samedi 26 février 2022

Deux vérités devenues ontologiques

Ying et Yang

Au IIIème siècle, à la fin de l’empire Han, apparaît lEcole du mystère (Xuanxue ou Hsuan Hsue 玄學), notamment par les travaux de Wang Bi (ou Wang Pi 王弼 226-249). Dans sa trop courte vie, celui-ci tentait d’étayer métaphysiquement le confucianisme en y injectant du taoïsme. Ce nouveau courant de pensée et les discussions (“causeries pures” 清談) auxquelles il donna lieu avaient également influencé très profondément le bouddhisme chinois. Il pose une unité, à deux principes, un fond indifférencié, wu (le ‘il n’y a pas’ 無), le maître de tous les êtres, et le manifesté, you (le ‘il y a’ 有), le multiple. Le dernier est ‘la mise en opération’ dynamique (Yong 用), du fondement constitutif (Ti 體). Il fonde sa nouvelle théorie sur le taoïsme (le Dao De Jing de Lao Zi, et le Zhuangzi) et sur le Livre des Mutations (Yi Jing), l’un pour le fond, l’autre pour l’aspect dynamique.
Le Dao [la Voie] est une appellation du Wu. Puisqu’il n’est rien que l’indifférencié ne pénètre, rien dont il ne soit l’origine, on a de bonnes raisons de l’appeler Dao, qui est silence, sans existence manifestée et qui ne peut se figurer.[1]

Les dix mille êtres, dans toute leur noblesse, trouvent leur efficace (Yong) dans l’indifférencié, à défaut de quoi ils sont incapables de se donner une constitution (Ti). S’ils abandonnent l’indifférencié pour accéder à la manifestation, ils perdent alors ce qui fait leur grandeur.[2]
Les premières traductions en chinois de textes bouddhistes, s’appuyaient par la force des choses sur le terminologie existante du confucianisme, du taoïsme et donc du Xuanxue, à la mode, et la “grille de lecture” de l’époque était teintée par ces courants de pensée. Huisi (515-577), un des ancêtres de l’école bouddhiste chinoise du Tiantai (Sūtra du Lotus), manifesta de l’intérêt pour les spéculations ontologiques de l'Ecole des Mystères[3], et faisait des pratiques taoïstes dans sa retraite. Zhiyi (538-597), le fondateur de l’école Tiantai, interprète le Sūtra du Lotus dans un analyse à cinq sections : Nom (Ming 名), Substance (Ti 體), Point principal (Zong 宗), Fonction (Yong 用), et Doctrine (Jiao 教). La substance (Ti) correspond à la vérité ultime.
On voudrait dire que cela est présence, or on n’en voit pas la forme. On voudrait dire que cela est absence, or les dix mille êtres en sont issus.
On voudrait dire qu’il n’est pas là (Wu), et pourtant il accomplit toute chose (Yong?). On voudrait qu’il est là (You), et pourtant on n’en voit pas la forme
.[4]
Dan Lusthaus (Critical Buddhism and Returning to the Sources, dans Pruning the Bodhi Tree)) mentionne la confusion très courante entre “esprit”, “mahāyāna”, et “Tao” et la notion dominante au VIème siècle d’une conscience ou Esprit (“Mind”) pur et éternel, les systèmes dhātu-vādin assumés des écoles T’ang et Sung (Hua-yen, Ch’an, Terre pure, le tantrisme chinois[4] qui n’a pas duré longtemps, et en moindre mesure l’école T’ien-t’ai). Au VIIIème siècle la tendance dhātu-vāda du bouddhisme chinois était devenue décisive. Le yogācāra de K’uei-chi fut jugé trop “phénoméniste”, et le bouddhisme chinois se tourna définitivement vers le yogācāra/cittamātra substantialiste (dhātu-vadin) d’un Paramārtha, le “traducteur”[5] du Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule (Dasheng qixin lun), un apocryphe chinois.

Dans la traduction française (Paramārtha) de Catherine Despreux, le terme “Esprit-Un” ou “Esprit unique” (yīxīn) n’apparaît pas, mais le “Mahāyāna” y est considéré comme un “élément”, qui n’est autre que “l’esprit de la multitude des êtres, lequel embrasse toutes les choses mondaines et supra-mondaines[6].”

La vacuité, qui est également vide d’elle-même et qui n’est donc ni transcendante ni une “essence” (Ti), la non-dualité, l’union des deux vérités des prajñāpāramitā et du madhyamaka, ne permettent pas l’établissement d’une substance, comme la source et la destination des “mille êtres”. Elle n’est pas le Wu (rien ou vide) qui donne naissance à toutes choses existantes (You). Les deux vérités bouddhistes ne sont pas ontologiques[7]. Pour Wonhyo (617–686)[8], T'i/Ti correspond à la vérité ultime du Madhyamika, et Yung/Yong à la vérité conventionnelle, les deux étant des accès/portes à l’Esprit unique (yīxīn) du Yogācāra[9]. La possibilité de cet accès, à tout moment, ouvre la voie à des théories de “l’éveil foncier” ou "originel" (benjue, J. hongaku), ou à l’éveil soudain ; “l’Eveil soudain du Tathāgata”, “le quatrième degré de sagesse” chez Huisi, précurseur du Ch’an.

Les sūtra du mahāyāna sont des rédactions humaines, situées dans le temps et dans l’espace. Avec des lettrés bouddhistes du périmètre indien, sogdiens, parthes, etc., établis en dehors de leur pays d’origine ou en déplacement, qui sait quelle est l’origine d’un sūtra, rédigé (ou traduit) en langue indique, sur un “sol étranger” au bouddhisme. Les apocryphes et pseudépigraphes sont nombreux, et pas seulement dans le canon chinois… A mon avis, tout texte canonique religieux est pseudépigraphique, Il ne s’agit bien sûr pas de stigmatiser ces textes à l’exclusion d’autres.

En passant par des textes canoniques, c’est-à-dire attribués au Bouddha, et en les désignant comme l’enseignement ultime du Bouddha (Mahāparinirvāṇa Sūtra, Sūtra du Lotus, etc.), en Chine et ailleurs, on a pu imposer des théories bouddhistes, qui ne l’étaient pas au départ. La priorité étant donnée à “des Paroles de Bouddha” ultimes, très métaphysiques, plutôt qu’à des approches plus terre à terre, s’appuyant sur la doctrine de la coproduction conditionnée. En Chine et dans les pays où le bouddhisme chinois a été importé par la suite.

***

[1] Wang Bi, Commentaire des Entretiens, trad. par Catherine Despreux, dans l’Histoire de la pensée chinoise, p. 331

[2] Wang Bi, Commentaire au Lao Zi 38, trad. par Catherine Despreux, dans l’Histoire de la pensée chinoise, p. 330

[3]Certes ses théories ne peuvent se confondre avec celles de l'Ecole des Mystères, mais elles n'en sont pas moins analogues. L'esprit unique (yixin) est devenu le substrat permanent qui englobe tout. Or, cet esprit unique est défini comme une vacuité parfaite, c'est-à-dire le substrat permanent de toutes choses. Cet esprit unique a pour caractère essentiel d'être sans mouvement (budong). Huisi insiste par ailleurs sur l'impermanence des lois du monde aussi changeantes que des nuages. Il en est de même pour nos désirs. Alors il faut savoir y renoncer "pour obtenir la grande joie du non agir du nirvāṇa". Ces quelques exemples montrent bien que Huisi, sans être un adepte de l'Ecole des Mystères, s'intéressa néanmoins aux mêmes problèmes.”, Pau Magnin, La Vie et l'Oeuvre de Huisi, p. 21

[4] Commentaire au Laozi 6 et 14, trad. par Catherine Despreux, dans l’Histoire de la pensée chinoise, p. 331

[5]The Awakening of Mahayana Faith, a key text in Chinese Buddhism, also employs Essence-Function. Although attributed to Aśvaghoṣa (?80-?150 CE), and traditionally thought to have been translated Paramartha (499–569),[17] in 553, many modern scholars now opine that it was actually composed by Paramartha or one of his students.” Grosnick, William, H. (1989), "The Categories of T'i, Hsiang, and Yung: Evidence that Paramārtha Composed the Awakening of Faith"

[6] Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule, Catherine Despreux, Fayard, p. 108

[7] Whalen Lai, Buddhism in China: A Historical Survey (2003).

[8] Dans son Commentaire du Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule

[9] Kim, Jong-in (2004), Philosophical contexts for Wŏnhyo's interpretation of Buddhism, Jimoondang International

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