vendredi 23 octobre 2020

Le mythe fondateur du vajrayāna


Bhairava et Kālarātrī foulés sous les pieds de Cakrasaṃvara (détail HA1090)

L'origine de Cakrasaṃvara, racontée par Jamgoeun Kongtrul (1813 - 1899)[1].
“Il est dit que les manifestations successives (tib. rgyun) de Cakrasaṃvara sont révélées par tous les bouddhas depuis le non-commencement[2]. Il est dit que le Bouddha a enseigné, ce qui a été révélé depuis le non-commencement. Cela fut révélé pendant l’âge “à deux qualités[3] (skt. dvapara yuga) du présent éon (skt. kalpa), à Jambudvīpa, au lieu où Rudra Bhairava fut dompté, par le biais du Corps d’émanation du Heruka résultant, à un entourage composé de bouddha et de bodhisattvas, de Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) des cinq clans (skt. kula), du Compilateur ésotérique (skt. guhyaka tib. gsang bdag) [Vajrapāṇi], ainsi que de la suite de Rudra Bhairava. Tous ceux furent initiés et reçurent les explications du tantra à plusieurs reprises.

Pendant le dernier âge dit “de conflits” (skt. kaliyuga), Rudreśvara Mahābhairava apparut sous les apparences correspondantes [à ses quatre activités] de pacification, d’enrichissement, de fascination et de l’activité violente, et en compagnie de ses femmes [respectives], sur les flancs du Nord et de l’Est du Mont Meru, ainsi qu’en son centre, dans le monde des “deva contrôlant les créations d’autrui” (tib. gzhan 'phrul dbang byed skt. para-nirmita-vaśa-vartino), au Magadhā et ailleurs, notamment les 24 haut-lieux (skt. pīṭha) et les 8 charniers, ayant sous son commandement les deva, gandharva, yakṣa, rakṣa, nāga, et les non-humains, chaque groupe sous-divisé en quatre, ce qui fait 24, ainsi que les quatre kinnara (tib. mi ‘am ci) et les quatre “sorcières” piśācī (tib. phra men (ma)), qui font 8[4]. Ainsi [Rudra Mahābhairava] contrôla tous les lieux de Jambudvīpa, et pervertit les rites (tib. las log pa la[5]), en s’y rendant en personne, ou en y installant d’autres à sa place.

Le Guide Vajradhara s’est parfaitement éveillé à travers le quintuple éveil manifeste [abhisaṃbodhi], et tout en demeurant continuellement dans l’étendue réelle (skt dharmadhātu), enseigne à Akaniṣṭha le Dharma de la Lumière naturelle (skt. sahajaprabha) à d’innombrables bouddhas et bodhisattvas. Comprenant qu’il était temps de dompter Rudreśvara et sa suite, il s’est manifesté en le Corps fonctionnel du Heruka résultant, est allé au sommet du Mont Meru, et avec les Jina des cinq Clans a émané un palais céleste avec des dieux, des Guerriers, des Guerrières, etc. Puis, le Guide [Vajradhara] demeurant en l’absorption du Corps symbolique, vit les êtres à convertir, et créa divers cercles de maṇḍala d’un milliard de mondes à quatre continents. Dans notre monde Jambudvīpa à quatre continents, il manifesta Cakrasaṃvara à quatre visages et à douze bras, qui dompta Bhairava et Kālarātrī (tib. dus mtshan) en les foulant sous ses pieds. Les cercles de [dieux et génies] émanés [par Vajradhara] prenaient les 24 haut-lieux et les 8 charniers, en y domptant tous les méchants (skt. raudratā). Le Bienheureux s’installa au centre du maṇḍala dans le palais céleste au sommet du Mont Meru avec autant de bouddhas et de bodhisattvas qu’il y a des poussières sur le Mont Meru, avec Rudra Bhairava et ses suites, ainsi que tous les demi-dieux fortunés, et à la demande de Vajrayoginī il expliqua le tantra-racine (skt. mūlatantra), et à la demande de Vajrapani les tantras explicatifs (tib. bshad rgyud skt. vyākhyātantra). Il y eut en plus diverses autres façons de l’expliquer.”
Les tantras sont apparus longtemps après le parinirvāṇa de Bouddha Śākyamuni, qui durant sa vie avait enseigné aux “auditeurs” (skt. śrāvaka). Le canon pāli n’est cependant pas la collection des “notules” de cet enseignement, et a été mis par écrit et compilé plus tard. Pour authentifier les enseignements du Bouddha qui appartiennent au mahāyāna et au vajrayāna, leurs fidèles ont développé la théorie que le Bouddha avait un Corps symbolique, qui lui permettait d’enseigner sans limitation spatio-temporelle. Il aurait également eu la capacité d’enseigner simultanément à différents lieux. Sous son aspect ésotérique, le Bouddha, en tant que Vajradhara, enseigne continuellement. Et puis, certains disent même que le Dharma résonne en permanence dans tout l’univers, pour ceux qui savent l’entendre.

Shiva abat le démon Andhaka (c. 1590),
traduction du Harivamsa d'Akbar


Selon la tradition bouddhiste ésotérique, les tantras, et dans ce cas particulier le Tantra de Cakrasaṃvara, ont toujours existé. Jamgoeun Kongtrul explique que tout comme les autres bouddha, notre Bouddha aussi a enseigné ce tantra. Dans son Corps fonctionnel de “Heruka résultant” (tib. 'bras bu'i he ru ka), qui est un terme technique du vajrayāna, et qui semble vouloir suggérer ici que le Bouddha avait pratiqué le Tantra, et que cette manifestation spontanée ultérieure en tant que Heruka, en fut le résultat. Sinon, la pratique du Tantra implique la génération du Heruka causal par son sādhana. Jamgoeun Kongtrul explique ensuite comment notre Bouddha ait pu avoir accès à ce Tantra. Le mythe fondateur du vajrayāna s’appuie sur la mythologie qui entoure Rudra Bhairava, et la nécessité de l’apparition du vajrayāna est présentée ici comme une réponse à "la perversion" du Dharma par l’influence de Rudra Bhairava.

Vajradhara sous son aspect de Heruka ne va pas présenter une autre doctrine, mais corriger (re-pervertir) celle de Rudra Bhairava, en la réinterprétant dans un sens bouddhiste ésotérique, en parfait conseiller en communication (spin doctor). Il dompte Rudra Bhairava et tous ses troupiers, en les mettant à son service. Les formes et les méthodes sont préservées en grande partie, c'est surtout le sens qui change… Enfin, tel était l’intention du vajrayāna, est-ce que le sens a réellement changé ?

Les matériaux tantriques de Cakrasaṃvara seraient apparus au VIIIème siècle (selon David B. Gray), mais la subjugation de Mahādeva par Vajrapāṇi est déjà racontée dans le Sarvatathāgata-tattvasaṃgraha Sūtra (Gray[6]). C’est Vajradhara qui est à la manoeuvre dans la subjugation de Rudra Bhairava par le biais du Heruka Cakrasamvara. Les heruka étaient initialement connus comme une classe de génies subordonnés, mentionné dans le Subāhuparipṛcchā Tantra[7]. Saṃvara avait aussi une longue histoire derrière lui[8]. Une forme de heruka "promu" apparaît dans le Samayoga ou Sarvabuddhasamayoga-ḍākinījālasamvara (fin VIIème ou début VIIIème selon Gray), qui a plusieurs commentaires, où le Heruka promu est identifié à Vajradhara. Le Heruka apparaît suite à une période de chaos dans le monde[9]. Je pense que ce texte et ses commentaires ont pu servir de source au mythe fondateur raconté par Jamgoeun Kongtrul ci-dessus. Dans le commentaire de Indranāla, celui-ci raconte que Vajradhara aurait initialement pris cette forme pour dompter Indra. C’est plus tard, que dans ce mythe, Indra fut remplacé par les divinités śaiva de l’époque (p. 40). Gray (p. 38) fait aussi quelques observations intéressantes au sujet de la possible origine pré-aryenne d’un Saṃvara à tête de buffalo... (prototype de Mahishâsura ?)

La version du mythe (de Jamgoen Kongtrul) raconte de façon assez désinvolte que Vajradhara prend la forme d’un dieu-démon śaiva, pour subjuguer les dieux śaiva avec compassion, qu’il prend ensuite sous sa tutelle. Les pratiques (et donc aussi leur idéologie) sont préservées, tout en les transformant. Cela permet aux bouddhistes ésotériques d’avoir accès aux siddhis, que sont censé apporter les pratiques śaiva. Cette approche est appelée “habile” (upāyakauśalya), et permet l’incorporation de toutes sortes de pratiques, pas uniquement śaiva. Il est dit souvent que le vajrayāna est apparu pour guider les êtres de l’âge des conflits, par des pratiques à leur niveau, et adaptées à leur manière de vivre, leurs valeurs etc. Le vajrayāna implique ainsi que le message n’est donc pas dans la forme ("the medium is the message", McLuhan), à cause de l’habileté dans les moyens. Les formes (heruka, etc.) sont des formes vides disponibles à Vajradhara, pour guider les êtres. En revanche, sans l’habileté en les moyens, on ne pratique que des formes vides.

On note cependant que l’adaptabilité et la créativité des débuts du vajrayāna ne sont plus à la manœuvre, et ont été remplacées par la conformité (“compliance”) à la Tradition. Vajradhara semble moins créatif, et il a du mal à se glisser dans de nouvelles formes contemporaines. Ses fidèles récitent-ils les mantras “à toutes fins utiles” avec habileté, ou au premier degré ?

***

[1] Shes bya kun khyab (1985, M 17049(3)25, vol. stod cha, p. 369-370. Ce n’est certainement pas la source de ce mythe, mais c’est la version racontée au XIXème siècle, et qui est toujours celui ayant cours dans les milieux bouddhistes tibétains.

[2] Donc éternellement, puisqu’atemporel. Traduire par “les temps sans commencement” introduit une notion de temps.

[3] Durant un éon, le monde, Jambudvīpa, passe par quatre époques. Le quartier de la perfection, lorsque les quatre qualités, Dharma, richesses, désirs et bonheurs sont au complet. Le quartier aux trois qualités, où l’une de ses qualités fait défaut et les 3 autres sont présentes, le quartier aux deux qualités, etc.

[4] La logique des nombres semble suggérer que les 24 premiers génies fréquentent les 24 haut-lieux, et 8 derniers les 8 charniers.

[5] Pas certain de la traduction, mais la particule “shing” après le verbe “bsdus” suggère que la particule “las” ne marque pas une différentiation.

[6] David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007).

[7] "At night gods, titans (asura), goblins (piśācī, sha za), and herukas (khrag 'thung ba,) wander unresisted in the world, harming beings and wandering on." Davidson 2002, 213.

[8] Voir 2.2 The Origin of Heruka, p.35 dans David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007.

[9] Note de Gray : “According to the commentator Surativajra (400a), the story takes place in the kṛtayuga during the time of Kasyapa Buddha, while Indranala (296a) sees it as occurring six eons ago during the lifetime of the Buddha Vīracandra.” 

Texte Wylie :


[[/bde mchog thog ma med nas rgyal bas gsungs/ /gnyis ldan dus su 'bras bu'i he ru kas/ /dzam bu'i gling du 'khor la bskyar nas bshad/ /rtsod dus drag po chung ma 'khor bcas khyis/ /gnas yul dus khrod rnams la dbang byed tshe/ /sprul pas btul nas dkyil 'khor bkod de gsungs/ /]]

'khor lo bde mchog gi rgyun rnams ni thog ma med pa'i dus nas sangs rgyas thams cad kyis bstan par bshad pa dang/ thog ma med par ston pa 'di sangs rgyas nas bstan par bzhed pa dang/ gnyis ldan gyi dus drag po'i 'jigs byed btul ba'i gnas dzambu'i gling 'dir ston pa sprul pa'i sku 'bras bu'i he ru kas 'khor sangs rgyas byang sems rigs lnga'i dpa' bo dang dpa' mo/
sdud pa po gsang bdag /drag po' jigs byed 'khor dang bcas pa rnams la dbang bskur zhing rgyud bskyar nas bstan par bshad pa dang/ rtsod ldan gyi dus drag po 'jig byed dbang phyug chen po zhi rgyas (om 105 ba) dbang drag gi sku bzhi chung ma dang bcas pas ri rab kyi byang shar dang dbus dang gzhan 'phrul dbang byed dang ma ga dhaa rnams su gnas te yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad rnams de'i rjes 'jug gi lha dang dri za dang gnod spyin dang srin po dang klu dang mi ma yin rnams bzhi bzhir dbye bas

Sheja Dzo Chapter 3.2 volume1 (page 370)

nyer bzhi dang/ mi 'am ci bzhi dang phra men bzhi ste brgyad kyis bzung nas dzambu'i gling thams cad dbang du bsdus shing las log pa la rang yang zhugs nas gzhan yang 'god par byed pa'i dus/ ston pa rdo rje 'chang byang chub pa lngas mgnon par rdzogs par sangs rgyas te chos kyi dbyings kyi ngang nas 'og min du sangs rgyas byang sems dpag tu med pa la 'od gsal lhan cig skyes pa'i chos bstan/ drag po dbang phyug 'khor bcas 'dul ba'i dus la bab par mkhyen te sprul sku'i 'bras bu'i he ru kar bzhengs nas ri rab kyi rtse mor byon pa la rigs lnga'i rgyal bas gzhal yas khang dang dpa' bo dpa' mo la sogs pa'i lha rnams sprul te phul bas ston pa nyid lons sku'i ting nge 'dzin la bzhugs nas gdul bya la gzigs te gling bzhi bye ba phrag brgyar dkyil 'khor gyi 'khor lo sna tshogs pa spros/ dzambu'i gling 'dir bde mchog zhal bzhi phyag bcu gnyis par sprul nas 'jigs byed dang dus mtshan zhabs 'og tu mnana zhing btul/ sprul pa'i 'khor rnams kyis kyang yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad bzung ba'i ma rungs pa rnams btul/ ri rab kyi rtse mor bcom ldan 'das gzhal yas khang du 'khod de 'khor dkyil 'khor la 'khod pa dang sangs rgyas byang sems re rab kyi rdul dang mnyam pa dang/ drag po'i 'jigs byed 'khor bcas dang/ skal pa dang ldan pa'i lha mi dang bcas pa la rdo rje rnal 'byor mas zhus te rtsa rgyud dang/ phyag rdor gyis zhus te bshad rgyud rnams gsungs par bzhed pa dang/ gzhan yang bshad tshul sna tshogs pa snang ngo/


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