"Bodhisattva Puxian chevauchant un éléphant" détail, Grotte du soutra de Dunhuang, encre et couleur sur soie, début de la dynastie des Song du Nord, Musée Guimet |
Il est généralement assumé que la véritable innovation de Bouddha Śākyamuni était le rôle joué par la “sagesse” ou “sapience” (prajñā) dans le processus de libération (mokṣa). La “méditation”, qui est devenu emblématique pour le bouddhisme, consistait en deux pans : concentration (dhyāna) et discernement (vipaśyanā), l’alliance des deux constituant la sapience (prajñā). Le troisième élément de l’approche bouddhiste est la moralité (śīla, au minimum les 5 voeux pañcaśīla), ces trois éléments constituent le triple entraînement.
Selon le bouddhisme et les écoles bouddhistes, chacun de ces trois éléments peut prendre une importance particulière. La moralité et les préceptes associées (vinaya) sont un élément essentiel pour les moines (bhikkhu) et moniales bouddhistes, et peut même être le principal élément de leur pratique. Dans les couches populaires chinoises, la voie du bouddhisme était une variante (p.e. du taoïsme religieux) pour accéder à l’immortalité, et l'hybridation était de fait.
Selon le point de vue du bouddhisme des auditeurs (śrāvakayāna), où la purification de la pensée, le contrôle mental, la respiration et la suppression des passions sont prioritaires, la concentration (dhyāna) jouent un rôle important. C’est une approche ascétique ou yoguique, où l’adepte accède à l’équanimité et la paix qui y est associée par un processus de retrait graduel de ce qui constitue le monde de chacun. Cette approche n’est pas propre au bouddhisme, d’autres śramaṇa l’ont également suivie.
C’est le discernement associé à cet “arrêt” qui permet la sapience. Et la sapience ouvre sur la compréhension de la coproduction conditionnée. Le degré de concentration nécessaire est sans doute plus important pour un débutant, et le degré (théorique) de concentration maximale fait même obstacle à l’émergence de la sapience. L’extase et la suppression du mental ne sont pas le but. Les premiers textes de la prajñāpāramitā furent traduit en chinois vers 167. Kumārajīva (344-413 ou 350-409) introduisit et traduisit les traités fondamentaux madhyamika, mais également le Sūtra de la Terre pure, le Sūtra du Lotus, l’Enseignement de Vimalakīrti. De Nāgārjuna, la Chine connaîtra surtout “Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse” (Ta chih tu lun, ou Dà zhìdù lùn), traduit en français par Etienne Lamotte. Il s’agit d’un texte volumineux attribué à Nāgārjuna, et qui comporte des éléments substantialistes (dhātu-vāda). Ce texte aurait également été traduit (de quelle langue ?) en chinois par Kumārajīva et son équipe, mais il n’existe pas/plus d’original en langue indique. Le titre reconstruit serait “Mahāprajñāpāramitopadeśa”.
La vie et l’oeuvre de Huisi (515-577), traduit par Paul Magnin, donne une bonne idée de la situation du bouddhisme en Chine au VIème siècle. On y trouve du madhyamaka substantialiste avec une vacuité transcendantale, du bouddhisme religieux yogācāra, et également des éléments d’ “hybridation” (xuánxué, taoïste, …). Mais aussi les prémisses de l’éveil soudain (“l’Eveil soudain du Tathāgata”, “le quatrième degré de sagesse”), un précurseur du Ch’an…
Huisi présente un chemin de bodhisattva graduel, avec une “illumination soudaine”, mais surtout un “idéal religieux” pour les “facultés aiguës”, inspiré par le Sūtra du Lotus. Dans Activité sereine et plaisante, il explique l’approche soudaine.
“Dans un seul esprit (yixin), en une seule étude (yixue) il conduit tous les fruits à maturité. En un instant (yishi) il les produit tous [sans recourir] à une quelconque pénétration graduelle (fei cidi ru). En cela il est identique à la fleur du Lotus : une fleur produit plusieurs fruits ; en un seul instant, il y a plénitude.” (Magnin, p. 183)Les bodhisattva aux facultés aiguës doivent ensuite pratiquer “l’activité sans attributs” (wuxiang xing) pour parvenir “à la sagesse et à l’illumination”. Cette “activité sans attributs” est “l’activité sereine et plaisante”. Huisi explique qu’il y a deux catégories d’activités. La voie graduelle (“activité avec attributs”) est toujours poursuivie, mais
“Au milieu de tous les dharma, les particularités mentales (xinxiang) [telles que] calme et extinction, n’ont plus cours. D’où la désignation activité sans attributs. [L’esprit] est dans un état constant de parfaite méditation. Que l’on marche, que l’on soit assis ou couché, que l’on boive ou que l’on mange, que l’on discoure ou que l’on parle, on inspire le respect parce que l’esprit est fixé constamment dans la méditation.” (Magnin, p. 184)
Sūtra du Lotus, Japon XIIème siècle (photo) |
L'éveillé pourrait s’en tenir là, mais “l’idéal religieux” va plus loin, et s’engage dans un projet visionnaire, inspiré par les visions du Sūtra du Lotus et les grands sūtra du mahāyāna. La méditation sereine et plaisante du bodhisattva aux facultés aiguës “ne demeure ni dans le matériel ni dans l’immatériel” et si la perfection est atteinte, le bodhisattva voit “apparaître le corps diapré de diamants de Samantabhadra (Puxian), chevauchant l’éléphant à six défenses [... et] lui touchant les yeux de son vajra, pour effacer les fautes qui l’éloignent de la Voie”.
“La racine de son oeil ainsi purifiée, il obtient de voir Śākyamuni, les sept buddhas et tous les buddhas des trois mondes et dans les dix directions. Il leur confesse ses fautes et devant eux il se prosterne avec respect. Puis, se tenant dans une attitude de vénération, il reçoit d'eux les trois dhāraṇī (sanzhong tuoluoni): (1) la dhāraṇī de contrôle absolu (zongchi) de la vue physique et spirituelle, [qui correspond à la sagesse de la Voie possédée par le bodhisattva (pusa daohui ); (2) la dhāraṇī aux cent, mille, dix-mille et cent-mille charmes, qui réalise [à la fois] la sagesse de la Voie sous tous ses aspects possédée par le bodhisattva (pusa daozhong hui) et la pureté de la vue de tous les dharma; (3) la dhāraṇī de méthode appropriée de prédication (fayin fangbian), qui réalise la sagesse de tous les dharma sous tous leurs aspects possédée par le bodhisattva (pusa yiqie zhonghui ) et la pureté de la vue du buddha. C'est alors qu'il réalisera pleinement la Loi du buddha [sans aller au-delà de] trois incarnations, soit qu'il y parvienne par la pratique d'une seule incarnation, soit lors d'une seconde incarnation, ou alors, avec le maximum de retard, au cours d'une troisième incarnation. S'il se soucie de sa propre vie, convoite les quatre viatiques [d'un moine] il ne peut honnêtement pratiquer la Loi, ni échapper aux kalpa. Voilà ce que désigne l'activité avec attributs."Selon Paul Magnin (p. 186), Huisi privilégia la voie de la contemplation/méditation.
“Par elle le fidèle entre dans le samadhi du non-mouvement (budong sanmei), c'est à dire que l’esprit est sans pensée, sans catégories mentales, dans un vide absolu qui transcende toute pensée et tout ignorance. Le bodhisattva, qui se trouve ainsi dans un état souverain de contemplation (zizai chanding), éprouve que tout est vide et non-vide, que l'esprit lui-même ne se trouve nulle part, la sagesse vient de nulle part, car elle ne vient ni des sens ni de la connaissance en général.”Mais la méditation n’est pas la fin et se prolonge dans l’idéal religieux.
“Il ne sert à rien de saisir la véritable nature des dharma, de maintenir l'esprit immobile au milieu d'eux, de ne subir aucune pression des sensations externes, si l'on ne peut, par la méditation, obtenir tous les pouvoirs magiques et surnaturels (zhu dashentong), eux-mêmes signes du grand consentement (daren), lequel signifie que l'on est entièrement préoccupé du salut des autres. Si le bodhisattva doit parvenir à la sagesse, se libérer de toutes attaches, c'est avant tout pour venir en aide aux autres. On peut donc dire que pour Huisi, conformément à l'idéal du sūtra de la Perfection de Sapience, méditation, sagesse et libération des autres sont indissociables.”Pour le bodhisattva de facultés aiguës, l’état de Bouddha n’est pas un fruit, c’est un projet, un projet religieux d’une envergure illimitée. Ce projet n’est pas possible dans le bouddhisme de la coproduction conditionnée, il lui faut une vacuité plus positive, transcendantale, mais avec une part fonctionnelle (yung) et une part immuable (t’i). La notion de la part immuable permet à la “concentration” de retrouver tout naturellement sa nature profonde.
“Sentiment du moi
Le divin dans l’homme c’est : lorsqu’il s’installe à l’intérieur de lui-même, lorsque tous les nuages des pulsions se retirent, lorsque tout devient lumineux et transparent et qu’il ne regarde rien d’autre que lui-même, lorsque l’oeil se retourne vers soi.” Jean Paul, Être dans l’existence
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