dimanche 20 février 2022

Harmonie universelle et tathāgatacratie

Dixième cour infernale présidée par le roi cakravartin Zhuang Lun (détail, photo Reed Magazine)

Contrairement au confucianisme et au taoïsme, le bouddhisme fût considéré comme une religion étrangère. Les empereurs “barbares” avaient tendance à être plus favorables envers le bouddhisme. Du IIIème au VIème siècle, le taoïsme accrut son influence parmi les lettrés comme dans les couches populaires. Et sur le bouddhisme… Cela a sans doute contribué à l’émergence d’une vacuité transcendantale positive. Les premiers débats taoïstes-bouddhistes avaient eu lieu dans l’affaire (IVème siècle) qui faisait suite à lécrit taoiste apocryphe Huahujing, où les uns tentaient de récupérer le Bouddha comme avatar, et les autres Lao-Tseu.

Zhou Wudi Yuwen Yong (543-578)

Au VIème siècle, des débat eurent lieu entre les trois religions concurrentes, qui reflétèrent la vivacité des débats, ainsi que les reconversions faciles en apparence. Le bouddhiste Daoan produisit le mémoire ‘Traité des deux doctrines’ (Erjiao lun), “essai tentant de convaincre de la supériorité du bouddhisme sur le confucianisme et le taoïsme[1]”. Le lettré Xun-Ji écrit un pamphlet anti-bouddhiste, Discussion du bouddhisme[2] (Lun Fojiao biao), qui était si virulent qu’il souleva la colère de l’empereur Wu des Liang, et Xun-Ji dut s’enfuir chez les Wei orientaux[3]. Un ex-taoiste reconverti au bouddhisme[4], Zhen Luan (535–566) écrit un pamphlet anti-taoiste (Xiaodao Lun), mais qui fût considéré comme trop excessif pour être pris en compte. Selon les historiographes bouddhistes, ce serait le taoïste Zhang Bin (張賓), qui aurait fait définitivement perdre la course aux bouddhistes[5].

Dixième cour infernale présidée par le roi cakravartin Zhuang Lun (détail, photo Reed Magazine)

Dans un autre mémoire anti-bouddhiste, l’ex-bouddhiste Wei Yuansong (衛元嵩) inventa un système de gouvernement plutôt confucianiste, mais se servant d’éléments bouddhistes, où le prince reçoit le mandat céleste du Tathāgata, qui montre la Voie. Quand le peuple suit la Voie, la nation est en paix.
Pour Wei Yuansong comme pour les précédents [critiques], le bouddhisme cause la chute des dynasties qui prétendent le soutenir et provoque la souffrance du peuple asservi à la construction des temples et pagodes. Cependant conscient des penchants favorables de l'empereur à l'égard du bouddhisme, Wei Yuansong n'en demande pas la suppression brutale : il gère la laïcisation de la religion, et l'utilisation de ses valeurs. Ainsi se crée un État où le prince serait le Tathagata, et les meilleurs sujets les piliers de l'ordre. Wei Yuansong résout donc le problème des rapports du bouddhisme avec le gouvernement.” 
Song propose que soit établie une grande Église embrassant tout, qui incluerait les dix-mille êtres des autres mers. Il ne préconise pas l'établissement d'une étroite et partiale institution chargée seulement de la garde des Écritures. Dans cette Église étendue à tout, il n'y aura plus de différence entre moines et laïcs. On ne distinguera pas entre les proches et les éloignés [dans les relations humaines]. L'amour enrichira les masses. On n'aura pas d'esprit partisan pour des doctrines. Les villes deviendront temples et pagodes. Le prince des Zhou sera le Tathāgata. Les villes et les cités seront les monastères des moines. Le mari et la femme en harmonie for meront la sainte congrégation. Le peuple s'adonnera à la culture des vers à soie pour augmenter les revenus de l'Etat et répondre ainsi à sa bienveillance.
Que les gens vertueux soient les officiels de l'ordre, et les anciens respectés comme des "abbés". Que ceux qui sont bienveillants et sages servent comme administrateurs et les stratèges comme maîtres de la Loi. Les dix actes méritoires doivent être pratiqués pour soumettre ceux qui ne sont pas encore soumis. La destruction de l'avarice doit être manifestée pour détruire le désir du vol et du larcin. On donnera à ceux qui sont nus et ont froid. On nourrira les orphelins. On trouvera un conjoint aux veufs et aux veuves. On récompensera les familles loyales et filiales. On châtiera les criminels On aura compassion pour le vieillard malade; on évitera tout dénuement. On recompensera les familles et loyales et filiales. On châtiera les criminels et les rebelles. On fera avancer les personnes pures et simples. On rétrograderait les fonctionnaires flatteurs.

Alors dans tout le pays, il n'y aura plus de cris lancés contre l'injustice comme ceux qui furent dirigés contre [les anciens] Zhou. Partout il y aura des chants faisant l'éloge de l'empereur des Zhou. Les oiseaux et les poissons reposeront en paix dans leurs nids et leurs trous, tandis que les vivants dans l'eau et sur la terre atteindront une longue vie…”
La vie et l’oeuvre de Huisi, Paul Magnin, pp. 160-162
Dixième cour infernale présidée par le roi cakravartin Zhuang Lun (détail, photo Reed Magazine)
Des porteurs de peaux d'animaux en partance vers une destinée animale. Ceux qui reçoivent un seau de sang, partiront dans l'enfer sanguin

Une religion d'État, ou homologuée par l'État, doit d’abord être utile à l'État en question. Sans cela, elle perdra rapidement son statut, et peut même faire l’objet de persécutions. Avec son propre projet, le bouddhisme en Chine risquait de détourner les forces vives du projet de la cour. L’argument de la construction débridée (ainsi que le financement…) de temples et de monastères revenait sans cesse. Les sujets qui consacraient le meilleur de leur temps et de leurs moyens au Tathāgata et à ses représentants terrestres ne pouvaient pas servir conformément leur empereur. Les moines et nonnes bouddhistes ne faisaient pas d’enfants (officiellement), et si des nonnes tombaient enceintes, elles avortaient, selon les pamphlets antibouddhistes. Entre le Vème et VIème siècles, le nombre de temples bouddhistes aurait presque doublé, et le nombre de moines plus que triplé[6]. Ce genre de séparatisme était insupportable à la cour. Si le bouddhisme voulait avoir un avenir en Chine, il ne devrait pas saper l’autorité impériale.

Le projet “tathāgatacratique” de Song était une bonne trouvaille. L’empereur garda Song auprès de lui, et lui conféra le titre de duc de Shu. Song aurait passé son temps à l’étude de sciences occultes en compagnie de l’autre activiste antibouddhiste, le taoïste Zhang Bin[7]. L’empereur devait reprendre les idées et les propres termes du mémoire de Song dans son décret impérial de 574. Par celui-ci, il ordonna entre autres la réduction à l’état laïc de tous les moines et nonnes, et la confiscation des trésors des monastères et leur distribution aux ministres, princes et ducs.

Avec le retour de souverains “barbares” dans le Nord, dans ce cas les Tuoba Wei, le bouddhisme "étranger" devient la religion officielle. Les moines obtiennent le statut de fonctionnaire d'État.
Se met alors en place une véritable bureaucratie préposée aux affaires religieuses, avec un ‘Bureau de supervision des bienfaits’ intégré dans l’administration centrale et un “Chef des śramaṇa’ (moines bouddhistes) nommé par l’empereur.[8]
La libération et le salut pour tous. Un petit avant-goût de la Terre pure

D’autres projets théocratiques bouddhiques ont vu le jour depuis, la dernière en date le projet Shambala (dun état théocratique dans un état démocratique) de Chögyam Trungpa aux Etats-Unis.

L'article Des arbres-épées en Enfer, Chine 30/04/2010, de Krapo arboricole   

***

[1] C. Despeux (éd.), Bouddhisme et lettrés dans la Chine médiévale, Paris, Louvain, 2002, p. 145-227

[2] Notamment, cinq angles d’attaque :
“(1) Le bouddhisme méprise les valeurs essentielles des Chinois.
(2) Les bouddhistes sont des parasites.
(3) Que sert d'être illuminé, si l'on ne peut rectifier la conduite de ses fidèles?
(4) Les bouddhistes sont des parjures.
(5) En dénaturant leur religion, les bouddhistes font courir un très grand danger au pays.”

Ils sapent l’autorité impériale :
“(1) Ils construisent de vastes habitations, imitant illégalement le style des demeures impériales.

(2) Ils édifient de formidables constructions qu'ils décorent de figures étrangères, considérées comme l'égal du culte ancestral au temple impérial.

(3) Ils traduisent intensivement leurs paroles séditieuses, et encouragent leur large diffusion, manifestant ainsi leur irrespect envers les mandats impériaux.

(4) Ils et reçoivent de l'argent en vendant les fruits creux des Cinq Bienfaits (wu fu iH), usurpant ainsi le privilège impérial de récompenser les vertus.

(5) Ils lèvent des contributions à l'avance dans le but d'une rédemption, afin que le peuple échappe aux fausses calamités des six fins de l'enfer. Par cette conduite, ils s'arrogent le droit du souverain d'imposer peines et punitions.

(6) Ils prétendent faire partie des Trois Joyaux, feignent de se conformer aux quatre règles de conduite (siyi). Avec dédain, ils font peu de cas du souverain. Telle est leur méthode pour s'arroger le pouvoir.

(7) Ils dressent de nombreux temples et statues, et multiplient les moines et les nonnes avec leurs ordinations. Ils posent par là les bases de leur tyrannie..

(8) Ils fixent les trois mois de jeûnes, (sanchang), convoquent les grandes assemblées des quatre catégories (si da fahui) de fidèles adhérents. Ils mettent en place un nouveau calendrier, secrètement s'approprient une main d'oeuvre et ont à leur disposition des renforts militaires.

(9) Ils fabriquent de la musique pour séduire ignorants et subordonnés; ils procurent des amusements bouffons pour attirer à leur rassemblement ceux qui habitent loin. Ils font valoir la paix et la joie du Buddha et critiquent les fatigues et les souffrances du domaine royal. Voilà une transformation de nos coutumes et de nos moeurs, une levée de taxes.

(10) Ils font des conférences et tiennent des rassemblements, où ils chantent et réfutent leurs critiques.” Ceci ressemble à la stratégie secrète soulignée dans le Liu tao de Lü Shang. Extraits de Vie et oeuvre de Huisi, Paul Magnin

[3] Vie et oeuvre de Huisi, Paul Magnin, pp. 147-151

[4] Par dégoût des pratiques sexuelles taoistes… Farzeen Baldrian-Hussein, Farzeen (October 1996). "Laughing at the Tao: Debates among Buddhists and Taoists in Medieval China by Livia Kohn (review)". Asian Folklore Studies

[5] Vie et oeuvre de Huisi, Paul Magnin, p. 160

[6] Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng, .p. 376

[7] Vie de Huisi, p. 162

[8] Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng, p. 381

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire