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vendredi 23 octobre 2020

Le mythe fondateur du vajrayāna


Bhairava et Kālarātrī foulés sous les pieds de Cakrasaṃvara (détail HA1090)

L'origine de Cakrasaṃvara, racontée par Jamgoeun Kongtrul (1813 - 1899)[1].
“Il est dit que les manifestations successives (tib. rgyun) de Cakrasaṃvara sont révélées par tous les bouddhas depuis le non-commencement[2]. Il est dit que le Bouddha a enseigné, ce qui a été révélé depuis le non-commencement. Cela fut révélé pendant l’âge “à deux qualités[3] (skt. dvapara yuga) du présent éon (skt. kalpa), à Jambudvīpa, au lieu où Rudra Bhairava fut dompté, par le biais du Corps d’émanation du Heruka résultant, à un entourage composé de bouddha et de bodhisattvas, de Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) des cinq clans (skt. kula), du Compilateur ésotérique (skt. guhyaka tib. gsang bdag) [Vajrapāṇi], ainsi que de la suite de Rudra Bhairava. Tous ceux furent initiés et reçurent les explications du tantra à plusieurs reprises.

Pendant le dernier âge dit “de conflits” (skt. kaliyuga), Rudreśvara Mahābhairava apparut sous les apparences correspondantes [à ses quatre activités] de pacification, d’enrichissement, de fascination et de l’activité violente, et en compagnie de ses femmes [respectives], sur les flancs du Nord et de l’Est du Mont Meru, ainsi qu’en son centre, dans le monde des “deva contrôlant les créations d’autrui” (tib. gzhan 'phrul dbang byed skt. para-nirmita-vaśa-vartino), au Magadhā et ailleurs, notamment les 24 haut-lieux (skt. pīṭha) et les 8 charniers, ayant sous son commandement les deva, gandharva, yakṣa, rakṣa, nāga, et les non-humains, chaque groupe sous-divisé en quatre, ce qui fait 24, ainsi que les quatre kinnara (tib. mi ‘am ci) et les quatre “sorcières” piśācī (tib. phra men (ma)), qui font 8[4]. Ainsi [Rudra Mahābhairava] contrôla tous les lieux de Jambudvīpa, et pervertit les rites (tib. las log pa la[5]), en s’y rendant en personne, ou en y installant d’autres à sa place.

Le Guide Vajradhara s’est parfaitement éveillé à travers le quintuple éveil manifeste [abhisaṃbodhi], et tout en demeurant continuellement dans l’étendue réelle (skt dharmadhātu), enseigne à Akaniṣṭha le Dharma de la Lumière naturelle (skt. sahajaprabha) à d’innombrables bouddhas et bodhisattvas. Comprenant qu’il était temps de dompter Rudreśvara et sa suite, il s’est manifesté en le Corps fonctionnel du Heruka résultant, est allé au sommet du Mont Meru, et avec les Jina des cinq Clans a émané un palais céleste avec des dieux, des Guerriers, des Guerrières, etc. Puis, le Guide [Vajradhara] demeurant en l’absorption du Corps symbolique, vit les êtres à convertir, et créa divers cercles de maṇḍala d’un milliard de mondes à quatre continents. Dans notre monde Jambudvīpa à quatre continents, il manifesta Cakrasaṃvara à quatre visages et à douze bras, qui dompta Bhairava et Kālarātrī (tib. dus mtshan) en les foulant sous ses pieds. Les cercles de [dieux et génies] émanés [par Vajradhara] prenaient les 24 haut-lieux et les 8 charniers, en y domptant tous les méchants (skt. raudratā). Le Bienheureux s’installa au centre du maṇḍala dans le palais céleste au sommet du Mont Meru avec autant de bouddhas et de bodhisattvas qu’il y a des poussières sur le Mont Meru, avec Rudra Bhairava et ses suites, ainsi que tous les demi-dieux fortunés, et à la demande de Vajrayoginī il expliqua le tantra-racine (skt. mūlatantra), et à la demande de Vajrapani les tantras explicatifs (tib. bshad rgyud skt. vyākhyātantra). Il y eut en plus diverses autres façons de l’expliquer.”
Les tantras sont apparus longtemps après le parinirvāṇa de Bouddha Śākyamuni, qui durant sa vie avait enseigné aux “auditeurs” (skt. śrāvaka). Le canon pāli n’est cependant pas la collection des “notules” de cet enseignement, et a été mis par écrit et compilé plus tard. Pour authentifier les enseignements du Bouddha qui appartiennent au mahāyāna et au vajrayāna, leurs fidèles ont développé la théorie que le Bouddha avait un Corps symbolique, qui lui permettait d’enseigner sans limitation spatio-temporelle. Il aurait également eu la capacité d’enseigner simultanément à différents lieux. Sous son aspect ésotérique, le Bouddha, en tant que Vajradhara, enseigne continuellement. Et puis, certains disent même que le Dharma résonne en permanence dans tout l’univers, pour ceux qui savent l’entendre.

Shiva abat le démon Andhaka (c. 1590),
traduction du Harivamsa d'Akbar


Selon la tradition bouddhiste ésotérique, les tantras, et dans ce cas particulier le Tantra de Cakrasaṃvara, ont toujours existé. Jamgoeun Kongtrul explique que tout comme les autres bouddha, notre Bouddha aussi a enseigné ce tantra. Dans son Corps fonctionnel de “Heruka résultant” (tib. 'bras bu'i he ru ka), qui est un terme technique du vajrayāna, et qui semble vouloir suggérer ici que le Bouddha avait pratiqué le Tantra, et que cette manifestation spontanée ultérieure en tant que Heruka, en fut le résultat. Sinon, la pratique du Tantra implique la génération du Heruka causal par son sādhana. Jamgoeun Kongtrul explique ensuite comment notre Bouddha ait pu avoir accès à ce Tantra. Le mythe fondateur du vajrayāna s’appuie sur la mythologie qui entoure Rudra Bhairava, et la nécessité de l’apparition du vajrayāna est présentée ici comme une réponse à "la perversion" du Dharma par l’influence de Rudra Bhairava.

Vajradhara sous son aspect de Heruka ne va pas présenter une autre doctrine, mais corriger (re-pervertir) celle de Rudra Bhairava, en la réinterprétant dans un sens bouddhiste ésotérique, en parfait conseiller en communication (spin doctor). Il dompte Rudra Bhairava et tous ses troupiers, en les mettant à son service. Les formes et les méthodes sont préservées en grande partie, c'est surtout le sens qui change… Enfin, tel était l’intention du vajrayāna, est-ce que le sens a réellement changé ?

Les matériaux tantriques de Cakrasaṃvara seraient apparus au VIIIème siècle (selon David B. Gray), mais la subjugation de Mahādeva par Vajrapāṇi est déjà racontée dans le Sarvatathāgata-tattvasaṃgraha Sūtra (Gray[6]). C’est Vajradhara qui est à la manoeuvre dans la subjugation de Rudra Bhairava par le biais du Heruka Cakrasamvara. Les heruka étaient initialement connus comme une classe de génies subordonnés, mentionné dans le Subāhuparipṛcchā Tantra[7]. Saṃvara avait aussi une longue histoire derrière lui[8]. Une forme de heruka "promu" apparaît dans le Samayoga ou Sarvabuddhasamayoga-ḍākinījālasamvara (fin VIIème ou début VIIIème selon Gray), qui a plusieurs commentaires, où le Heruka promu est identifié à Vajradhara. Le Heruka apparaît suite à une période de chaos dans le monde[9]. Je pense que ce texte et ses commentaires ont pu servir de source au mythe fondateur raconté par Jamgoeun Kongtrul ci-dessus. Dans le commentaire de Indranāla, celui-ci raconte que Vajradhara aurait initialement pris cette forme pour dompter Indra. C’est plus tard, que dans ce mythe, Indra fut remplacé par les divinités śaiva de l’époque (p. 40). Gray (p. 38) fait aussi quelques observations intéressantes au sujet de la possible origine pré-aryenne d’un Saṃvara à tête de buffalo... (prototype de Mahishâsura ?)

La version du mythe (de Jamgoen Kongtrul) raconte de façon assez désinvolte que Vajradhara prend la forme d’un dieu-démon śaiva, pour subjuguer les dieux śaiva avec compassion, qu’il prend ensuite sous sa tutelle. Les pratiques (et donc aussi leur idéologie) sont préservées, tout en les transformant. Cela permet aux bouddhistes ésotériques d’avoir accès aux siddhis, que sont censé apporter les pratiques śaiva. Cette approche est appelée “habile” (upāyakauśalya), et permet l’incorporation de toutes sortes de pratiques, pas uniquement śaiva. Il est dit souvent que le vajrayāna est apparu pour guider les êtres de l’âge des conflits, par des pratiques à leur niveau, et adaptées à leur manière de vivre, leurs valeurs etc. Le vajrayāna implique ainsi que le message n’est donc pas dans la forme ("the medium is the message", McLuhan), à cause de l’habileté dans les moyens. Les formes (heruka, etc.) sont des formes vides disponibles à Vajradhara, pour guider les êtres. En revanche, sans l’habileté en les moyens, on ne pratique que des formes vides.

On note cependant que l’adaptabilité et la créativité des débuts du vajrayāna ne sont plus à la manœuvre, et ont été remplacées par la conformité (“compliance”) à la Tradition. Vajradhara semble moins créatif, et il a du mal à se glisser dans de nouvelles formes contemporaines. Ses fidèles récitent-ils les mantras “à toutes fins utiles” avec habileté, ou au premier degré ?

***

[1] Shes bya kun khyab (1985, M 17049(3)25, vol. stod cha, p. 369-370. Ce n’est certainement pas la source de ce mythe, mais c’est la version racontée au XIXème siècle, et qui est toujours celui ayant cours dans les milieux bouddhistes tibétains.

[2] Donc éternellement, puisqu’atemporel. Traduire par “les temps sans commencement” introduit une notion de temps.

[3] Durant un éon, le monde, Jambudvīpa, passe par quatre époques. Le quartier de la perfection, lorsque les quatre qualités, Dharma, richesses, désirs et bonheurs sont au complet. Le quartier aux trois qualités, où l’une de ses qualités fait défaut et les 3 autres sont présentes, le quartier aux deux qualités, etc.

[4] La logique des nombres semble suggérer que les 24 premiers génies fréquentent les 24 haut-lieux, et 8 derniers les 8 charniers.

[5] Pas certain de la traduction, mais la particule “shing” après le verbe “bsdus” suggère que la particule “las” ne marque pas une différentiation.

[6] David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007).

[7] "At night gods, titans (asura), goblins (piśācī, sha za), and herukas (khrag 'thung ba,) wander unresisted in the world, harming beings and wandering on." Davidson 2002, 213.

[8] Voir 2.2 The Origin of Heruka, p.35 dans David B. Gray, The Cakrasamvara Tantra : A Study and Annotated Translation, American Institute of Buddhist Studies (2007.

[9] Note de Gray : “According to the commentator Surativajra (400a), the story takes place in the kṛtayuga during the time of Kasyapa Buddha, while Indranala (296a) sees it as occurring six eons ago during the lifetime of the Buddha Vīracandra.” 

Texte Wylie :


[[/bde mchog thog ma med nas rgyal bas gsungs/ /gnyis ldan dus su 'bras bu'i he ru kas/ /dzam bu'i gling du 'khor la bskyar nas bshad/ /rtsod dus drag po chung ma 'khor bcas khyis/ /gnas yul dus khrod rnams la dbang byed tshe/ /sprul pas btul nas dkyil 'khor bkod de gsungs/ /]]

'khor lo bde mchog gi rgyun rnams ni thog ma med pa'i dus nas sangs rgyas thams cad kyis bstan par bshad pa dang/ thog ma med par ston pa 'di sangs rgyas nas bstan par bzhed pa dang/ gnyis ldan gyi dus drag po'i 'jigs byed btul ba'i gnas dzambu'i gling 'dir ston pa sprul pa'i sku 'bras bu'i he ru kas 'khor sangs rgyas byang sems rigs lnga'i dpa' bo dang dpa' mo/
sdud pa po gsang bdag /drag po' jigs byed 'khor dang bcas pa rnams la dbang bskur zhing rgyud bskyar nas bstan par bshad pa dang/ rtsod ldan gyi dus drag po 'jig byed dbang phyug chen po zhi rgyas (om 105 ba) dbang drag gi sku bzhi chung ma dang bcas pas ri rab kyi byang shar dang dbus dang gzhan 'phrul dbang byed dang ma ga dhaa rnams su gnas te yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad rnams de'i rjes 'jug gi lha dang dri za dang gnod spyin dang srin po dang klu dang mi ma yin rnams bzhi bzhir dbye bas

Sheja Dzo Chapter 3.2 volume1 (page 370)

nyer bzhi dang/ mi 'am ci bzhi dang phra men bzhi ste brgyad kyis bzung nas dzambu'i gling thams cad dbang du bsdus shing las log pa la rang yang zhugs nas gzhan yang 'god par byed pa'i dus/ ston pa rdo rje 'chang byang chub pa lngas mgnon par rdzogs par sangs rgyas te chos kyi dbyings kyi ngang nas 'og min du sangs rgyas byang sems dpag tu med pa la 'od gsal lhan cig skyes pa'i chos bstan/ drag po dbang phyug 'khor bcas 'dul ba'i dus la bab par mkhyen te sprul sku'i 'bras bu'i he ru kar bzhengs nas ri rab kyi rtse mor byon pa la rigs lnga'i rgyal bas gzhal yas khang dang dpa' bo dpa' mo la sogs pa'i lha rnams sprul te phul bas ston pa nyid lons sku'i ting nge 'dzin la bzhugs nas gdul bya la gzigs te gling bzhi bye ba phrag brgyar dkyil 'khor gyi 'khor lo sna tshogs pa spros/ dzambu'i gling 'dir bde mchog zhal bzhi phyag bcu gnyis par sprul nas 'jigs byed dang dus mtshan zhabs 'og tu mnana zhing btul/ sprul pa'i 'khor rnams kyis kyang yul nyer bzhi dang dur khrod brgyad bzung ba'i ma rungs pa rnams btul/ ri rab kyi rtse mor bcom ldan 'das gzhal yas khang du 'khod de 'khor dkyil 'khor la 'khod pa dang sangs rgyas byang sems re rab kyi rdul dang mnyam pa dang/ drag po'i 'jigs byed 'khor bcas dang/ skal pa dang ldan pa'i lha mi dang bcas pa la rdo rje rnal 'byor mas zhus te rtsa rgyud dang/ phyag rdor gyis zhus te bshad rgyud rnams gsungs par bzhed pa dang/ gzhan yang bshad tshul sna tshogs pa snang ngo/


mardi 20 octobre 2020

Les troupiers de la Nature



Les troupiers de Mahākāla à six bras (détail HA47)

Nous avons vu dans le billet Yakṣa et yakṣī, les éternels génies du bouddhisme du 19 octobre 2020, que, selon divers discours mythologiques (purāṇa) et poèmes épiques, les (semi-)dieux anciens de la nature, les yakṣa, se joignent aux deva pour combattre les asura. Par cette alliance, ils deviennent des gaṇa, des troupiers au service de divers deva. Avec les dieux de la nature, les ingénieurs des quatre éléments, de leur côté, les deva ne peuvent que triompher.

Qu’il y eut une ingénierie des quatre éléments, une gestion de la Nature, des saisons etc., les bouddhistes, comme tous les autres, le croyaient aussi. Que certains êtres en avaient la charge aussi. C’était simplement l’état de la “science” de l’époque. Ces êtres, il valait mieux les avoir de son côté. Si on apprit (par les purāṇa et les grands poèmes épiques) ce dont furent capables Durga, Śiva, Kṛṣṇa, Kālarātrī …. avec ces troupiers de la Nature, il n’y pas d’hésitation possible. Il y aurait donc des discours de la version bouddhiste, puis bouddhiste ésotérique sur l’apport des yakṣa au bouddhisme. Si les fidèles bouddhistes étaient d’avis que les troupiers de la Nature, étaient du côté de Śiva, etc., sous la direction du yakṣa Gaṇeśa etc., cela pourrait se payer en de nombreuses défections.

Subjugation du serpent noir, Kouchan IIème s. 

Assez tôt dans l’iconographie bouddhiste, on voit apparaître le yakṣa Vajrapāṇi aux côtés du Bouddha, notamment au Gandhara. Vajrapāṇi sera plus tard présenté comme un général yakṣa (tib. sde dpon), comme un chef des troupiers (skt. gaṇapati), au même titre que Gaṇeśa (pour le compte de son père Śiva). Le mot tibétain qui traduit yakṣa est “snod sbyin”, fauteur de trouble, car on les croyait capables de créer toutes sortes de perturbations tant qu'il ne recevaient pas d'offrandes propitiatoires. Ils étaient en quelque sorte des mercenaires, aux ordres du plus offrant. La moralité, et la devise Liberté, Egalité, Fraternité, et les droits de l’homme et du citoyen ne les intéressait pas. Vajrapāṇi assistait le Bouddha quand il s’agissait de dompter et de subjuguer des forces contraires. C’était son assistant en affaires surnaturelles.

Statuette Vajrapāṇi HA2129

Dans la traduction allemande[1] d’une hagiographie tibétaine[2] du Bouddha Śākyamuni, on voit l’assistant du futur Bouddha soumettre Śiva et Umā.
Le futur bouddha reçoit dans son paradis la visite des 5 dhyāni bouddhas, qui font apparaître miraculeusement soixante déesses. Maheśvara (Shiva) et Umā, présents également, tombent sous le charme des déesses et se font gronder par Vajrapāṇi. Sur ce, Maheśvara rétorqua à Vajrapāṇi qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir d’un yakṣa. Vajrapāṇi, furieux, écrase alors sous un des pieds Maheśvara et sous l’autre Umā, exécutant ainsi un de ses pas de danse (tib. stang stabs skt. gativyūha) de subjugation, dont il a le secret.” Billet La promotion fulgurante de lambitieux yaksha Vajrapāṇi du 20 novembre 2011
Une autre épisode de la vie du Bouddha, où le bouddha entre en contact avec des yakṣa, est la visite des Quatre Rois célestes, et leur proposition que le Bouddha ne pouvait pas refuser (voir Une offre que le Bouddha ne pouvait pas refuser du 21 novembre 2012). L’événement est raconté dans l’Atanatiya Sutta et le Maha-samaya Sutta. Les quatre grands rois (mahārāja), ou protecteurs des directions (skt. dikpāla) proposent au Bouddha de l’aider à protéger son Sangha, et lui présentent la formule protectrice (P. paritta) dite « Atanata ». Ces quatre grands rois gouvernent respectivement quatre classes d’êtres : yakṣa, gandharva, kumbhāṇḍa, et nāga

Vaiśravaṇa

Le roi des yakṣa est celui du Nord, appelé Vaiśravaṇa, dans d’autres classifications aussi connu comme Kubera ou encore Jambhala. Il s’agit en fait du dieu de la richesse.


Mahākāla HA65085

Nous avons donc le lien entre les yakṣa, leur fonction protectrice du Sangha bouddhiste, à l’aide de formules magiques, ou des interventions surnaturelles (quatre activités). Les yakṣa ont donc le profil idéal pour être des “protecteurs du dharma” (skt. dharmapāla). Leurs charmantes femmes, les yakṣī, “peuvent le bien et le mal”. Tout comme la Nature, elles sont la source de fléaux et de siddhi, en fonction des offrandes propitiatoires. La protection, l’absence de maladies, la prospérité, la fertilité etc. se méritent. C’est donnant donnant. Pas forcément en argent clinquant ou en sacrifices, des formules magiques peuvent leur être substituées, comme la formule que les quatre grands rois offrirent au Bouddha.

Les dharmapāla du bouddhisme ésotérique sont issus des yakṣa, et leur prototype est Vajrapāṇi. Les formes tantriques des dharmapāla et de leurs suites respectives ont subi diverses influences. Vajrapāṇi est également appelé le Guhyaka (tib. gsang bdag) le Maître des Mystères. Il est le gardien et le dépositaire de tous les Mystères de la voie des mantras (mantranaya). Il est à la fois le chef des troupiers, et la source de tous les Mystères. Les hagiographies tibétaines racontent qu’il fréquente Oḍḍiyāna sous diverses apparences, et y transmet des Instructions. Presque tous les dharmapāla tibétains subséquents s’inspirent de lui. Vajrapāṇi peut faire l’objet d’un culte monolâtre, et contenir en lui tous les dieux des maṇḍala. Il est indissociable de Vajradhara, l’ “autre” porteur de sceptre vajra. Les dharmapāla tibétains se sont aussi inspirés d’autres gaṇapati non-bouddhistes et de leurs cultes monolâtres associés. Le bouddhisme Newar les y a aidé grandement.


Kubera, période Gupta

Je veux revenir un court instant sur une des substances propitiatoires aimées par les yakṣa. Il s’agit de l’alcool. Il existe des représentations assez anciennes, où l’on voit Kubera, le roi des yakṣa, être servi par une yakṣī.


Offrande d'alcool à Virūpa (détail HA101354)

J’ai déjà signalé la proximité iconographique de Virūpa et de Kubera, notamment la réputation hagiographique de Virūpa d’aimer boire. Dans l’hagiographie de Sukhasiddhi, on apprend que c’était elle qui offrait de l’alcool à Virūpa. Virūpa est un mahāsiddha, un siddha précédé du préfixe mahā, pour indiquer que non seulement il avait réalisé les siddhi ordinaires, mais en plus l’accomplissement suprême. Il a réussi l’identification au Heruka, indissociable d’un dharmapāla yakṣa, les deux étant inspiré par Bhairava. Virūpa est donc en essence devenu un yakṣa promu. Il est comme Kubera, le roi des yakṣa.

Kubera Bacchanal Ier s. Pali Khera, Mathura

Il existe une représentation iconographique très intéressante de Kubera, qui est comme une indication pointant vers Bacchus/Dionysos. Et si on y devine une influence grecque, on n’est peut-être pas si loin du compte.

Pharro & Ardoxsho Gandhara I-IIème s.

Les formules du bouddhisme ésotérique ne sont donc pas des anciennes formules des Veda etc., mais celles des génies ambivalents de la Nature, appelés des yakṣa. Dans le bouddhisme ésotérique du Tibet, les formules protectrices etc., à toutes fins utiles, ne viennent donc pas nécessairement du Bouddha sous l’aspect d’un Heruka ou d’une autre divinité, mais d’un des fonctionnaires yakṣa, qui le transmettent à un hiérarque tibétain, pour que celui-ci le transmette aux fidèles pour leur protection, prospérité, etc.

Quand on appartient pleinement à une société ou une culture, et conditionné par son idéologie, cela ne pose pas de problème particulier. Quand le monde change, et d’autres idéologies s’installent, c’est déjà plus compliqué. Quand on est un bouddhiste (ésotérique) converti, et que l’on a grandi dans une autre culture, où les explications des “fléaux” et des “siddhis” et les éventuelles solutions associées viennent plutôt de la science, il peut y avoir un choc culturel et idéologique, ou une réinterprétation lourde des solutions traditionnelles.

A chaque catastrophe (maladie, attaque terroriste, épidémie, pandémie, tremblement de terre, tsunami, etc.), les fidèles bouddhistes ésotériques sont informés par le biais des réseaux sociaux des prières à faire, des formules à réciter, quels animaux libérer, quelles offrandes propitiatoires faire à quel yakṣa, à quel moment, etc.

***

[1] Eine tibetische lebensbeschreibung des Çākyamuni's, des begründers des Buddhatums (1848), p. 244 Anton Schiefner.

[2] Composée par Lo tsā ba Rin chen Chos kyi rgyal po (1417-), qui a pour titre en allemand : “Bhagavant-Buddha’s Geschichte, der wundervollen Thaten irrtumfreïe Erzählung des Schatz des erhabenen Wandels des zum heil Erschienenen (Sugata)”.



mardi 8 avril 2014

In illo tempore


Vajrapāṇi sur le site de Himalayan Art

Sur l'expression "in illo tempore"
« Eliade étudie dans ce volume le concept de réalité dans les sociétés dites primitives et archaïques indo-européennes. Il part du principe que dans ces sociétés un objet ou un geste n'est réel que parce qu'il répète une action effectuée in illo tempore, c'est-à-dire à une époque mythique, originelle. Il acquiert un sens parce que le rituel, qui fait référence à un archétype, le lui confère en le dotant d'une fonction ou d'une force sacrée. Seul ce qui est sacré est réel. Par conséquent, tout ce qui n'entre pas dans le cadre d'un rite archétypal n'existe pas. Ce même phénomène apparaît dans la géographie et en particulier dans la situation des temples : ils doivent eux aussi se rapporter à un lieu sacré, à un modèle céleste qui leur est antérieur. » Wikipédia
Les tantra sont classés parmi les paroles du Bouddha (buddhavacana), au même titre que le vinaya, les sūtra et l’abhidharma (bouddhisme ancien). Officiellement, ce serait le Bouddha Śakyamuni, qui en prenant un aspect spécifique (Bouddha archétypal, divinité…) les aurait révélé au maître ésotérique (guhyapati), Vajrapāṇi. Comme il s’agit néanmoins de buddhavacana, ils doivent, pour s’authentifier, mentionner l’endroit, l’époque, l’entourage etc. C’est ce qu’ils font en effet, mais en y introduisant des éléments (evaṃ mayā śrutam), quelquefois non sans humour, permettant de savoir que ces enseignements furent donnés in illo tempore. Ces éléments spatiotemporels ont pour unique raison d’accrocher des personnes captives du temps et de l’espace, pour les en sortir et les placer dans la vraie réalité, le temps mythique des tantras.

Il s’agit tout de même de textes composés dans le monde des humains, à une certaine époque, et contenant les éléments linguistiques et spatiotemporels de l’époque de leur composition ou édition. Un texte comme le Guhyasamāja vient en une version racine et des tantras d’explication (bshad rgyud). Un des tantras d’explication est le Tantra de la révélation de la Pensée/Intention (T. dgongs pa lung bstan pa’i rgyud, S. Saṃdhivyākaraṇatantra), traduit en tibétain par Dharmaśrībhadra et Rinchen Zangpo (958-1055), probablement à Tholing (Guge) au Tibet, où Dharmaśrībhadra avait résidé pour y travailler avec des traducteurs tibétains. Rinchen Zangpo, était un des jeunes tibétains envoyés en Inde pour y apprendre le sanskrit. Cette mission s’inscrivait dans le projet du roi Yéshé Eu (T. ye shes ‘od 947-1024) de Guge, qui voulait assainir la région d’un point de vue religieux. C’est également dans ce cadre que le grand Atiśa fut invité. Le roi avait publié un édit contre les pratiques dégénérées de son époque :
« Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction
»
Grâce à l’omniscience et à la prévoyance du Bouddha, c’était pile à cette époque-là, que Vajrapāṇi diffusa des tantras qui semblaient tomber à pique. Dans le tantra d’explication du Guhyasamāja, Vajradhara remercie Vajrapāṇi de l’avoir demandé de regarder dans le futur, ce qui lui avait permis de constater la dégénération à venir et de donner des instructions taillées sur mesure pour venir en aide. Vajradhara décrit en détail les désordres, dont le roi Yéshé Eu avait fait également état. Les grands esprits se rencontrent et le Bouddha est un excellent gestionnaire.

Ceux qui ne veulent pas tout de suite se rendre in illo tempore, et qui se demandent comment des textes de ce genre sont introduits dans le monde, peuvent me rejoindre pour tenter d’avoir un aperçu des cuisines de Tholing avec ses gros chaudrons, et de ce qui s’y mijote.

Le Tantra de la révélation de la Pensée/Intention (T. dgongs pa lung bstan pa’i rgyud, S. Saṃdhivyākaraṇatantra), a été énoncé à un moment « très secret »[1], dans un lieu qui s’appelle Utopie[2], par le Prince secret, le Vajrabhagavat et destiné au Maître du secret (guyhapati). Les cartes sont brouillées intentionnellement, pour nous amener in illo tempore, selon Eliade. Mais, surprise, quand Vajradhara se met à parler, il semble parler de l’époque du roi Yéshé Eu, de Dharmaśrībhadra, Rinchen Zangpo etc. et des désordres dans la région transfrontalière de l’Inde. C’est comme si on entendait parler le roi dharmaraja en personne… Imaginez un sujet d’actualité dont parlent tous les médias, et tout d’un coup on redécouvre au même moment un évangile ou autre révélation, qui reprendrait l’exacte position du gouvernement. C’est un peu l’effet qu’ont dû avoir les tantras fraîchement ramenés de l’Inde (ou de Tholing ?)

Il y a eu par la suite des pamphlets comme le sngags log sun ‘byin, dont ‘Gos lhas btsas serait[3] l’auteur, contre les déviations tantriques qu'il imputait au Guyagarbha Tantra, mais ce sera dans le cadre des conflits intersectaires habituels. Ces pamphlets se sont sans doute inspirés des arguments que l’on trouve parmi les propos de Vajradhara himself. Jugez pour vous-mêmes.

« Ensuite, le Bienheureux Vajradhara
Rayonnant de lumière dit :
« Ayant vu les générations futures
Comme vous me l'aviez demandé
- C'est parfait, c'est parfait, grand individu,
C'est parfait, Maître ésotérique ! -
Les différents points à exposer en détail
Je vous les énoncerai ici.
Dans des temps à venir
Le monde inclinera vers le matérialisme (cārvāka)
Et entretiendra des vues erronées
Chacun agissant à sa guise
Certains aimeront les chants et les danses (S. nṛtti-gīti)
Et inclineront vers l'amusement et la séduction
Ils aimeront les parfums et les guirlandes
Et les rapports amoureux
Ces aveuglés se voueront aux haines
Et à la stupidité
D'autres seront obsédés par leur libido
Et auront envie de nouvelles expériences
Du poisson, de la viande, de l'alcool
Des excréments, de l’urine, du sperme et du sang
Ces individus imbéciles mangeront tout cela
Et s'associeront avec des nihilistes (nāstika-vādin)
Une femme, leur mère, leur sœur etc.
Ils feront l'amour avec celles avec qui cela n'est pas permis
Ils tueront leur père et leur mère
Ainsi que toutes les autres créatures
Ils diront des mensonges
Plus particulièrement, ils commettront le vol
Et convoiteront la femme d'un autre
Ils commettront également les autres vilenies (T. nyes smad).
Certains abandonneront le dharma authentique
Et commettront même les actes sans rémission
Mais même ayant commis divers actes négatifs
Les mantrikas aspireront toujours aux perfections (siddhi)
Les poisons auxquels s'ajoutent le poison de la douleur
[Causeront] diverses maladies insupportables
Déprimés par celles-ci
Ils aspireront alors à la quiétude
Mais ces aveuglés qui l'avaient rejetée auparavant
Ne commettront que des actes négatifs insupportables
Par leur inclinaison aux vues erronées
Ils iront dans les mauvaises destinées.

C'est pour les prendre en charge
Que j'ai enseigné ces instructions ésotériques.
Celui qui veut retrouver de l'authentique
Pourra devenir un tathāgata en cette [méthode] (tshul)
Maître ésotérique, les sages
Qui trouveront cette méthode suprême
Et qui trouveront le principe lumineux authentique
Et qui retomberont de nouveau dans l'orgueil
Ceux-là s'éloigneront de la quiétude de l'absorption
Et de la lucidité (prajñā)
Étant dotés d'enthousiasme (pramodya)
Ces yogis habitués à la vanité
D'avoir un Soi[4]
Posséderont des dharma trompeurs et fabriqués
Ils mépriseront (dūṣaṇa) la Quiétude, les autres créatures,
Et se mépriseront entre eux
En s'appuyant sur les mantras ésotériques
Ils se disputeront les uns avec les autres
Comme ils seront sous l'influence de Māra
S'ils trouvent la moindre perfection (siddhi)
Ils se gonfleront d’orgueil
En se prenant pour des sages
Ils se disputeront devant un large public
Comme des chiens se battant pour de la nourriture
Les bonnes choses qui se produisent naturellement ou volontairement
Il les empêcheront
Ils diront que les actes positifs et négatifs
Sont notre dynamisme[5]
Ces maîtres (ācārya) qui prendront l'air d'un véritable éveillé
Ne doivent être ni méprisés ni vénérés
Un instant, ils se mettront en colère,
L'instant suivant, ils seront en rut
Du chien, du porc et du corbeau
Ils imiteront le comportement
Ils se feront du mal les uns aux autres
Étant gonflés de vanité
Et sans connaître le Guhyasamāja
Ils en préserveront les liens (samaya) etc.
Étant incapables de le garder secret
Ils le révéleront à tout le monde
Se rabaissant au niveau du monde
Ils le divulgueront aux autres
Le Soi étant sans racine
Ils transgresseront les liens (samaya).
Étant stimulés par les sons rauques de plaisir
Ils n'auront pas d'opportunité pour eux-mêmes
Et ne se (re)connaîtront pas à l’aide de
L'absorption qui vient de l'intuition de l'essentiel
Même [en réaction à] des actes négatifs infimes
Ils pratiqueront une magie noire (abhicāra) violente
La mise en oeuvre inférieure du yoga
Ne donnera pas la réalisation aux mantrikas.
Ils se délecteront de traités non-bouddhistes
Et seront seulement experts en leur mise en oeuvre
Mais en renonçant à leur lien (samaya) naturel
Ils seront comme [des éléphants] sans cornac
En appliquant les mantras et les mudrā
Leur [seule] « réussite » sera de gagner leur vie ainsi
En acceptant tout ce qui leur tombe sous la main
Ils enseigneront la doctrine authentique

Afin de les regrouper parfaitement
J'ai enseigné les instructions ésotériques par le biais de la Pensée (abréviation pour le titre?).
Ceux qui ont endommagé leurs engagements
Seront tous attirés par celle-ci (la Pensée)
Si je ne sais pas me conformer (anugacchati) à eux
Comment pourraient-ils être apaisés ?
C'est donc pour les prendre en charge
Que ces méthodes ont été transformées. »

Ce passage est très intéressant de plusieurs points de vue. Je laisserai de côté le point de vue que les tantras, celui-ci y compris, avaient été enseignés par le Bouddha historique et que ce dernier avait en effet le don de connaître l’avenir et de faire des prédictions. Je pars donc du point de vue que ce tantra explicatif (le tantra-racine est plus ancien) avait été composé à l’époque des désordres qui y étaient décrits, et qui correspond à peu près à celle des acteurs mentionnés ci-dessus. Le roi Yéshé Eu a décidé de reprendre les choses en main pour ce qui est des pratiques religieuses et de réorganiser la religion en la finançant. Ce serait ce roi qui aurait envoyé Rinchen Zangpo et d’autres en Inde, pour y étudier et ramener les écritures bouddhistes, et qui aurait sans doute contribué à sponsoriser cette entreprise.[6] Entre autres, pour faire cesser les désordres. Quels désordres ?
« Selon la version officielle, après l’assassinat du roi tibétain Langdarma (842), le bouddhisme avait continué son développement, mais sans la forme monastique. Ce serait surtout le bouddhisme monastique qui avait souffert des persécutions. Il n’était plus une religion d’état, centralisé et soutenu par les familles puissantes. Les « religions de village », en revanche, avaient continué de se développer et prirent leur essor. Les officiants de ces religions, qui étaient un mélange de tantras indiens (bouddhistes et non-bouddhistes), de Bön… étaient les maîtres mantrika (T. sngags pa), très portés sur la magie. »
Le roi Yéshé Eu et ses successeurs semblaient donc vouloir renouer avec la tradition où la religion, bouddhiste, était organisée par le roi. L’intention de Vajradhara, en enseignant le Guhyasamāja et autres tantras, semble être de prendre pour une fait accompli que les temps étaient dégénérées, que les gens avaient des pratiques religieuses non conformes, et qu’il fallait reprendre ces pratiques religieuses tout en les transformant ou subjuguant. Il s’agissait donc d’éviter un pis-aller. Les pratiques répréhensibles étaient les pratiques sexuelles (T. sbyor ba), les pratiques sacrificielles (T. grol ba) à la fois avec des victimes animales qu’humaines (T. mchod sgrub), la manipulation de cadavres (T. bam sgrub) etc. Les croyances répréhensibles étaient l’essentialisme (ātmavāda) et une sorte de refus d’inhibition des volontés du dieu intérieur (nātha), considérées comme divines[7], par le biais de diverses observances. Toutes ces pratiques devaient être récupérées et réorganisées, afin de sauver tous ces pauvres égarés. Le choix de l'ancien yakṣa Vajrapāṇi, représentant des pratiques païennes, n'est alors pas arbitraire.

Ce vaste projet, initié par Vajradhara, dans le tantra explicatif du Guhyasamāja, devait demander toute un travail d’écriture, de ré-écriture et de traduction pour transformer[8] les anciennes méthodes des mantrika. Et c’est entre autres à Tholing que cela a dû se passer.

***

[1] shin tu gsang ba'i dus gcig na/

[2] gnas med pa la gnas zhes bya/

[3] probablement été rédigé par Chag Lo tsā ba Chos rje dpal (1197-1264)

[4] "This is one of seven prides which Nāgārjuna mentions in his Precious Garland, stanzas 407-412: pride of selfhood (bdag nyid nga rgyal), exceeding pride (lhag pa'i nga rgyal), pride beyond pride (nga rgyal las kyang nga rgyal), pride of thinking I (nga'o snyam pa'i nga rgyal), pride of conceit (mngon pa'i nga rgyal), erroneous pride (log pa'i nga rgyal), pride of inferiority (dman pa'i nga rgyal)" Source

[5] Ils suivent leurs impulsions en les considérant comme authentiques.

[6] « Most of the attributions to Rinchen Zangpo must be taken with some suspicion, as they are the invention of later tradition. Some of the more notable contributions he is said to have made include what would have been his first major temple, after Toling, Khachar (kha char; also spelled 'kha' char and 'khab char), a royal temple sponsored by either King Lhade (lha lde, 996-1024), the nephew of Yeshe O and the uncle of Jangchub O (byang chub 'od, r. 1037-57) who invited Atisha Dīpaṃkara (982-1054) to Tibet, or, alternately, by King Khorre (khor re, r. 988-996), Lhade's father and the brother of Yeshe O. This temple is likely near a town called Langka northwest Ladakh. Another temple was named Nyama (mya ma), now a pile of ruins near Tikse in Ladakh. He is also credited with establishing the famous Tabo Monastery in Spiti in 996. » Alexander Gardner

[7] Les éléphants sans cornac…

[8] tshul 'di dag ni gyur pa yin/

Texte tibétain en Wylie 

de nas bcom ldan rdo rje can/
'od chen ldan pas bka' stsal pa/
ma 'ongs skye bo mthong nas ni/
gang zhig khyod kyis nga dris pa/
legs so legs so sems dpa' che/
gsang ba'i bdag po khyod legs so/
smras don ji lta ji lta bar/
de ltar khyod la lung bstan bya/
ma 'ongs dus na mi rnams ni/
'jig rten rgyang phan mchog gzhol 'gyur/
log par lta ba la gnas te/
ci dga' bar yang spyod par byed/
la la glu dang gar la dga'/
dgod dang sgeg la mchog tu gzhol/
dri dang phreng ba la dga' zhing*/
de bzhin 'khrig pa la dgar 'gyur/
rmongs pa la sdang ba dang*/
de bzhin gti mug la rab gzhol/
la la de bzhin 'dod chags zhen/
shes pa gzhan dag 'dod par 'gyur/
nya dang sha dang de bzhin chang*/
bshang gci khu ba khrag rnams ni/
skyes bu glen pa za byed cing*/
med par smra ba chos su sgrog_/
ma dang sring mo la sogs pa/
bgrod min la ni bgrod pa dang*/
pha dang ma yang gsod pa dang*/
de bzhin srog chags gzhan rnams gsod/
rdzun gyi tshig nyid smra ba dang*/
khyad par du yang brku ba dang*/
gzhan gyi chung ma'i thad 'gro zhing*/
smad pa gzhan yang byed par 'gyur/
la la dam chos spong ba dang*/
de bzhin mtshams med byed pa ste/
sna tshogs sdig pa byas nas kyang*/
sngags pa dngos grub 'dod par 'gyur/
gzer nad dug dang sbyar ba'i dug_/
sna tshogs nad ni mi bzad pa/
'di rnams kyis ni gzir gyur nas/
zhi ba nyid ni 'dod par 'gyur/
'dor bar byed pa rmongs pa de/
mi bzad sdig pa byas pa dang*/
log par lta la mchog gzhol rnams/
ngan song gsum du 'gro bar 'gyur/
de rnams rjes su gzung ba'i phyir/
gsang ba 'di ltar bstan pa yin/
gang zhig yang dag thob pa nyid/
'dir ni de bzhin gshegs par 'gyur/
gsang ba'i bdag po mkhas rnams kyis/
tshul mchog 'di ni rnyed gyur nas/
don gsal yang dag rnyed pa dang*/
de yang nga rgyal dag tu ltung*/
de rnams ting 'dzin zhi nyid dang*/
shes rab nyid kyang shin tu ring*/
rab tu dga' dang ldan pa yis/
rnal 'byor pa ni bdag nyid ces/
mngon pa'i nga rgyal la rtag dga'/
sgyu dang bcos ma'i chos dang ldan/
mya ngan 'das dang gzhan 'gro ba/
phan tshun dag ni sun yang 'byin/
gsang sngags smra ba la brten nas/
gcig la gcig ni rtsod par 'gyur/
de rnams bdud kyi byin rlabs kyis/
gal te dngos grub phra thob na/
des ni mngon par nga rgyal bas/
mkhas pa snyam du shes par 'gyur/
tshogs pa'i nang du rtsod pa dang*/
khyi bzhin kha zas la spyod 'gyur/
rang las 'bras las byung ba yi/
phan pa la ni gnod pa byed/
de rnams dge dang mi dge rnams/
bdag cag rnams kyi stobs yin zer/
mngon sum sangs rgyas 'dra ba yi/
slob dpon smod cing bsnyen bkur med/
skad cig gcig gis sdang byed cing*/
de la skad cig gis rjes chags/
khyi dang phag dang khwa rnams kyi/
spyod pa dag ni ston par byed/
de rnams phan tshun rnam 'tshe bar/
mngon par dga' bar byed par 'gyur/
gsang ba 'dus pa mi shes par/
dam tshig la sogs byed par 'gyur/
gsang ba srung bar mi byed par/
thams cad du ni ston par byed/
'jig rten la ni smad byas nas/
gzhan dag la yang rab gsal byed/
bdag nyid rtsa ba med par ni/
dam tshig 'das par byed par 'gyur/
sgra bcas sbror ldan gyis bskul bas/
rang la rang gi glags rnyed med/
de nyid ye shes 'byung ba yi/
ting 'dzin de yis shes mi 'gyur/
nyes pa cung zad tsam gyi phyir/
mngon spyod rab tu byed par 'gyur/
rnal 'byor rab sbyor dman pa yi/
sngags pa rnams ni 'grub mi 'gyur/
phyi rol bstan bcos la rtag dga'/
de yi sbyor la gcig tu mkhas/
rang gi dam tshig yongs spangs nas/
lcags kyu med pa bzhin du spyod/
sngags dang phyag rgya'i sbyor ba yis/
de rnams 'tsho ba sgrub par 'gyur/
gang du rnyed pa thob 'gyur bar/
dam pa'i chos ni ston par byed/
de rnams yang dag sdud byed pa'i/
gsang ba dgongs pas bshad pa yin/
dam tshig nyams te gnas pa rnams/
'di yis thams cad dgug par bya/
de dag rjes rig mi shes na/
de rnams zhi bar ga la 'gyur/
de nas rjes su gzung don du/
tshul 'di dag ni gyur pa yin/

samedi 30 novembre 2013

Partir ou ne pas partir (ailleurs)...



L’univers traditionnel est diversement représenté : comme l’Homme cosmique (lokapuruṣa), comme une montagne, un arbre[1]… Comme un ensemble constitué de diverses parties, ou bien les diverses parties considérées comme un ensemble. En haut, c’est l’esprit qui domine, en bas la matière. Plus on monte, et plus l’univers devient éthéré.

Cet univers, le bouddhisme le divise généralement en trois parties : les cinq (plus tard six) destinées, en bas, sont gouvernées par le sensible et la physique (S. kāmadhātu), les quatre méditations (S. dhyāna) sont sa partie psychique (S. rūpadhātu) et les quatre recueillements (P. āyatana, samāpatti) informels (S. arūpadhātu) sa partie spirituelle. En tout, treize niveaux, autant de marches qu’il convient de gravir, pour se libérer, c’est-à-dire pour se débarrasser péniblement (tapas) de toute matérialité et devenir pur esprit. Mais ça c’était avant…


En fait, ce « pur esprit », ce corps spirituel (dharmakāya) est ce qui fait l’unité (le corps) de cet ensemble des treize niveaux. L’homme qui ne peut s’empêcher de produire des images (de préférence à son propre image), l’imagine comme un corps humain. De couleur bleu, comme le ciel, comme l’éther. Et tout comme l’éther, l’Homme est présent dans toutes les parties de son corps, dans tous les treize niveaux, jusqu’à dans les cellules. C’est pourquoi on L’appelle quelquefois « le quatorzième présent dans tous les treize niveaux » (S. caturdaśa). Et pour symboliser cette omniprésence dans les treize niveaux, dans tout l’univers, on imagine qu’il est orné de treize parures.


Comme le quatorzième niveau est déjà présent dans les treize niveaux, plus besoin de gravir l’échelle. Mais il est cependant nécessaire d’être en relation avec cette présence, sinon on serait écartelé entre le physique, le psychique et le spirituel. C’est le message de la Mahāmudrā et du Dzogchen quelquefois dit radical, pour qui le physique, le psychique et le spirituel ne sont pas un fardeau, mais des parures (ou des cercles). Samantabhadra, le tout excellent, n’a pas les treize parures de Vajradhara, qui tient le foudre, mais il est enlacé à la Nature. C’est la Nature, « qu’il baise de sa bouche », qui est sa parure.


Ceux qui cherchent une autre gnose que celle-ci, pensent que le physique et le psychique sont des fardeaux, dont il faut se débarrasser. La gnose est selon eux un moyen qui permet de gravir d’un coup (T. thod bgral) les treize niveaux. L’impur est alors transformé en pur. Les images impures du psychisme sont transformées en les lumières d'un plérôme, et les éléments du corps sont écartés, afin d'accéder au corps de lumière. Avec ce corps de lumière, débarrassé de toute matérialité, ils feront leur ascension sans passer par l’échelle. Où vont-ils ? Je ne sais pas, il faudra le leur demander.

***

[1] « [Le Seigneur, Maheśvara] est plus haut que l’arbre du monde et différent de toutes les formes (qui y apparaissent), ainsi que du temps ; mais c’est de lui que tout ceci procède. Il est source de toute vertu, destructeur de toute souillure, maître de la prospérité ; connais-le comme établi en ton propre Atman, comme refuge immortel pour tous les êtres. » Śvetāśvatara Upaniṣad 6.6, trad. Martine Buttex