Envol d'une ménade avec un satyre. Fresque de Pompéi (Maison de Dioscuri VI, 9, 6). Inv. No. 9135.Naples, National Archaeological Museum |
Le dieu de la Nature (puruṣa) et sa parèdre (prakṛti), quelques soient leurs noms, vivent aux sommets des montagnes, à la jonction entre le Ciel et la Terre, et c’est là aussi que se situent leur haut-lieux de culte, réels ou imaginaires.
Khecara de Vajrayoginī de la tradition de Nāropa (XVIIIème) |
L’univers de Cakrasaṃvara, divinité bouddhiste ésotérique de tantra-mère, rappelle l’univers de Dionysos/Śiva[1]. C’est une divinité Père-Mère, la Mère étant la Reine-vajra (tib. rdo rje btsun mo), Vajrayoginī. Dans le vajrayāna, quand c’est la Reine-vajra, qui est au centre du culte, la divinité Père reste dans les parages pour la “sceller”, comme un roi marque son territoire et ses décrets par son sceau, son effigie sur la monnaie, ses édits, etc., pour que sa volonté soit faite. Dans les approches ésotériques, ce qui est vrai pour le macrocosme le sera aussi pour le microcosme, puisque les deux sont indifférenciables.
Après que Cakrasaṃvara avait dompté Rudra Bhairava, il s’installa en haut du Mont Meru, au milieu d’un entourage composé de bouddha et de bodhisattvas, de Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) des cinq clans (skt. kula), du Compilateur ésotérique (skt. guhyaka tib. gsang bdag) [Vajrapāṇi], ainsi que de la suite de Rudra Bhairava. Tous ceux furent initiés et reçurent les explications du tantra à plusieurs reprises.
Le temps de la pratique, en attendant le rapt... détail HA24275 |
Les pratiquants (sādhaka) qui réussissent (siddhi) le sādhana de la Reine-vajra, ont la promesse d’être transportés, de leur vivant, au paradis céleste (khecara), l’éther, de la Reine-vajra.
Les siddhi devenus opérationnels... détail HA24275 |
Le khecara est un état d'impesanteur spirituel, un transport céleste, et prend une place centrale dans l’univers de la Reine-vajra, et donc ultimement celui de Cakrasaṃvara.
Arrivée à destination, détail HA334 |
L’union directe avec le dieu (puruṣa) n’étant pas commode (on s’unirait avec quoi qui nous resterait ?), on passe pas la Reine-vajra (un visage tourné vers le dieu, l’autre vers nous), qui est plus accessible[2]. Il faudrait être fort comme Abhayakāra, pour refuser ses charmes (à trois reprises...).
Ceux qui sont arrivés au Khecara sont désormais des vidyādhara (tib. rig 'dzin), capables de voir la face de la Reine-vajra détail HA11162 |
Vidyādhara, dynastie Gupta, Vème siècle, Musée Guimet |
Que faut-il faire ici-bas pour attirer l’attention de la Reine-vajra et être transporté dans l’éther ? Il y a les façons conventionnelles, telles les arts, d’Apollon et des Muses, et puis il y a les transports moins avouables de Dionysos, avec son cortège de ménades et de satyres, la nuit dans des lieux solitaires et effroyables. Les premières ayant plutôt lieu le jour, ou le soir, après le travail, dans de beaux temples, et les dernières la nuit dans des lieux moins fréquentables et fréquentés.
Autour d'un corps déchiqueté, détail HA24275 |
Dans l’univers bouddhiste ésotérique de la non-dualité, les extrêmes, indissociables, se rejoignent, et pourvu que l’on arrive à la non-dualité (qui peut être une union qui ne dit pas son nom), à l’état d'impesanteur spirituel, peu importe par quel chemin on passe.
Dans la suite de Dionysos/Bacchus, on trouve les ménades et les satyres (la thiase, “cortège d'une divinité” (Atilf), ‘khor dang bcas pa en tibétain…), comme les premiers adeptes de son culte, et par extension les initiés dans son culte à mystères, suivi ou précédé d’animaux prédateurs et déchiqueteurs. Le mot “ménade” vient du verbe maínomai, “délirer, être furieux”. Le terme français Bacchante vient du latin bacchans “délirer”, à son tour dérivé du nom latin de Dionysos : Bacchus. Thyade (bacchique) est encore un autre mot pour désigner une “femme qui célébrait le culte de Dionysos” “Les Bacchantes, les Thyades et les Ménades, ceintes de la nébride tachetée, agitaient le thyrse entouré de lierre” (Atilf). “Thyade” vient “du grec ancien Θυάς, Thuas ou Θυιάς, thuias, “transporté de délire bachique, inspiré”. Le mot “bhakti[3]” en sanskrit signifie “dévotion passionnée” (wikipedia).
“Dans son expédition dans l'Inde, Dionysos ne vêt ses soldats que de vêtements longs et de nébrides, il ceint le thyrse de lierre, il donne le signal avec des cymbales et des tambours. Il enivre ses ennemis et les livre à l'orgie et c'est ainsi qu'il met l'Inde en sa possession.[4]” (POLYEN. Stratagèmes, 1, 1-2)Des instruments de musique, certes, mais bruyants, qui recouvrent toute communication civilisée, comme on les utilise aussi dans l’entourage de Cakrasaṃvara. C’est la tragédie des Bacchantes d'Euripide qui est une source importante pour notre compréhension des rites des Ménades ravisseuses et transporteuses..
“Dans l’imaginaire grec masculin, la femme a une nature sauvage, désordonnée et menaçante si celle-ci n’est pas contenue. L’homme grec est à la fois fasciné et sur la défensive par rapport à la race des femmes. La ménade, d’une certaine manière, transgresse l’ordre. Elle « s’ensauvage » par l’adjonction d’éléments divers : peau de bête nouée sur son vêtement, serpents dans ses cheveux, animal brandi, comme sur la coupe polychrome du Peintre de Brygos à Munich.[5]”Les rites encadrent la violence des ménades, quand elles abandonnent leurs occupations habituelles et se rendent “sur la montagne”, dans la nature sauvage, chez “les sauvages” (tib. ri khrod pa, śabara).
“Le sacrifice dionysiaque, le diasparagmos, déchirement de la victime, suivi de l’omophagie [ consommation de la chair crue de la victime d'un sacrifice], s’oppose au sacrifice civique pratiqué par des hommes, au cours duquel l’animal est abattu, découpé et rôti.” (MC Villanueva)
Ménades déchiquetant Penthée |
Là, nous parlons de formes ritualisées du “transport bachique". Les mythes racontent l’origine des rites, et ce qui advient à ceux qui s’opposent au culte dionysiaque, par exemple le pauvre Penthée. Si on ne tolère pas certaines "transgressions encadrées" sous forme de rites, on s’expose comme une cible.
“[Penthée] s’oppose à l’introduction du culte dionysiaque dans son royaume. Alors qu’il est caché dans un arbre du mont Cithéron pour épier la bacchanale, il est découvert et mis en pièces par les ménades, à la tête desquelles figure sa propre mère et ses deux tantes, Ino et Autonoé. C’est le sujet de la tragédie d’Euripide, les Bacchantes.” (Wikipedia)Je reviendrai sur Penthée et son lien avec Dionysos et un mahāsiddha… dans le cadre du vajrayāna népalais, dans un autre blog.
Le mahasiddha Kṛṣṇācārya, (détail), Himalayan Art 18650 |
Mais bien encadrée, et proprement "scellée" par la patriarchie, la "nature sauvage" de la femme est entre de bonnes mains.
Khecara, tout en haut, détail HA11162 |
Le mot tibétain pour ḍākinī est “mkha' 'gro ma”, celle qui se meut dans l’éther. La ḍākinī, souvent confondu avec la yoginī (et avec la yakṣī), peut faire “le mal” comme “le bien”. Bien encadrée par Dionysos, Śiva, Cakrasaṃvara, la Reine-vajra, etc., sa violence est canalisée rituellement. Le “transport de délire bachique” ou “l’ire” (l’énergie incontrôlée), ou "félicité sauvage" de la ḍākinī n’est pas un caractéristique qui se limite aux femmes. “La Sauvage” (gtum mo, caṇḍālī) est naturellement présente en tous, les hommes comme les femmes. “Contrôlée” cette énergie est capable de “transports célestes”. Idéalement jusqu’au paradis céleste (khecara), au sommet de la montagne (d'ailleurs, comment y passe-t-on le temps, si le temps et l’espace y sont encore opérationnels ?). En fait, l’existence sur cette Terre pure semble se dérouler comme sur toute autre Terre pure, on peut y recevoir des tantras, des instructions, etc. permettant de continuer sa carrière de futur Bouddha. On peut voyager vers d’autres Terres pures, donner des coups de mains à Jambudvīpa, comme troupier dans la suite des Guerriers (skt. vīra) et Guerrières (skt. vīrinī) d’un Heruka ou d’une Vajrayoginī. Rave parties spirituels garantis.
Khecara, détail, HA11162 |
Il y a donc un cadre mythologique, l’éventuelle existence réelle initiale du “ménadisme” et de ses rites sauvages, et l’éventuelle domestication patriarcale du ménadisme, car des matériaux hagiographiques font état de tous ces éléments.
Quand les "transports" sont domestiqués, ils deviennent symboliques. Déchiqueter des animaux, boire leur sang et manger leur chaire devient alors autre chose, et continuera de façon rituelle afin de garder le lien.
Parmi les nombreuses tentatives des écoles Kagyupa pour "ensauvager" Maitrīpa, afin d'en faire un véritable vidyādhara, il y a les hagiographies sur la rencontre de Maitrīpa avec Śavaripa, siddha vivant sur la montagne avec des ménades, ayant "réalisé" Cakrasaṃvara, et prenant toute la mythologie qui entoure ce dieu comme cadre de vie. Pour rassurer les lecteurs d'hagiographies tibétaines, tout cela ne sont que des simulacres. Aucune biche, et aucun sanglier n'a été "réellement" déchiqueté et dévoré. Ce sont des bouddhistes après tout... Donc
"Dans la forêt de l'ignorance (avidyā)Vivent (tib. rgyu ba) les créatures de la saisie dualistePropulsée par l'arc de l'union des expédients (upāya) et de la lucidité (prajñā)La flèche unique de la réalité intime (hṛdayārtha) voleCe qui meurt, ce sont les créations mentales (vikalpa)La viande, c'est ce qui est dévoré dans l'indifférenciation (advayatā)Sa saveur, est celle de la liberté universelle (mahāsukha)Le résultat est la Mahāmudrā."[6]
Et quels que soient la singularité, les écrits et la méthode de mahāmudrā d'Advayavajra ("Maitrīpa"), dans la tradition tibétaine, Maitrīpa est désormais un vidyādhara qui vit dans les charniers et fait marcher les cadavres, parce qu'il aurait eu ce siddhi (parmi d'autres) et qu'il faut bien s'en servir.
Maitrīpa, détail HA60674 |
***
“(Épode.) Quelle joie pour lui de s’égarer dans les montagnes, de quitter les danses rapides, pour se jeter sur la terre, revêtu de la nébride sacrée, de poursuivre le bouc et de manger sa chair palpitante, de parcourir les monts de la Phrygie et de la Lydie, et le chef est Bromios ! Évoé[35] ! Des ruisseaux de lait, des ruisseaux de vin, des ruisseaux de miel, nectar des abeilles, arrosent la terre, et l’air est embaumé des doux parfums de la Syrie. Bacchus, tenant une torche de pin allumée dans une férule, l’agite en courant, excite les danses vagabondes et les anime par ses cris, laissant sa blonde chevelure flotter au gré des vents, en même temps il fait éclater ces clameurs : « Courage, courage, Bacchantes, délices du Tmolos, dont l’or enrichit le Pactole[36] ! Chantez Bacchus au bruit des tambours retentissants ! Évoé ! célébrez votre dieu Évios par des cris de joie, par des chants phrygiens, lorsque les doux sons de la flûte sacrée font entendre des accents sacrés en accord avec vos courses rapides. À la montagne ! à la montagne ! » Alors la Bacchante joyeuse, semblable au jeune poulain qui suit sa mère dans les pâturages, bondit et s’agite en cadence.”
“Ta mère, lorsqu’elle entendit les mugissements des bœufs cornus, debout au milieu des Bacchantes, poussa de grands cris pour les éveiller. Celles-ci, chassant le sommeil profond de leurs paupières, furent bientôt debout, offrant le spectacle d’une merveilleuse modestie, jeunes, vieilles, et vierges encore étrangères à l’hymen[86]. D’abord elles laissent flotter leurs cheveux sur leurs épaules et attachent leurs nébrides, dont les liens étaient dénoués, et elles assujettissent ces peaux tachetées avec des serpents qui leur caressent le visage. D’autres, tenant dans les bras un chevreau ou de jeunes louveteaux, leur donnaient un lait blanc ; c’étaient celles qui, ayant récemment enfanté, avaient encore les mamelles gonflées de lait, sans avoir leurs enfants auprès d’elles ; puis elles se couronnent de lierre, de feuilles de chêne et de smilax fleuri. Une d’elles prend son thyrse et en frappe un rocher, d’où jaillit une source d’eau pure ; une autre laisse tomber sa férule sur le sol, et le dieu en fait sortir une fontaine de vin ; celles qui désiraient un breuvage blanc n’avaient qu’à entrouvrir la terre du bout de leurs doigts[87], et il en coulait des ruisseaux de lait ; et leurs thyrses, entourés de lierre, distillaient un miel savoureux.”
“À l’heure fixée, les Bacchantes agitaient leurs thyrses pour leurs rites sacrés, invoquant à grands cris Iacchos, le fils de Jupiter, ou Bromios ; toute la montagne et les bêtes sauvages partagent la fureur des Bacchantes, rien qui ne fût en mouvement et qui ne courût. Par hasard Agavé bondissait près de moi ; je m’élançai pour la saisir, abandonnant le taillis où mon corps était caché ; mais elle s’écria : « Ô mes fidèles compagnes[88], voilà des hommes qui nous poursuivent ; suivez-moi donc, suivez-moi, les mains armées de vos thyrses. » Aussitôt nous fuyons, pour éviter d’être déchirés par les Bacchantes ; mais elles, avec leurs mains désarmées, fondent sur les troupeaux qui paissaient l’herbe : l’une tient dans ses mains une génisse aux mamelles gonflées, partagée en deux et encore mugissante ; d’autres déchirent des vaches en lambeaux ; on voit des côtes ou des pieds fourchus voler de toutes parts, et les débris restent suspendus aux arbres, dont les rameaux dégouttent de sang. Les farouches taureaux, aiguisant leurs cornes menaçantes[89], tombent le corps terrassé par les mille mains de jeunes filles, et leurs chairs dépouillées de leurs peaux étaient dépecées en un clin d’œil[90]. Comme des oiseaux emportés dans les airs d’un vol rapide, elles s’élancent dans la vaste plaine arrosée par l’Asopos[91] et qui se couvre de riches moissons pour Thèbes ; et fondant en ennemies sur les villes d’Hysia et d’Érythra[92], qui s’étendent au pied du Cithéron, elles y portent la dévastation, elles enlèvent les enfants des maisons, et tout ce qu’elles chargeaient sur leurs épaules, même le fer ou l’airain, y restait suspendu sans aucun lien et sans tomber à terre ; la flamme même brillait sur leur chevelure sans la brûler[93]. Les bergers, dépouilles par les Bacchantes, courent aux armes. Mais alors, ô roi, on vit un spectacle étrange[94] : leurs traits armés de fer ne blessaient pas les Bacchantes, tandis que celles-ci, en lançant leurs thyrses, faisaient de profondes atteintes à des femmes, elles mettaient les hommes en fuite, grâce à la protection d’un dieu. Puis elles revinrent aux lieux d’où elles étaient parties, aux sources mêmes qu’un dieu avait fait jaillir pour elles ; elles y lavèrent le sang qui les couvrait, et les serpents avec leur langue essuyaient les gouttes qui coulaient de leurs joues. Quel que soit donc le dieu, ô mon maître, reçois-le dans cette cité ; car, entre autres preuves de sa puissance, on dit encore de lui, à ce que j’ai appris, qu’il a donné aux mortels la vigne qui chasse leurs chagrins. Mais sans le vin l’amour n’est plus, et il ne reste plus aucun autre plaisir aux hommes[95]."
Euripide : Oeuvres complètes, traduction de Nicolas Artaud, Arvensa Editions
Rien à envier à l'univers de Lilith et de Kālarātrī.
[1] Comme résumé de leurs noms, origines et aspects multiples.
[2] “Deuxièmement, le chemin réel de l'accomplissement : Le meilleur type de personne est le suivant : En faisant simplement ces choses - en effectuant des récitations et des méditations sans interruption, en ayant accompli la retraite de base (où l'on récite le mantra de Vajrayoginī quatre cent mille fois), en effectuant les offrandes les deux dixièmes de chaque mois (lunaire) [c'est-à-dire le dixième et le vingt-cinquième] - un jour, Vajrayoginī apparaîtra sous la forme d'une femme ordinaire et, après avoir reconnu qu'elle est Vajrayoginī, on sera pris par la main par Vajrayoginī et conduit directement au royaume de Khechari sans abandonner son propre corps.” (trad. automatique L'enseignement de Vajrayoginī selon Le Yoga secret ultime dans la tradition Naropa, par Jamyang Khyentse Wangchuk).
[3] “भक्ति bhakti [act. bhaj] f. amour, zèle, dévotion, ferveur, adoration ; fidélité, hommage ; extase | phil. culte, adoration ; not. culte extatique de l'amour divin | myth. [Śrīmadbhāgavatamāhātmya] np. de Bhakti, jeune femme personnifiant la dévotion ; elle apparaît à Nārada accompagnée de deux vieillards séniles Jñāna et Vairāgya présentés comme ses fils ; Nārada consulte les 4 éternels [sanakādi] qui organisent un saptāha afin de leur rendre leur jeunesse | ordre, série, séquence — ifc. cas de, part de <iic.>.” (Inria)
[4] Lévêque Pierre. Dionysos dans l'Inde.
[5] Des ménades et de la violence dans la céramique attique, Marie-Christine Villanueva
[6] Dans mon blog Deux maîtres d'Advayavajra 25 juin 2010
ma rig pa yi nags tshal tu//
bzung 'dzin gnyis kyi ri dwags rgyu//
thabs shes gnyis kyi gzhu brdungs nas//
snying po don gyi mda' gcig 'phangs//
'chi ni rnam par rtog pa 'chi//
sha ni gnyis su med par zos//
ro ni bde ba chen por myong*//
'bras bu phyag rgya chen po thob//
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