Affichage des articles dont le libellé est Dionysos. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Dionysos. Afficher tous les articles

dimanche 24 juillet 2022

Transports célestes

 
Envol d'une ménade avec un satyre. Fresque de Pompéi (Maison de Dioscuri VI, 9, 6).
Inv. No. 9135.Naples, National Archaeological Museum

Le dieu de la Nature (puruṣa) et sa parèdre (prakṛti), quelques soient leurs noms, vivent aux sommets des montagnes, à la jonction entre le Ciel et la Terre, et c’est là aussi que se situent leur haut-lieux de culte, réels ou imaginaires.

Khecara de Vajrayoginī de la tradition de Nāropa (XVIIIème)

L’univers de Cakrasaṃvara, divinité bouddhiste ésotérique de tantra-mère, rappelle l’univers de Dionysos/Śiva[1]. C’est une divinité Père-Mère, la Mère étant la Reine-vajra (tib. rdo rje btsun mo), Vajrayoginī. Dans le vajrayāna, quand c’est la Reine-vajra, qui est au centre du culte, la divinité Père reste dans les parages pour la “sceller”, comme un roi marque son territoire et ses décrets par son sceau, son effigie sur la monnaie, ses édits, etc., pour que sa volonté soit faite. Dans les approches ésotériques, ce qui est vrai pour le macrocosme le sera aussi pour le microcosme, puisque les deux sont indifférenciables.

Après que Cakrasaṃvara avait dompté Rudra Bhairava, il s’installa en haut du Mont Meru, au milieu d’un entourage composé de bouddha et de bodhisattvas, de Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) des cinq clans (skt. kula), du Compilateur ésotérique (skt. guhyaka tib. gsang bdag) [Vajrapāṇi], ainsi que de la suite de Rudra Bhairava. Tous ceux furent initiés et reçurent les explications du tantra à plusieurs reprises.

Le temps de la pratique, en attendant le rapt... détail HA24275

Les pratiquants (sādhaka) qui réussissent (siddhi) le sādhana de la Reine-vajra, ont la promesse d’être transportés, de leur vivant, au paradis céleste (khecara), l’éther, de la Reine-vajra. 

Les siddhi devenus opérationnels... détail HA24275

Le khecara est un état d'impesanteur spirituel, un transport céleste, et prend une place centrale dans l’univers de la Reine-vajra, et donc ultimement celui de Cakrasaṃvara


Arrivée à destination, détail HA334

L’union directe avec le dieu (puruṣa) n’étant pas commode (on s’unirait avec quoi qui nous resterait ?), on passe pas la Reine-vajra (un visage tourné vers le dieu, l’autre vers nous), qui est plus accessible[2]. Il faudrait être fort comme Abhayakāra, pour refuser ses charmes (à trois reprises...).

Ceux qui sont arrivés au Khecara sont désormais des vidyādhara (tib. rig 'dzin),
capables de voir la face de la Reine-vajra détail HA11162

Vidyādhara, dynastie Gupta, Vème siècle, Musée Guimet 

Que faut-il faire ici-bas pour attirer l’attention de la Reine-vajra et être transporté dans l’éther ? Il y a les façons conventionnelles, telles les arts, d’Apollon et des Muses, et puis il y a les transports moins avouables de Dionysos, avec son cortège de ménades et de satyres, la nuit dans des lieux solitaires et effroyables. Les premières ayant plutôt lieu le jour, ou le soir, après le travail, dans de beaux temples, et les dernières la nuit dans des lieux moins fréquentables et fréquentés.

Autour d'un corps déchiqueté, détail HA24275

Dans l’univers bouddhiste ésotérique de la non-dualité, les extrêmes, indissociables, se rejoignent, et pourvu que l’on arrive à la non-dualité (qui peut être une union qui ne dit pas son nom), à l’état d'impesanteur spirituel, peu importe par quel chemin on passe.

Dans la suite de Dionysos/Bacchus, on trouve les ménades et les satyres (la thiase, “cortège d'une divinité” (Atilf), ‘khor dang bcas pa en tibétain…), comme les premiers adeptes de son culte, et par extension les initiés dans son culte à mystères, suivi ou précédé d’animaux prédateurs et déchiqueteurs. Le mot “ménade” vient du verbe maínomai, “délirer, être furieux”. Le terme français Bacchante vient du latin bacchans “délirer”, à son tour dérivé du nom latin de Dionysos : Bacchus. Thyade (bacchique) est encore un autre mot pour désigner une “femme qui célébrait le culte de Dionysos” “Les Bacchantes, les Thyades et les Ménades, ceintes de la nébride tachetée, agitaient le thyrse entouré de lierre” (Atilf). “Thyade” vient “du grec ancien Θυάς, Thuas ou Θυιάς, thuias, “transporté de délire bachique, inspiré”. Le mot “bhakti[3]” en sanskrit signifie “dévotion passionnée” (wikipedia).
Dans son expédition dans l'Inde, Dionysos ne vêt ses soldats que de vêtements longs et de nébrides, il ceint le thyrse de lierre, il donne le signal avec des cymbales et des tambours. Il enivre ses ennemis et les livre à l'orgie et c'est ainsi qu'il met l'Inde en sa possession.[4]” (POLYEN. Stratagèmes, 1, 1-2)
Des instruments de musique, certes, mais bruyants, qui recouvrent toute communication civilisée, comme on les utilise aussi dans l’entourage de Cakrasaṃvara. C’est la tragédie des Bacchantes d'Euripide qui est une source importante pour notre compréhension des rites des Ménades ravisseuses et transporteuses..
Dans l’imaginaire grec masculin, la femme a une nature sauvage, désordonnée et menaçante si celle-ci n’est pas contenue. L’homme grec est à la fois fasciné et sur la défensive par rapport à la race des femmes. La ménade, d’une certaine manière, transgresse l’ordre. Elle « s’ensauvage » par l’adjonction d’éléments divers : peau de bête nouée sur son vêtement, serpents dans ses cheveux, animal brandi, comme sur la coupe polychrome du Peintre de Brygos à Munich.[5]
Les rites encadrent la violence des ménades, quand elles abandonnent leurs occupations habituelles et se rendent “sur la montagne”, dans la nature sauvage, chez “les sauvages” (tib. ri khrod pa, śabara).
Le sacrifice dionysiaque, le diasparagmos, déchirement de la victime, suivi de l’omophagie [ consommation de la chair crue de la victime d'un sacrifice], s’oppose au sacrifice civique pratiqué par des hommes, au cours duquel l’animal est abattu, découpé et rôti.” (MC Villanueva)
Ménades déchiquetant Penthée 

Là, nous parlons de formes ritualisées du “transport bachique". Les mythes racontent l’origine des rites, et ce qui advient à ceux qui s’opposent au culte dionysiaque, par exemple le pauvre Penthée. Si on ne tolère pas certaines "transgressions encadrées" sous forme de rites, on s’expose comme une cible.
[Penthée] s’oppose à l’introduction du culte dionysiaque dans son royaume. Alors qu’il est caché dans un arbre du mont Cithéron pour épier la bacchanale, il est découvert et mis en pièces par les ménades, à la tête desquelles figure sa propre mère et ses deux tantes, Ino et Autonoé. C’est le sujet de la tragédie d’Euripide, les Bacchantes.” (Wikipedia)
Je reviendrai sur Penthée et son lien avec Dionysos et un mahāsiddha… dans le cadre du vajrayāna népalais, dans un autre blog.

Le mahasiddha Kṛṣṇācārya, (détail), Himalayan Art 18650

Mais bien encadrée, et proprement "scellée" par la patriarchie, la "nature sauvage" de la femme est entre de bonnes mains.  

Khecara, tout en haut, détail HA11162

Le mot tibétain pour ḍākinī est “mkha' 'gro ma”, celle qui se meut dans l’éther. La ḍākinī, souvent confondu avec la yoginī (et avec la yakṣī), peut faire “le mal” comme “le bien”. Bien encadrée par Dionysos, Śiva, Cakrasaṃvara, la Reine-vajra, etc., sa violence est canalisée rituellement. Le “transport de délire bachique” ou “l’ire” (l’énergie incontrôlée), ou "félicité sauvage" de la ḍākinī n’est pas un caractéristique qui se limite aux femmes. “La Sauvage” (gtum mo, caṇḍālī) est naturellement présente en tous, les hommes comme les femmes. “Contrôlée” cette énergie est capable de “transports célestes”. Idéalement jusqu’au paradis céleste (khecara), au sommet de la montagne (d'ailleurs, comment y passe-t-on le temps, si le temps et l’espace y sont encore opérationnels ?). En fait, l’existence sur cette Terre pure semble se dérouler comme sur toute autre Terre pure, on peut y recevoir des tantras, des instructions, etc. permettant de continuer sa carrière de futur Bouddha. On peut voyager vers d’autres Terres pures, donner des coups de mains à Jambudvīpa, comme troupier dans la suite des Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) d’un Heruka ou d’une Vajrayoginī. Rave parties spirituels garantis.

Khecara, détail, HA11162

Il y a donc un cadre mythologique, l’éventuelle existence réelle initiale du “ménadisme” et de ses rites sauvages, et l’éventuelle domestication patriarcale du ménadisme, car des matériaux hagiographiques font état de tous ces éléments. 

Quand les "transports" sont domestiqués, ils deviennent symboliques. Déchiqueter des animaux, boire leur sang et manger leur chaire devient alors autre chose, et continuera de façon rituelle afin de garder le lien.

Parmi les nombreuses tentatives des écoles Kagyupa pour "ensauvager" Maitrīpa, afin d'en faire un véritable vidyādhara, il y a les hagiographies sur la rencontre de Maitrīpa avec Śavaripa, siddha vivant sur la montagne avec des ménades, ayant "réalisé" Cakrasaṃvara, et prenant toute la mythologie qui entoure ce dieu comme cadre de vie. Pour rassurer les lecteurs d'hagiographies tibétaines, tout cela ne sont que des simulacres. Aucune biche, et aucun sanglier n'a été "réellement" déchiqueté et dévoré. Ce sont des bouddhistes après tout... Donc
"Dans la forêt de l'ignorance (avidyā)
Vivent (tib. rgyu ba) les créatures de la saisie dualiste
Propulsée par l'arc de l'union des expédients (upāya) et de la lucidité (prajñā)
La flèche unique de la réalité intime (hṛdayārtha) vole
Ce qui meurt, ce sont les créations mentales (vikalpa)
La viande, c'est ce qui est dévoré dans l'indifférenciation (advayatā)
Sa saveur, est celle de la liberté universelle (mahāsukha)
Le résultat est la Mahāmudrā."[6]
Et quels que soient la singularité, les écrits et la méthode de mahāmudrā d'Advayavajra ("Maitrīpa"), dans la tradition tibétaine, Maitrīpa est désormais un vidyādhara qui vit dans les charniers et fait marcher les cadavres, parce qu'il aurait eu ce siddhi (parmi d'autres) et qu'il faut bien s'en servir.
  
Maitrīpa, détail HA60674 

***

Quelques passages de la tragédie des Bacchantes d'Euripide, qui rappellent l'univers de la félicité sauvage :

(Épode.) Quelle joie pour lui de s’égarer dans les montagnes, de quitter les danses rapides, pour se jeter sur la terre, revêtu de la nébride sacrée, de poursuivre le bouc et de manger sa chair palpitante, de parcourir les monts de la Phrygie et de la Lydie, et le chef est Bromios ! Évoé[35] ! Des ruisseaux de lait, des ruisseaux de vin, des ruisseaux de miel, nectar des abeilles, arrosent la terre, et l’air est embaumé des doux parfums de la Syrie. Bacchus, tenant une torche de pin allumée dans une férule, l’agite en courant, excite les danses vagabondes et les anime par ses cris, laissant sa blonde chevelure flotter au gré des vents, en même temps il fait éclater ces clameurs : « Courage, courage, Bacchantes, délices du Tmolos, dont l’or enrichit le Pactole[36] ! Chantez Bacchus au bruit des tambours retentissants ! Évoé ! célébrez votre dieu Évios par des cris de joie, par des chants phrygiens, lorsque les doux sons de la flûte sacrée font entendre des accents sacrés en accord avec vos courses rapides. À la montagne ! à la montagne ! » Alors la Bacchante joyeuse, semblable au jeune poulain qui suit sa mère dans les pâturages, bondit et s’agite en cadence.”

Ta mère, lorsqu’elle entendit les mugissements des bœufs cornus, debout au milieu des Bacchantes, poussa de grands cris pour les éveiller. Celles-ci, chassant le sommeil profond de leurs paupières, furent bientôt debout, offrant le spectacle d’une merveilleuse modestie, jeunes, vieilles, et vierges encore étrangères à l’hymen[86]. D’abord elles laissent flotter leurs cheveux sur leurs épaules et attachent leurs nébrides, dont les liens étaient dénoués, et elles assujettissent ces peaux tachetées avec des serpents qui leur caressent le visage. D’autres, tenant dans les bras un chevreau ou de jeunes louveteaux, leur donnaient un lait blanc ; c’étaient celles qui, ayant récemment enfanté, avaient encore les mamelles gonflées de lait, sans avoir leurs enfants auprès d’elles ; puis elles se couronnent de lierre, de feuilles de chêne et de smilax fleuri. Une d’elles prend son thyrse et en frappe un rocher, d’où jaillit une source d’eau pure ; une autre laisse tomber sa férule sur le sol, et le dieu en fait sortir une fontaine de vin ; celles qui désiraient un breuvage blanc n’avaient qu’à entrouvrir la terre du bout de leurs doigts[87], et il en coulait des ruisseaux de lait ; et leurs thyrses, entourés de lierre, distillaient un miel savoureux.”

À l’heure fixée, les Bacchantes agitaient leurs thyrses pour leurs rites sacrés, invoquant à grands cris Iacchos, le fils de Jupiter, ou Bromios ; toute la montagne et les bêtes sauvages partagent la fureur des Bacchantes, rien qui ne fût en mouvement et qui ne courût. Par hasard Agavé bondissait près de moi ; je m’élançai pour la saisir, abandonnant le taillis où mon corps était caché ; mais elle s’écria : « Ô mes fidèles compagnes[88], voilà des hommes qui nous poursuivent ; suivez-moi donc, suivez-moi, les mains armées de vos thyrses. » Aussitôt nous fuyons, pour éviter d’être déchirés par les Bacchantes ; mais elles, avec leurs mains désarmées, fondent sur les troupeaux qui paissaient l’herbe : l’une tient dans ses mains une génisse aux mamelles gonflées, partagée en deux et encore mugissante ; d’autres déchirent des vaches en lambeaux ; on voit des côtes ou des pieds fourchus voler de toutes parts, et les débris restent suspendus aux arbres, dont les rameaux dégouttent de sang. Les farouches taureaux, aiguisant leurs cornes menaçantes[89], tombent le corps terrassé par les mille mains de jeunes filles, et leurs chairs dépouillées de leurs peaux étaient dépecées en un clin d’œil[90]. Comme des oiseaux emportés dans les airs d’un vol rapide, elles s’élancent dans la vaste plaine arrosée par l’Asopos[91] et qui se couvre de riches moissons pour Thèbes ; et fondant en ennemies sur les villes d’Hysia et d’Érythra[92], qui s’étendent au pied du Cithéron, elles y portent la dévastation, elles enlèvent les enfants des maisons, et tout ce qu’elles chargeaient sur leurs épaules, même le fer ou l’airain, y restait suspendu sans aucun lien et sans tomber à terre ; la flamme même brillait sur leur chevelure sans la brûler[93]. Les bergers, dépouilles par les Bacchantes, courent aux armes. Mais alors, ô roi, on vit un spectacle étrange[94] : leurs traits armés de fer ne blessaient pas les Bacchantes, tandis que celles-ci, en lançant leurs thyrses, faisaient de profondes atteintes à des femmes, elles mettaient les hommes en fuite, grâce à la protection d’un dieu. Puis elles revinrent aux lieux d’où elles étaient parties, aux sources mêmes qu’un dieu avait fait jaillir pour elles ; elles y lavèrent le sang qui les couvrait, et les serpents avec leur langue essuyaient les gouttes qui coulaient de leurs joues. Quel que soit donc le dieu, ô mon maître, reçois-le dans cette cité ; car, entre autres preuves de sa puissance, on dit encore de lui, à ce que j’ai appris, qu’il a donné aux mortels la vigne qui chasse leurs chagrins. Mais sans le vin l’amour n’est plus, et il ne reste plus aucun autre plaisir aux hommes[95]."
Euripide : Oeuvres complètes, traduction de Nicolas Artaud, Arvensa Editions


[1] Comme résumé de leurs noms, origines et aspects multiples.

[2]Deuxièmement, le chemin réel de l'accomplissement : Le meilleur type de personne est le suivant : En faisant simplement ces choses - en effectuant des récitations et des méditations sans interruption, en ayant accompli la retraite de base (où l'on récite le mantra de Vajrayoginī quatre cent mille fois), en effectuant les offrandes les deux dixièmes de chaque mois (lunaire) [c'est-à-dire le dixième et le vingt-cinquième] - un jour, Vajrayoginī apparaîtra sous la forme d'une femme ordinaire et, après avoir reconnu qu'elle est Vajrayoginī, on sera pris par la main par Vajrayoginī et conduit directement au royaume de Khechari sans abandonner son propre corps.” (trad. automatique L'enseignement de Vajrayoginī selon Le Yoga secret ultime dans la tradition Naropa, par Jamyang Khyentse Wangchuk).

[3] “भक्ति bhakti [act. bhaj] f. amour, zèle, dévotion, ferveur, adoration ; fidélité, hommage ; extase | phil. culte, adoration ; not. culte extatique de l'amour divin | myth. [Śrīmadbhāgavatamāhātmya] np. de Bhakti, jeune femme personnifiant la dévotion ; elle apparaît à Nārada accompagnée de deux vieillards séniles Jñāna et Vairāgya présentés comme ses fils ; Nārada consulte les 4 éternels [sanakādi] qui organisent un saptāha afin de leur rendre leur jeunesse | ordre, série, séquence — ifc. cas de, part de <iic.>.” (Inria)

[4] Lévêque Pierre. Dionysos dans l'Inde.

[5] Des ménades et de la violence dans la céramique attique, Marie-Christine Villanueva

[6] Dans mon blog Deux maîtres d'Advayavajra 25 juin 2010 

ma rig pa yi nags tshal tu//
bzung 'dzin gnyis kyi ri dwags rgyu//
thabs shes gnyis kyi gzhu brdungs nas//
snying po don gyi mda' gcig 'phangs//
'chi ni rnam par rtog pa 'chi//
sha ni gnyis su med par zos//
ro ni bde ba chen por myong*//
'bras bu phyag rgya chen po thob//

dimanche 15 mai 2022

Chevaucher le tigre dionysiaque

Jeune Dionysos” une coupe à la main” chevauchant un tigre à tête de lion. Notez la couronne de fleursAncienne mosaïque romaine de la Maison du Faune, Pompéi, Musée archéologique de Naples.
[Dionysos] se tourna alors vers l'est et se dirigea vers l'Inde. Arrivé à l'Euphrate, il fut contré par le roi de Damas, qu'il écorcha vif, mais il construisit un pont sur le fleuve avec du lierre et de la vigne, après quoi un tigre, envoyé par son père Zeus, l'aida à traverser le Tigre. Il atteignit l'Inde, après avoir rencontré beaucoup d'opposition en chemin, et conquit tout le pays, auquel il enseigna l'art de la viticulture, lui donnant aussi des lois et fondant de grandes villes.”[1]
Ariadne et Dionysos, v. 520 av. J.-C. Provenance : Vulci
Staatliche Antikensammlungen Munich

Ariadne tenant la corne d'abondance, Dionysos une coupe à la main,
fresque Ier s. (Getty Villa)

Dionysos (portant couronne et corne d'abondance) et Ariadne,
IVème av. JC,  British Museum

Dionysos est probablement le dieu le plus célèbre représenté en chevauchant un tigre (lion, ou léopard), est-il la source de ce “théomème” (mème d’un dieu, excusez le néologisme) ? 

Dionysos marchant à côté d'un panthère/léopard, British Museum

Dionysos à Nagarjunakonda, l'habit cache le sexe,
la main tient une corne d'abondance ? Palace site

Dionysos est allé à l’est, ou peut-être y était-il déjà et ce sont les Grecs et les Romains, qui l’ont amené vers l’Ouest ? 

Libra et Libera, culte répandu en Mésie supérieure
au nord de la Macédoine. Leur fête était les Libéralia.

Est-ce un dieu indo-européen ? Fait est que ce dieu chevauchant un tigre a fait des émules. Il n’était peut-être pas le premier, mais il n’était certainement pas le dernier.

Dionysos, IIème. s., Musée du Louvre

Alain Daniélou (Śiva et Dionysos) pensait qu’il s’agissait du même dieu, ou de cultes du même terreau Śiva-Dionysos. Dionysos est souvent représenté comme un androgyne ou avec un femme à côté de lui. Il y a le couple Dionysos-Ariadne (ou Liber-Libera chez les Romains), parfois avec leur fils. 

Un herma de Dionysos, Museo archeologico nazionale (Cosa)

Pompeij, un phallus contre le mauvais oeil

Il y a le culte du phallus (“herma”) de Dionysos. Mais c’est plutôt les théomèmes du tigre que nous allons suivre.


Dionysos et Ariadne dans un chariot tiré par des lions. Dalle funéraire de 110-130. Trouvée près de la Via Appia, Rome. Altes Museum Berlin

Dionysos, portant une peau de tigre, un thyrse dans la main, marchant à côté d'un panthère/léopard,
précédé d'un satyre et une ménade AD 100, British Museum

Pour quelqu'un qui connaît un peu l'univers des mahāsiddha, Dionysos, le tigre dionysiaque, les ménades et les satyres ne sont pas si étrangers que cela. 

Fenngan

Il y a même des arhats, des thaumaturges et des maîtres Tiantai en Chine, comme Fenggan, qui chevauchent des tigres ou des tigresses. Avec la confusion féline régnante, il n'est pas impossible que le Mañjuśrī ci-dessous soit en fait Mañjuśrī Vādisiṃha (tib. 'jam dbyangs smra ba'i seng+ge), et qu'il est là pour transmettre les lignées aurales ésotériques de la transmission intermédiaire de la Pacification à Dampa. Dans ce cas, le tigre devrait être un lion... 

Mañjuśrī en mode Sthavira (Fenggan) rencontre Dampa Sangyé (photo : Chou)

Ḍombī-Heruka, coupe (kapāla) dans la main gauche,
tenant un serpent dans la main droite,
enlaçant sa saltimbanque (ḍomba)

Le mahāsiddha Ḍombī-Heruka, réunit plusieurs aspects dionysiaques à la fois. La peau de tigre est souvent représenté comme l'habit ou comme le tapis d'un yogi comme si celui-ci chevauchait un tigre/une tigresse. 

Dordjé Drollö (rdo rje gro lod), aspect de Gourou Rinpoché, tenant vajra et pourba


Plus surprenant, Jé Tsongkhapa en mahāsiddha "tibéto-chinois" (détail de thangka XVIIIème s.) chevauchant un tigre dionysiaque, l'épée de Mañjuśrī et une coupe (kapāla) à la main.

Si vous voyez d'autres théomèmes, laissez un message, merci !

MàJ 280522. Deux photos mettant en scène le lama nyingmapa Chatral Rinpoché, la deuxième étant un photo-montage.   



***

[1] “c. [Dionysos] then turned east and made for India. Coming to the Euphrates, he was opposed by the King of Damascus, whom he flayed alive, but built a bridge across the river with ivy and vine; after which a tiger, sent by his father Zeus, helped him across the river Tigris. He reached India, having met with much opposition by the way, and conquered the whole country, which he taught the art of viniculture, also giving it laws and founding great cities.”
Robert Graves, The Greek Myths, vol. 1, p.104
Note 4: Euripides: Bacchae 13; Theophilus, quoted by Plutarch: On Rivers 24; Pausanias: x. 29. 2; Diodorus Siculus: ii. 38; Strabo: xi. 5. 5; Philostratus: Life of Apollonius of Tyana ii. 8-9; Arrian: Indica 


mardi 20 octobre 2020

Les troupiers de la Nature



Les troupiers de Mahākāla à six bras (détail HA47)

Nous avons vu dans le billet Yakṣa et yakṣī, les éternels génies du bouddhisme du 19 octobre 2020, que, selon divers discours mythologiques (purāṇa) et poèmes épiques, les (semi-)dieux anciens de la nature, les yakṣa, se joignent aux deva pour combattre les asura. Par cette alliance, ils deviennent des gaṇa, des troupiers au service de divers deva. Avec les dieux de la nature, les ingénieurs des quatre éléments, de leur côté, les deva ne peuvent que triompher.

Qu’il y eut une ingénierie des quatre éléments, une gestion de la Nature, des saisons etc., les bouddhistes, comme tous les autres, le croyaient aussi. Que certains êtres en avaient la charge aussi. C’était simplement l’état de la “science” de l’époque. Ces êtres, il valait mieux les avoir de son côté. Si on apprit (par les purāṇa et les grands poèmes épiques) ce dont furent capables Durga, Śiva, Kṛṣṇa, Kālarātrī …. avec ces troupiers de la Nature, il n’y pas d’hésitation possible. Il y aurait donc des discours de la version bouddhiste, puis bouddhiste ésotérique sur l’apport des yakṣa au bouddhisme. Si les fidèles bouddhistes étaient d’avis que les troupiers de la Nature, étaient du côté de Śiva, etc., sous la direction du yakṣa Gaṇeśa etc., cela pourrait se payer en de nombreuses défections.

Subjugation du serpent noir, Kouchan IIème s. 

Assez tôt dans l’iconographie bouddhiste, on voit apparaître le yakṣa Vajrapāṇi aux côtés du Bouddha, notamment au Gandhara. Vajrapāṇi sera plus tard présenté comme un général yakṣa (tib. sde dpon), comme un chef des troupiers (skt. gaṇapati), au même titre que Gaṇeśa (pour le compte de son père Śiva). Le mot tibétain qui traduit yakṣa est “snod sbyin”, fauteur de trouble, car on les croyait capables de créer toutes sortes de perturbations tant qu'il ne recevaient pas d'offrandes propitiatoires. Ils étaient en quelque sorte des mercenaires, aux ordres du plus offrant. La moralité, et la devise Liberté, Egalité, Fraternité, et les droits de l’homme et du citoyen ne les intéressait pas. Vajrapāṇi assistait le Bouddha quand il s’agissait de dompter et de subjuguer des forces contraires. C’était son assistant en affaires surnaturelles.

Statuette Vajrapāṇi HA2129

Dans la traduction allemande[1] d’une hagiographie tibétaine[2] du Bouddha Śākyamuni, on voit l’assistant du futur Bouddha soumettre Śiva et Umā.
Le futur bouddha reçoit dans son paradis la visite des 5 dhyāni bouddhas, qui font apparaître miraculeusement soixante déesses. Maheśvara (Shiva) et Umā, présents également, tombent sous le charme des déesses et se font gronder par Vajrapāṇi. Sur ce, Maheśvara rétorqua à Vajrapāṇi qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir d’un yakṣa. Vajrapāṇi, furieux, écrase alors sous un des pieds Maheśvara et sous l’autre Umā, exécutant ainsi un de ses pas de danse (tib. stang stabs skt. gativyūha) de subjugation, dont il a le secret.” Billet La promotion fulgurante de lambitieux yaksha Vajrapāṇi du 20 novembre 2011
Une autre épisode de la vie du Bouddha, où le bouddha entre en contact avec des yakṣa, est la visite des Quatre Rois célestes, et leur proposition que le Bouddha ne pouvait pas refuser (voir Une offre que le Bouddha ne pouvait pas refuser du 21 novembre 2012). L’événement est raconté dans l’Atanatiya Sutta et le Maha-samaya Sutta. Les quatre grands rois (mahārāja), ou protecteurs des directions (skt. dikpāla) proposent au Bouddha de l’aider à protéger son Sangha, et lui présentent la formule protectrice (P. paritta) dite « Atanata ». Ces quatre grands rois gouvernent respectivement quatre classes d’êtres : yakṣa, gandharva, kumbhāṇḍa, et nāga

Vaiśravaṇa

Le roi des yakṣa est celui du Nord, appelé Vaiśravaṇa, dans d’autres classifications aussi connu comme Kubera ou encore Jambhala. Il s’agit en fait du dieu de la richesse.


Mahākāla HA65085

Nous avons donc le lien entre les yakṣa, leur fonction protectrice du Sangha bouddhiste, à l’aide de formules magiques, ou des interventions surnaturelles (quatre activités). Les yakṣa ont donc le profil idéal pour être des “protecteurs du dharma” (skt. dharmapāla). Leurs charmantes femmes, les yakṣī, “peuvent le bien et le mal”. Tout comme la Nature, elles sont la source de fléaux et de siddhi, en fonction des offrandes propitiatoires. La protection, l’absence de maladies, la prospérité, la fertilité etc. se méritent. C’est donnant donnant. Pas forcément en argent clinquant ou en sacrifices, des formules magiques peuvent leur être substituées, comme la formule que les quatre grands rois offrirent au Bouddha.

Les dharmapāla du bouddhisme ésotérique sont issus des yakṣa, et leur prototype est Vajrapāṇi. Les formes tantriques des dharmapāla et de leurs suites respectives ont subi diverses influences. Vajrapāṇi est également appelé le Guhyaka (tib. gsang bdag) le Maître des Mystères. Il est le gardien et le dépositaire de tous les Mystères de la voie des mantras (mantranaya). Il est à la fois le chef des troupiers, et la source de tous les Mystères. Les hagiographies tibétaines racontent qu’il fréquente Oḍḍiyāna sous diverses apparences, et y transmet des Instructions. Presque tous les dharmapāla tibétains subséquents s’inspirent de lui. Vajrapāṇi peut faire l’objet d’un culte monolâtre, et contenir en lui tous les dieux des maṇḍala. Il est indissociable de Vajradhara, l’ “autre” porteur de sceptre vajra. Les dharmapāla tibétains se sont aussi inspirés d’autres gaṇapati non-bouddhistes et de leurs cultes monolâtres associés. Le bouddhisme Newar les y a aidé grandement.


Kubera, période Gupta

Je veux revenir un court instant sur une des substances propitiatoires aimées par les yakṣa. Il s’agit de l’alcool. Il existe des représentations assez anciennes, où l’on voit Kubera, le roi des yakṣa, être servi par une yakṣī.


Offrande d'alcool à Virūpa (détail HA101354)

J’ai déjà signalé la proximité iconographique de Virūpa et de Kubera, notamment la réputation hagiographique de Virūpa d’aimer boire. Dans l’hagiographie de Sukhasiddhi, on apprend que c’était elle qui offrait de l’alcool à Virūpa. Virūpa est un mahāsiddha, un siddha précédé du préfixe mahā, pour indiquer que non seulement il avait réalisé les siddhi ordinaires, mais en plus l’accomplissement suprême. Il a réussi l’identification au Heruka, indissociable d’un dharmapāla yakṣa, les deux étant inspiré par Bhairava. Virūpa est donc en essence devenu un yakṣa promu. Il est comme Kubera, le roi des yakṣa.

Kubera Bacchanal Ier s. Pali Khera, Mathura

Il existe une représentation iconographique très intéressante de Kubera, qui est comme une indication pointant vers Bacchus/Dionysos. Et si on y devine une influence grecque, on n’est peut-être pas si loin du compte.

Pharro & Ardoxsho Gandhara I-IIème s.

Les formules du bouddhisme ésotérique ne sont donc pas des anciennes formules des Veda etc., mais celles des génies ambivalents de la Nature, appelés des yakṣa. Dans le bouddhisme ésotérique du Tibet, les formules protectrices etc., à toutes fins utiles, ne viennent donc pas nécessairement du Bouddha sous l’aspect d’un Heruka ou d’une autre divinité, mais d’un des fonctionnaires yakṣa, qui le transmettent à un hiérarque tibétain, pour que celui-ci le transmette aux fidèles pour leur protection, prospérité, etc.

Quand on appartient pleinement à une société ou une culture, et conditionné par son idéologie, cela ne pose pas de problème particulier. Quand le monde change, et d’autres idéologies s’installent, c’est déjà plus compliqué. Quand on est un bouddhiste (ésotérique) converti, et que l’on a grandi dans une autre culture, où les explications des “fléaux” et des “siddhis” et les éventuelles solutions associées viennent plutôt de la science, il peut y avoir un choc culturel et idéologique, ou une réinterprétation lourde des solutions traditionnelles.

A chaque catastrophe (maladie, attaque terroriste, épidémie, pandémie, tremblement de terre, tsunami, etc.), les fidèles bouddhistes ésotériques sont informés par le biais des réseaux sociaux des prières à faire, des formules à réciter, quels animaux libérer, quelles offrandes propitiatoires faire à quel yakṣa, à quel moment, etc.

***

[1] Eine tibetische lebensbeschreibung des Çākyamuni's, des begründers des Buddhatums (1848), p. 244 Anton Schiefner.

[2] Composée par Lo tsā ba Rin chen Chos kyi rgyal po (1417-), qui a pour titre en allemand : “Bhagavant-Buddha’s Geschichte, der wundervollen Thaten irrtumfreïe Erzählung des Schatz des erhabenen Wandels des zum heil Erschienenen (Sugata)”.