en croyant qu’il existe réellement, dit Gampopa, mais comme on voit et reconnaît une illusion magique.[7] Voir le champ de Bouddha de cette façon est voir le champ de Bouddha pur (viśuddhabuddhakṣetra). Croire que le champ de Bouddha existe réellement, est voir le champ de Bouddha comme un univers (cakravāḍa), rempli avec des êtres (sattvakṣetra).[8]
Voyant l’univers tout entier […] »
Dans l’Enseignement de Vimalakīrti, il est raconté que le Bouddha enseigne au jeune licchavi Ratnākara comment purifier les champs de Bouddha. Mais il y montre en fait comment transformer ce monde en un champ de Bouddha ou une terre pure. Tout comme dans la Bhagavad-Gītā, une lecture plus individuelle, plus « psychologisée » est également possible. Le « champ » d’un être (sattvakṣetra) est déjà foncièrement le « champ » de Bouddha (buddhakṣetra). Il suffit de le « purifier » par tout le cheminement d’un bodhisattva. Traditionnellement, quand un bodhisattva atteint le quatrième dhyāna, il rejoint «le plan des pures formes » (rūpadhātu) à son plus haut niveau (śuddhāvāsa), à la fois macrocosmique et microcosmique. C’est le niveau où le « champ de l’être » est purifié (de tout le sensible) et devient par conséquent « heureux » (sukha). Il est alors devenu comme un champ de Bouddha, tel Sukhāvatī, car le connaissant (Bouddha ou bodhisattva) voit qu’il n’existe pas réellement et est semblable à une illusion magique. Rappelons que le Bouddha a dit que « le champ des êtres (sattvakṣetra) est le buddhakṣetra des bodhisattva ». Sukhāvatī n’est donc pas « ailleurs ». « Naître à Sukhāvatī », c’est voir le champ des êtres/champ de Bouddha à travers les yeux du bodhisattva.
Il y a un passage très intéressant dans l’Enseignement de Vimalakīrti sur la nature du champ de Bouddha des bodhisattvas.
« Par exemple, ô Ratnākara, si on veut construire (māpayitum) sur quelque chose qui ressemble à l’espace (ākāśasama), on peut le faire ; mais, dans l’espace (ākāśa) lui-même, on ne peut pas construire (māpayitum), on ne peut pas décorer (alaṃkartum). De même, ô Ratnākara, sachant que tous les dharma sont semblables à l’espace (ākāśasama) et pour faire mûrir les êtres (sattvapari- pācanārtham), le Bodhisattva qui veut construire quelque chose qui ressemble à un buddhakṣetra, peut construire ce simili buddhakṣetra; mais il est impossible de construire un buddhakṣetra dans le vide et il est impossible de le décorer. »[9]Ou une variante du même passage.
« Par exemple, ô fils de famille, si quelqu’un voulait construire un palais sur un terrain vague et ensuite le décorer, il pourrait le faire à volonté et sans obstacle ; mais s’il voulait construire dans l’espace (ākāśa) lui- même, il n’y parviendrait jamais. De même le Bodhisattva qui sait que tous les dharma sont pareils à l’espace (ākāśasama) produit, pour le progrès (vṛddhi) et le bien (hita) des êtres, des qualités pures (viśuddhaguṇa). Voilà le buddhakṣetra dont il s’empare. S’emparer d ’un buddhakṣetra de ce genre, ce n’est pas construire dans le vide (śūnya). »[10]Les « champs » sont semblables à l’espace (« comme une illusion magique »), mais ne peuvent pas se construire et s’orner dans le vide et avec du vide. Les êtres mûrissent grâce aux dharma, même si ceux-ci sont semblables à l’espace et comme des illusions magiques. Sukhāvatī ne se construit pas dans l’espace et le vide, et les êtres ne mûrissent pas par l’espace et le vide, mais par des dharma semblables à l’espace.
Ce monde (sahāloka), qui a vu naître Śākyamuni, constitue la matière de son champ de Bouddha. Ceux qui le voient comme un monde impur, c’est-à-dire qui existe réellement, sans le reconnaître « comme une illusion magique », ne voient pas la splendeur des qualités (guṇavyūha) du buddhakṣetra du Tathāgata à cause de leur aveuglement (doṣa).[11] Quelque chose qui existe réellement, existe de façon indépendante et ne dépend pas de causes et de conditions. Si le monde était réel, il ne pouvait être changé, ou purifié en champ éveillé. Les dharma qui constituent un monde ne sont pas réels (=figés), mais sont semblable à l’espace et une illusion magique.
« Ceux qui possèdent l’égalité de pensée (cittasamatā) à l’endroit de tous les êtres et qui ont purifié leurs intentions dans le savoir du Buddha voient le buddhakṣetra comme étant parfaitement pur (pariśuddha). »[12]Ce qui empêche tant au niveau individuel que collectif de voir le buddhakṣetra ce sont la convoitise, l’aversion et l’aveuglement. L’éveil est l’absence de ces trois poisons. Un monde « éveillé » est un monde qui n’est pas sous le coup de la convoitise, l’aversion et l’aveuglement. La « nature de Bouddha », que chacun possède, n’est pas un « connaissant de champ » venu d’ailleurs, mais le potentiel de l’éveil, la potentielle absence de convoitise, d’aversion et d’aveuglement. Remémorer la « nature de Bouddha » c’est imaginer que l’absence des trois poisons est notre « véritable nature » ainsi que celle du monde (buddhakṣetra) dans lequel nous vivons. Imaginer qu’elle est notre « véritable nature » (ou encore croire en la bonté fondamentale de l’homme), c’est imaginer que cette absence est déjà acquise, et qu’il suffit de la « purifier », la débarrasser de ce qui la recouvre. C’est un expédient (upāya) qui s’appuie sur une approche plus positive dans la forme. C’est s’aider de la foi et de l’espérance comme des moyens.[13]
La différence entre l’idée de la Bhagavad Gītā (ch. XIII) et le bouddhisme des bodhisattvas est que ce dernier n’a pas à distinguer entre la Nature et l’Esprit[14], voir le Seigneur Suprême en toute chose et en chacun et à Le célébrer[15]. Il se tourne plutôt vers le « champ des êtres » pour « favoriser »[16] ou faire s’épanouir les êtres (satveṣūpacayaṃ). C’est ainsi qu’il s’empare (parigṛhṇanti) du buddhakṣetra.
Éveiller ou faire s’épanouir le champ des êtres et les êtres, c’est de ne pas se laisser guider par la convoitise, l’aversion et l’aveuglement, qui « recouvrent » le champ de Bouddha. Il est préférable de parler en termes de trois poisons qu’en termes d’ego, ce qui est vague et ambivalent.
L’engagement du bodhisattva que propose le Vimalakīrti passe par la carrière classique de mahāyāna : les six perfections (upāya & prajñā), pour la motivation les quatre sentiments infinis (apramāṇa) : la bienveillance, la compassion, la joie et l’équanimité et pour la mise en œuvre les quatre moyens de rassembler les êtres (saṃgrahavastu)[17] : la générosité/disponibilité (dāna), les paroles aimables (priyavacana), le service rendu (arthacaryā) et la solidarité (samānārthatā). Le fruit de ces quatre moyens est présenté comme l’absence d’orgueil (nirmānatā) acquise en se faisant l’esclave et le serviteur de tous les êtres (sarvasattvānāṃ dāsaśiṣyaparivartanam).[18]
Le leitmotiv du Vimalakīrti est le potentiel de ce monde d’être une « terre pure » à part entière. L’utopie, la terre d’or, est sous nos pieds. Sous les pavés (des trois poisons) la plage... Le champ des êtres possède dix bons dharmas, à la différence des autres buddhakṣetra purs. A savoir :
« 1. Capter (saṃgraha) les pauvres (daridra) par le don (dāna),Dans le Vimalakīrti, le Bouddha montre à Śāriputra que cette utopie est possible, à condition que les bodhisattvas fassent s’épanouir les êtres par les moyens indiqués.
2. Capter les êtres immoraux (duḥśīla) par la moralité (śīla),
3. Capter les irrascibles (kruddha) par la patience (kṣānti),
4. Capter les paresseux (kusīda) par l’énergie (vīrya),
5. Capter les distraits (vikṣiptacitta) par l’extase (dhyāna),
6. Capter les sots (duṣprajñā) par la sagesse (prajñā),
7. Apprendre à ceux qui sont tombés dans les conditions inopportunes (akṣaṇapatita) à dépasser (atikram-) ces huit conditions inopportunes,
8. Enseigner le Grand Véhicule (mahāyāna) à ceux qui suivent des voies incomplètes (pradeśakārin),
9. Capter par les racines de bien (kuśalamūla) les êtres qui n’ont pas planté les racines de bien (anavaropitakuśalamālāḥ sattvāḥ),
10. Faire mûrir (paripācana) les êtres sans interruption (satata- samitam) par les quatre moyens de captation (saṃgrahavastu).
Cet ensemble de dix bons dharma que renferme cet univers Sahā ne se trouve pas dans les autres buddhakṣetra purs des univers des dix régions. »[19]
« Alors le Bienheureux frappa de l’orteil ce trichiliomégachiliocosme et dès qu’il l’eut frappé, cet univers devint un amas de nombreux joyaux, un amas de plusieurs centaines de milliers de joyaux, un amoncellement de plusieurs centaines de milliers de joyaux. Et l’univers Sahā prit l’aspect de l’univers Anantaguṇaratnavyūhā appartenant au tathāgata Ratnavyāha. L’assemblée tout entière fut dans l’étonnement quand elle se vit assise sur un siège splendide de lotus précieux. »[20]
***
[1] Le nom n’a pas été choisi gratuitement. C’est un jeune bodhisattva qui par son action sera en mesure de rendre (kara) précieux (ratna) le monde. Voir aussi plus loin le miracle déployé par le Bouddha.
[2] Etienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 111 et pages suivantes.
[3] VKN, p. 112. byang chub sems dpa’ ji tsam du sems can rnams la rgyas par byed pa de tsam du sangs rgyas kyi zhing yongs su ’dzin to//
[4] Chapitre XIII, verset 2. La Bhagavad-Gītā, traductions d’Emile Senart et de Michel Hulin, Point sagesses, p. 98
[5] Bhagavad-Gītā, XIII, 15.
[6] Bhagavad-Gītā, XIII, 26 et 27.
[7] Le précieux ornement de la libération de Gampopa, Padmakara, p. 310
[8] Extrait de Vivre en héros pour l’éveil de Śantideva (Bodhicāryāvatāra).
« 75. (Question) : Si l’être vivant n’existe pas, envers qui développera-t-on la compassion ?
(Conséquentialistes : Quoique les êtres soient irréels, conventionnellement la compassion est cultivée pour ceux que l’esprit confus a désigné (comme objets) de sa promesse (de pratiquer la vie de Héros pour l’éveil) en vue du fruit (de la libération).
76. (Question) : Si les êtres n’existent pas, qui (atteindra) le fruit ?
(Conséquentialistes ; Ultimement), il est vrai (que les êtres sont irréels) ; toutefois, du point de vue de la confusion, nous acceptons (conventionnellement l’existence de simples apparences d’effets issus de la méditation d’une simple apparence de compassion pour de simples apparences d’êtres).
(Objection : Puisque la compassion elle-même est un facteur subjectif auquel se manifestent des apparences fausses et un état de confusion vis-à-vis des phénomènes, elle doit être rejetée au même titre que la confusion à l’égard d’un soi.)
(Conséquentialistes) : Pour apaiser la douleur (il est inutile et impossible de rejeter la compassion.
Par conséquent), il ne faut pas se détourner (de cette simple apparence de) confusion au regard du fruit. » Traduction de Georges Driessens, pp. 138-139
[9] dkon mchog ’byung gnas ’di lta ste dper na nam mkha’ la ji lta bur bya ba ’dod pa de bzhin du byed mod kyi nam mkha’ la ni byar mi rung zhing brgyan du yang mi rung ba/ de bzhin du/ dkon mchog ’byung gnas chos thams cad nam mkha’ dang mtshungs par shes nas byang chub sems dpa’ sems can yongs su smin par bya ba’i phyir sangs rgyas kyi zhing ji lta bur bya bar ’dod pa de lta bur sangs rgyas kyi zhing byed mod kyi/ sangs rgyas kyi zhing nam mkhar ni byar mi rung zhing brgyan du mi rung ngo/
[10] Etienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 113
[11] Dialogue entre Śākyamuni et Śāriputra, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 120
[12] Etienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 121
[13] Contrairement à l’approche de la Bhagavad-Gītā, où la foi est indispensable. « Libations, aumônes ou astéritiés, toutes les actions accomplies sans la foi, ô fils de Pṛthā, sont réputées a-sat, nulles et non avenues, que ce soit ici-bas ou dans l’au-delà. » XVII, 28 (page 117).
[14] Emile Senart et Michel Hulin
[15] « À travers cette dévotion, il me reconnaît dans ma réalité et ma grandeur. Et, dès cet instant où il vient à me connaître tel que je suis, il pénètre en moi. » XVIII, 55.
« Que ton esprit s’attache à moi, que ta dévotion soit pour moi. Pour moi tes sacrifices, à moi tes hommages ! Et c’est à moi seul que tu viendras. Je te le promets en vérité, car tu m’es cher. » XVIII, 65.
« Laisse de côté toutes les règles et accours vers moi comme vers ton unique refuge ! Je t’affranchirai de tous les maux. Ne t’afflige pas ! » XVIII, 66.
[16] En tibétain rgyas par byed pa, que l’on pourrait traduire par épanouir, ou augmenter selon de le sens de Michel Serre.
[17] bsdu ba'i dngos po bzhi bsam par bya ste sbyin pa dang snyan par smra ba dang don spyod pa dang don mthun pa'o/
[18] Lamotte, p. 213. Voir aussi les vœux de Śantideva dans le Bodhicāryāvatāra (III, 19) « [Puissè-je être] l’esclave des êtres souhaitant un esclave ». Driessens, p. 39
[19] Lamotte, p. 333. Voir aussi la page 127 pour la pratique de Vimalakīrti de ces dix bons dharmas.
[20] Lamotte, p. 122
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