lundi 21 février 2022

La Mare de sang, l'enfer des femmes

Bonze sauvant les âmes de femmes de la Mare de sang avec l'aide de Guanyin

Selon la doctrine bouddhiste mahāyāna, yogācāra, et plus précisément selon le Commentaire de l’abhiddharmakośa (Abhidharmakośabhāsya) attribué à Vasubandhu (IV-Vème s.), il y a seize enfers (skt. naraka, tib. mnyal ba, ch. diyu) situés dans les couches caverneuses en-dessous du continent Jambudvīpa, le monde dans lequel nous vivons. Avīci (tib. mnar med), où les tortures sont ininterrompues, se situe dans la couche la plus profonde. Ces enfers sont la misérable destinée des âmes désincarnées de ceux qui ont dérobé d’autres êtres de la vie (meurtre, sacrifice, accouchement qui tourne mal, etc.), quand ces actes arrivent à maturation.

Il y a huit enfers chauds, huit enfers froids, et quatre "enfers avoisinants" (skt. utsada tib. nye ‘khor), un dans chaque direction cardinale. Selon l’école sarvāstivādin-vaibhāṣika il y a huit enfers, chacun donnant accès à des enfers secondaires (utsada), ce qui fait au total 128 enfers secondaires par enfer primaire. Le système yogācāra a donc réduit le nombre des enfers (et par ailleurs augmenté le nombre des destinées (gati), six en tout). Le système des enfers chinois (diyu), qui s’inspire de celui de Vasubandhu, compte au total dix-huit enfers.

l’enfer avoisinant dit des “cadavres en putréfaction"

Je vais me concentrer dans ce billet sur l’enfer avoisinant (utsada) dit “cadavres en putréfaction" (tib. ro myags) ou “cadavres” (kuṇapa) en sanskrit, et de son évolution ultérieure. Dans le système chinois, cet enfer semble correspondre à l’enfer “Lac de sang fétide”, ou “Mare de sang” (血池獄). Dans son Précieux ornement de la libération, Gampopa, suit également l’Abhidharmakośabhāsya de Vasubandhu. Voici la traduction française (Padmakara) du passage concernant le “Lac de sang fétide” :
A côté se trouve le deuxième enfer avoisinant, un marais de boue immonde composée de cadavres en liquéfaction. Le liquide grouille de vers blancs à tête noire, dont le rostre acéré vous entaille jusqu'à l'os”. p. 95
En Chine, le “Lac de sang fétide” a eu une évolution particulière.
Le quatrième enfer, celui de « WuGuan Wang » (五官王), est celui où l’on punit les riches avares qui ne font pas l’aumône, ainsi que les gens qui, connaissant les recettes pour guérir les maladies, ne les font pas connaître; Les fraudeurs, faux monnayeurs, fabricants de faux poids et mesures, ceux qui déplacent les bornes des champs, les blasphémateurs, ceux qui volent dans les pagodes, etc. Les damnés sont emportés par un torrent, ou ils sont agenouillés sur des bambous aiguisés, ou ils doivent rester assis sur des pointes. Certains sont vêtus d’habits de fer, d’autres sont écrasés sous des poutres ou des rochers, d’autres sont ensevelis vivants, et à d’autres on fait manger de la chaux vive ou des drogues bouillantes. Là se trouve aussi le Lac de Sang Fétide, où sont plongées les femmes mortes en couches pour ne jamais en sortir; La croyance populaire est plus dure que les théories bouddhiques et taoïques qui essaient en vain de lutter contre elle, et on essaie parfois de la justifier en expliquant que, pour mourir en couches, il faut qu’une femme ait commis des crimes très graves, sinon dans cette vie, au moins dans une vie antérieure.”
Extrait de « Mythologie de la Chine moderne » par Henri MASPERO
La croyance populaire a bon dos. Il n’est certes pas impossible que cette croyance précède l’avènement du bouddhisme en Chine, mais dans ce cas, il ne peut pas s’agir de crimes commis dans une vie antérieure, puisque c’était le bouddhisme qui avait amené la croyance en la réincarnation avec elle. On verra que le bouddhisme a gardé, développé et exploité cette croyance populaire.

D’où vient tout ce savoir bouddhiste sur les enfers ? Les sources écrites à ce sujet sont plutôt tardives. Il y a un texte theravada, intitulé “Histoires des mânes" (Petavatthu), classé dans les textes mineurs (Khuddaka Nikaya), où l’on voit Mahā Moggallāna (Mahāmaudgalyāyana, Mulian en chinois) visiter le monde des mânes (peta). On y apprend aussi comment Sāriputta sauva sa mère des enfers, en faisant des offrandes aux moines, inventant du même coup le transfert de mérite, très apprécié par les bouddhistes chinois, pour qui la piété filiale est essentielle. Dans le sixième chapitre du Sūtra du Lotus, le Bouddha prédit que Mahāmaudgalyāyana deviendra un bouddha sous le nom de Tamālapatracandanagandha.

Mulian et sa mère en peta

Un autre texte, intitulé le Sūtra Yulanpen ou Ullambana (Yúlánpén-jīng, 盂蘭盆經), aurait été traduit du sanskrit en chinois par Dharmarakṣa (III-IVème s.). Ce texte explique entre autres comment Mahāmaudgalyāyana acquiert ses pouvoirs supranaturels (abhijñā), qui lui permettent d’explorer les mondes des enfers et des esprits, et d’augmenter ainsi le savoir bouddhiste dans ces domaines. Il utilisa ses pouvoirs pour retrouver, et sauver ses parents, par piété filiale. C’est le même texte qui serait à l’origine du Festival des esprits (Festival Zhongyuan, ou Yulanpen, la 15ème nuit du septième mois). Ce festival a lieu pendant le Pravāraṇā, à la pleine lune après la période de vassa, la retraite de la saison des pluies. Mahāmaudgalyāyana retrouva la mâne de sa mère, affamée, mais il ne pouvait la nourrir par son don de riz. Le Bouddha lui suggéra de faire des offrandes au Saṅgha, ce qui permit d’abréger les souffrances de la mère, ainsi qu'une meilleure destinée.

C’est ainsi que Mulian (Mahāmaudgalyāyana) est devenu le patron de la piété filiale en Chine. L’idée a fait son chemin, et toute une littérature (les rouleaux précieux Baojuan 宝卷) s’est développée autour de Mulian, notamment à partir du VIII-IXème siècle[1]. Ainsi, la très célèbre Histoire de Mulian qui sauve sa mère (version illustrée en ligne), une élaboration du Sūtra Yulanpen, qui fut découvert dans un manuscrit de Dunhuang. Il est évident que l'anecdote indienne de Mahāmaudgalyāyana sauvant sa mère tomba à pic pour légitimer un bouddhisme qui eut des débuts difficiles dans une Chine confucéenne, mais la piété filiale était aussi répandue dans la culture indienne.

La tradition récitatrice des “rouleaux précieux”, véritable tradition de spin-off, s’est maintenue jusqu’à nos jours. On y trouve des histoires de réincarnation (Rouleau précieux des trois renaissances [de Mulian]), des descentes en enfer, toujours en compagnie de Mulian, et des sauvetages de mères des enfers. Les textes[2] sont récités pendant les rituels funéraires appelés “récitations des rouleaux des enfers” (Diyu juan 地獄卷), à l’occasion des funérailles de mères de famille. Chacune des récitations des 19 sections du Précieux rouleau de Mulian sauvant sa mère des enfers (Mulian jiu mu diyu baojuan 目蓮救母地獄寶卷) s’accompagne de rituels, et concernent un enfer particulier.

Le Précieux rouleau de la Mare du sang, qui fait l’objet de l’article de Rostislav Berezkin, porte la marque d’influences taoïstes, notamment un rituel intitulé “Rompre la Mare de sang”, qui suit au jour des récitations rituelles. Ce rituel taoïste représente la Mare de sang par un bol de liquide rouge. Du riz intervient également dans le rituel. Mahāmaudgalyāyana voulait donner du riz à sa mère, ce qui lui fut impossible... A la fin du rituel, le dessin de la Mare sur le sol est détruit, et les descendants de la mère décédée ingèrent du liquide rouge.

Il s’agirait d’une tradition bouddhiste-taoïste, qui s’était développée depuis le XII-XIIIème siècle, où la Mare de sang joue un rôle important. Selon les croyances populaires chinoises, après leur mort, les femmes sont captives de la Mare de sang, qui s’est formée dans l'au-delà, à partir du sang féminin perdu pendant les naissances, et les cycles de menstruation. Les rituels expliquent que la retenue des âmes féminines dans la Mare de sang est la conséquence inévitable de l’impureté rituelle des femmes, et que la piété filiale commande aux descendants de sauver leurs mères. Ces croyances se nourrissent également des notions bouddhistes de l’impureté du corps féminin.

Mulian trouve la naissance canine de sa mère

La première mention de la Mare de sang dans un contexte rituel de sauvetage daterait de la deuxième moitié du IVème siècle, et se trouve dans le Précieux rouleau de Mulian sauvant sa mère à s’évader de l’enfer et à renaître au paradis (Mulian jiu mu chuli diyu sheng tian baojuan 目連救母出離地獄生天寶卷). On y apprend comment Mulian trouve "le bol de sang d’Ullambana", qui l’aida à sauver sa mère de l’enfer, d'une naissance successive en peta, puis de sa renaissance finale en tant que chien.
Le Bienheureux dit [à Mulian]: si [tu veux] que ta mère se libère de son corps de chien, tu devrais faire le rituel, le jour du festival Zhongyuan, le quinzième jour du septième mois, et tenir dans la main ce même jour la “Rencontre victorieuse du bol de sang d’Ullambana”. C’est seulement à ce moment-là que ta mère pourra quitter le corps de chien et renaître dans une voie supérieure[3].
La mère de Mulian accède enfin au monde des deva

Pour ceux qui ont l’esprit mal placé, cela pourrait faire penser à une prise d'otage post-mortem des mères, avec une demande de rançon aux enfants survivants.

Mulian et sa pauvre mère


L'enfer pour femmes infertiles (Ubume Jigoku)
A l'aide d'une mèche fine et trop souple, elles doivent creuser la racine de bambou dure... (de l'homme)

L'enfer à trois, pour hommes polygames et pour femmes séductrices (Futame jigoku)

***

[1] The Precious Scroll of the Blood Pond in the “Telling Scriptures” Tradition in Changshu, Jiangsu, China, Rostislav Berezkin, National Institute for Advanced Humanistic Studies, Fudan University, Handan Road 220, Shanghai 200433, China; berezkine56@yandex.ru

[2]Other narrative precious scrolls performed on these occasions in Changshu are the Precious Scroll of Dizang (Dizang baojuan 地 藏 寶 卷), Precious Scroll of the Earth God (Tudi baojuan 土地寶卷), Precious Scroll of the Ten Kings (Shi wang baojuan 十王寶卷), and Precious Scroll of the Penitence Rites of the Liang King (Liang wang fa chan baojuan 梁王法懺寶卷; a variant of the Precious Scroll of the Liang King, very popular in the Wu-speaking areas of Jiangnan since the nineteenth century). While the first two are devoted to the origins of deities functioning in the underworld (considered to be deified historical figures, as is typical for Chinese popular religion); the last two (along with the Precious Scroll of Mulian) tell the stories of afterlife retribution and salvation.” Rostislav Berezkin

[3] Yoshikawa, Yoshikazu 2003. ‘Kyû bo kyô’ to ‘Kyî bo hô kan’ no Mokuren mono ni kansuru setsuchô geinô teki shiron, 41: p. 131).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire