samedi 12 février 2022

Liberté obligatoire


La bureaucratie infernale du Sutra des dix rois (des enfers) (International Dunhuang Project),
refusant de se libérer, les âmes sont dispatchées vers leurs nouvelles destinées.

Toutes les révélations divines sont des textes dits, composés et rédigés par des hommes, qui étaient mortels et historiquement situés. Les diverses versions de révélations divines peuvent donc en théorie être historiquement situées. Comme les dieux ne se manifestent pas et ne parlent pas, ils ont besoin d'intermédiaires qui leur servent de voix. Quand un courant religieux est suffisamment établi, avec une collection de révélations authentiques délimitée, il faut ruser pour y faire admettre d’autres révélations.

Les textes de la tradition bouddhiste ne sont pas strictement considérés comme des révélations, du fait qu’aux origines du bouddhisme le Bouddha était présenté comme un homme qui a trouvé par lui-même une vérité (dharma), qu’il avait enseignée par la suite. Mais avec la divinisation du Bouddha par son corps symbolique éternel, le bouddhisme aussi s’est ouvert à des révélations divines ou surnaturelles. Le pays d’origine du Bouddha et donc du bouddhisme est l’Inde, plus précisément le Magadha, que le Bouddha “historique” n’aurait jamais quitté. La source du bouddhisme divinisé se situe dans le périmètre indien et plutôt en Asie centrale. Il est normal que la plupart de révélations bouddhistes soient apparues dans un bouddhisme divinisé, le mahāyāna ésotérisant et le bouddhisme ésotérique.

Au fur et à mesure que le Bouddha divinisé parle sous les différentes formes de son corps symbolique, ses révélations, “recueillies” par des hommes apparaissent, sont diffusées, “exportées”, “importées”, “traduites” etc. Une fois qu’un groupe religieux détermine, à un moment donné, quels textes ou révélations sont “authentiques”, l’admission de nouvelles révélations devient plus compliquée. Dans le cas de révélations nouvelles ou “nouvellement découvertes”, on parle d’écrits “apocryphes”, établissant ainsi une distinction entre des révélations divines authentiques et non-authentiques.

Les dieux et les bouddhas divinisés sont omniprésents, mais quand le lieu historique des “révélations” se trouve dans un autre pays, avec d’autres cultures, et d’autres langues, et que sa diffusion doit passer par des traductions, le contrôle de leur “authenticité” se complique. Encore davantage dans un bouddhisme divinisé, où le Bouddha divinisé n’arrête pas de révéler… Les paṇḍits “indiens” du mahāyāna se trouvant souvent sur les routes dans des pays étrangers, ou établis à l’étranger, entourés de disciples et de traducteurs, il est arrivé que des “révélations” étaient connues d’abord dans ce pays respectif, que dans le pays d’origine du bouddhisme. Une fois sortie du Magadha indien, les “révélations bouddhiques” ont eu lieu “historiquement” dans un périmètre beaucoup plus large, et religieusement dans des terres pures symboliques.

N’oublions pas les hommes mortels et historiquement situés, à l’origine de la diffusion des révélations bouddhiques. Selon les points de vue, ils ont pu être de “bonne” ou de “mauvaise” foi. Il ne faut pas imaginer un auteur écrivant seul dans son coin une version définitive, il ne faut même pas imaginer la rédaction d’une version définitive de la révélation, mais plutôt la mémorisation et la récitation régulière dans une communauté, et dont la version de ce seul fait se modifie (L’invention de la mythologie, Marcel Detienne).

Mais une fois que l’écrit et la notion de révélation authentique existe, les apocryphes changent de nature et peuvent vouloir s’ajouter aux textes canoniques pour diverses raisons. Des hommes mortels et historiquement situés peuvent alors décider de créer des écrits, en les attribuant à des intermédiaires, des paṇḍits ou des traducteurs connus, en espérant ainsi les faire inclure parmi les “textes canoniques authentiques”, mémorisés et récitées. Les apocryphes peuvent avoir pour objectif de présenter le message du Bouddha, sous un autre jour, plus acceptable par une nouvelle terre d’accueil, de changer le contenu doctrinaire des textes “authentiques”, pour valider de nouveaux apports ou d’invalider des anciens. Le grand avantage par rapport aux traités (śastra), écrits logiques, ou autre essais ouvertement composés par des hommes, est que l’argument fait autorité sans avoir à être défendu, car il s’agit d’une révélation bouddhique (sūtra, tantra).

Quand le bouddhisme arrive en Chine, comme une doctrine étrangère, dans un pays où le confucianisme et le taoïsme, sont déjà bien établis, il y aura des adaptations et des tentatives d'adaptation de part et d’autre. Et cela passe aussi par des écrits apocryphes et pseudépigraphes, bien répertoriés pour le bouddhisme chinois (E. Zürcher, The Buddhist Conquest of China, Robert E. Buswell, Chinese Buddhist Apocrypha). Un phénomène similaire a eu lieu au Tibet, sans compter les écrits apocryphes traduits, y compris du chinois, mais un répertoriage sérieux reste à faire dans le bouddhisme tibétain. On y considère encore trop les hagiographies comme des ressources historiques, ou comme faisant le récit à défaut du déroulement historique, manque de mieux, manque d’investigation, manque d’intérêt ?

Erik Zürcher raconte très bien les débuts difficiles des rapports bouddhistes - confucianistes/taoïstes dans The Buddhist Conquest of China, et leurs tentatives réciproques de s’inclure comme des avatars dans leurs récits respectifs (théories Huahu et anti-Huahu), à coups d’apocryphes. Le Bouddha serait au fond Lao-Tseu parti pour convertir les barbares de l’Ouest, ou Lao-Tseu serait au fond le Bouddha enseignant habilement et conformément aux dispositions de chacun, quelle que soit sa religion, sa culture, etc. Du même coup l’autorité de l’un déteint sur l’autre et vice versa. La même chose pour l’identification de Lao-Tseu et de Kāśyapa ou Māhakāśyapa, le disciple le plus vénérable et le plus ancien du Bouddha[1]. L’anecdote célèbre avec le Bouddha montrant une fleur, vient d’ailleurs de la tradition chinoise. Dans l’apocryphe taoïste Huahu jing, Lao-Tseu se serait transformé en Kāśyapa, afin d’être présent au parinirvāṇa du Bouddha pour recueillir ses dernières paroles, qui diffèrent évidemment des propos du Bouddha destinés aux indiens. C’est à cause de leur nature particulièrement rude que le Bouddha aurait enseigné ses préceptes ascétiques aux bouddhistes indiens[2]. En Chine, le Bouddha, ou son avatar, devait enseigner différemment, plus en conformité avec la pensée chinoise, confucianiste, taoïste, ou comme l’école en vogue à l’époque de l’introduction du bouddhisme, l’Ecole des Mystères (Xuánxué). L’Esprit unique, comme substrat, avec son aspect profond et son aspect dynamique, finira par passer mieux que la vacuité de la voie du milieu.

Le bouddhisme chinois semble s’être intéressé également assez tôt au "taoïsme religieux” (Huanglao), nommé ainsi d’après leurs modèles Huangdi (lempéreur jaune) et Lao-Tseu, divinisés dans ce mouvement. Zürcher mentionne des sacrifices taoïstes mêlés d’un peu de bouddhisme conduits à la cour de l’empereur Huan (147-167) aussi bien à Lao-Tseu qu’au Bouddha.

Plus tard, au VIème siècles, nous voyons Huisi se retirer dans un endroit solitaire[3], pour faire des pratiques taoïstes/Xuánxué, mais dans un cadre bouddhiste. Il recherche la longue vie, et pratique conformément : régime, hygiène, alchimie, pratique énergétique (“cinabre interne”), et demande de protection à tout un panthéon bouddhique. Côté doctrine, il penche vers le dhātu-vāda, tout en évoquant la prajñāpāramitā, mais quand, à son époque, on réfère à Nāgārjuna, et à la prajñāpāramitā, c’est au Ta chih tu lun ( zhìdù lùn), attribué à Nāgārjuna, que l’on pense. Ce texte volumineux avait été traduit en français par Etienne Lamotte sous le titre “Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse”.

Tout comme les autres doctrines monistes, le dhātu-vāda, est en réalité un dualisme englobé dans unUn. C’est son dualisme, qui permet l’évasion dans une réalité supérieure, même si celle-ci est dite être l’union quiétiste de deux réalités. Le bodhisattva, apprenti ou envoyé, peut s’engager dans le monde, tout en demeurant dans la partie supérieure de l’âme[4]. Idéalement, son engagement passe par les actes vertueux, mais quand les circonstances le demandent, ou quand il faut convertir des êtres particulièrement hardis, il peut leur faire violence, dans l'intérêt général des êtres et dans l’intérêt particulier de l’être servi par le bodhisattva.

Quand on divise ainsi l’âme, l’esprit, l’Esprit unique ou la Conscience en deux, l’objectif est de réintégrer la partie inférieure, c’est cela qui “libère”, et puis, en tant que bodhisattva on reste engagé dans le monde avec la partie inférieure, tant que l’objectif ultime n’est pas atteint. En théorie, et selon le Sūtra du Lotus, la libération, l’accès à la partie supérieure, est possible à tous ceux qui ont une âme/Matrice du Bouddha, dont la substance est pure, lumineuse etc.

A partir de Kumārajīva (IV-Vème s.), le bouddhisme chinois s’est définitivement engagé dans un bouddhisme dhātu-vadin, et à partir du VIIIème siècle, c’était acquis. Pendant la période dite de “la première propagation” (tib. snga dar), le bouddhisme tibétain était sous l’influence du bouddhisme chinois, et sans doute le bouddhisme ésotérique chinois, avec des textes traduits du chinois en tibétain. C’est pour l’école des “Anciens” (rnying ma) considérée comme une âge d’or, où le Deuxième Bouddha, le Précieux gourou d’Oḍḍiyāna aurait introduit le bouddhisme au Tibet, et caché des révélations (gter ma) pour être redécouvertes, pendant la période dite de “la deuxième propagation" (tib. phyi dar), découvertes par des experts en révélations (tib. gter ston).

Quand on pose ainsi une “partie supérieure” (ou un “Fond”) de l’âme/du corps-esprit/de l’Esprit unique/de la Matrice du Bouddha, la méthode de libération de la “partie inférieure” passe forcément par une réintégration de la “partie supérieure”, en renonçant à tout ce qui constitue la “partie inférieure”. La “partie supérieure” de l’âme est indissociable de la “partie supérieure” macrocosmique. La partie éternelle, qui ne périt pas quand la “partie inférieure” macrocosmique périt, car elle est authentique, vraie, stable. Tout comme la “partie supérieure” macrocosmique précède à la “partie inférieure” macrocosmique, et est plus authentique qu’elle, la “partie supérieure” de l’âme précède “ la partie inférieure”, et est plus authentique que cette dernière. le dhātu-vāda rejoint ainsi le Projet Gnostique, et peut utiliser “habilement” les croyances, les théories et les pratiques de celui-ci, puisqu’elles sont compatibles.

Même une méditation assise, où l’on “laisse derrière soi” progressivement les étages inférieurs, et où finalement, en “étant simplement là”, “là” étant la “partie supérieure” libre de la “partie inférieure”, on est naturellement “éveillé” et “libre” est encore redevable au “Projet Gnostique”. Il importe peu comment on qualifie ce “là”. Toute qualification relèverait de la partie inférieure”...

Comme les révélations sont des textes d’autorité et autoritaires, ce sont surtout des autorités religieuses qui en font usage. Le bouddhisme dhātu-vādin convient mieux comme religion d’état que le bouddhisme non-substantialiste, qui passe par des traités, des débats, l’analyse, la logique, la réflexion (yoniso-manasikāra), des positions provisoires, etc.

Voir aussi Salut obligatoire pour tous   

Sutra des dix rois 

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[1] Zürcher : “It is not always clear why these and no other Buddhist saints came to be identified with Laozi, Confucius and Yan Hui. Māhakāśyapa was the oldest and most venerable among the Buddha’s disciples; according to Buddhist tradition it was he who became the factual leader of the sangha after the Nirvāṇa of Śākyamuni, in which quality he is said to have presided the “Council at Rājagṛha”. His advanced age may have been the only motive for his association to Laotzi here are, as far as I know, no other evident points of resemblance in the personality or the activities of the Elder Kāśyapa and those of the Chinese sage.”

[2]He ordered all (barbarian converts) to practise asceticism and alms-begging in order to restrain their cruel and obstinate hearts; . . . to crush their fi erce and violent nature; . . . to make an end to their rebellious seed”
“The barbarians have no (feelings of) altruism; they are hard, obstinate, without decorum and in no way different from wild beasts. (Being such brutes) they (could) not believe in Emptiness and Non-being (which has no shape), and therefore Laozi, having entered the (Western frontier-)pass, made images in order to convert them”. “As the barbarians were primitive savages, (Laozi) wished to make an end to their evil seed. Therefore he ordered the men not to marry any women, and the women not to marry any men. Now if the whole country (of the barbarians) would submit to (this) doctrine, it would automatically cease to exist”. “The barbarians were evil and savage. Therefore (Laozi) converted them to Buddhism, ordering them to shave (their heads), to (wear) reddish-brown (garments and to have no posterity
”.”

[3] "Moi j'entre aujourd'hui dans la montagne, pour me livrer aux pratiques ascétiques, pour me repentir de graves manquements aux règles et des obstacles dressés contre la Voie. Je me repens de toutes les fautes de existences, présentes et passées. Pour protéger la Loi, je recherche une longue vie. Je ne désire pas renaître esprit céleste ou dans une autre destinée. Veuillent tous les saints m'assister et m'aider à obtenir une bonne plante agaric et du cinabre divin. Je pourrai alors guérir de toutes mes maladies et supprimer la faim et la soif, obtenir constamment de méditer en marchant et de pratiquer toutes les formes de méditation. Je souhaite obtenir au coeur de la montagne un endroit paisible et suffisamment d'élixir et de drogues pour pratiquer ce voeu. Recourant à la force du cinabre extérieur, je cultiverai le cinabre intérieur. Celui qui entend pacifier les êtres doit d'abord se pacifier lui-même ! Quand on est soi-même entravé, peut-on ôter les entraves des autres ? Non, c’est impossible !”
“A la fin du même voeu, Huisi fait appel à la protection de tout un panthéon bouddhique qui ressemble beaucoup à ceux des divinités taoïstes. D’ailleurs, plusieurs biographies laissent entendre qu'il insistait sans cesse sur la nécessité de rechercher la Voie (Dao) du Buddha à l'intérieur de soi-même et non à l'extérieur
.” La vie et l’œuvre de Huisi (515-577). Les origines de la secte bouddhique chinoise du Tiantai, Paris, EFEO (1979)

[4] “XV. Plusieurs saints ont parlé de la séparation de la partie supérieure de l'âme d’avec l’inférieure ; je n’ai fait que les suivre. Je n’ai jamais prétendu que ce fût une séparation entière qui serait surnaturelle, miraculeuse et contraire à l’état de pure foi que je suppose continuellement. C’est pourquoi j’ai condamné dans l’article faux ceux qui diraient que cette séparation est entière, en sorte que l'union de la supérieure avec Dieu ne fit aucune trace sensible et distincte dans l’inférieure, et que ce qui se passe d’irrégulier dans l’inférieure ne dût point être imputé à la supérieure. Ce croit être bien peu instruit que de mettre la partie inférieure dans les réflexions, et la supérieure dans les actes directs, comme quelques personnes ont cru que je le voulais faire. La partie inférieure consiste dans l’imagination et dans les sens. Or l’imagination est incapable de réfléchir. Les réflexions sont donc de la partie supérieure, qui consiste dans l’entendement et dans la volonté. La séparation des deux parties ne consiste, selon mon livre, qu’en ce que la partie inférieure peut être troublée, pendant que la supérieure est en paix. Mais comme la séparation n’est jamais entière pendant qu’on est vivant, il reste toujours assez de liaison et de communication entre les deux parties, pour devoir toujours rendre la supérieure responsable de tout ce qui se passe dans l’inférieure à l'égard de toutes les choses qui sont censées volontaires dans le cours ordinaire de la vie. Par cette règle rigoureuse et absolue j’ai voulu prévenir tout ce qu’on peut craindre de l’illusion contre la pureté des mœurs. Par là j’ai rendu une âme aussi responsable de toutes ses actions dans les épreuves, que hors des épreuves.

Il est vrai que la cime de l'âme ou fine pointe de l’esprit, dont parle saint François de Sales, consiste dans les actes directs. Mais, selon ce saint, le terme de partie supérieure ne dit pas seulement cette cime de l'âme, il comprend encore les actes réfléchis. Par les actes directs, qui font seuls la cime de l'âme, elle espère, sans pouvoir alors par réflexion se rendre un témoignage sensible de son espérance.” Instruction pastorale, Oeuvres de Fénélon, archevêque de Cambrai, publiées d'après les manuscrits,



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