samedi 11 décembre 2021

Le Projet Gnostique


Quand l’homme raconte le cosmos et ses origines, il le fait à partir de ce qu’il connaît, et il n’est pas étonnant que ce qu’il connaît se retrouve dans ce qu’il essaie de mettre en mots. Ainsi, quand il explique le cosmos comme un ensemble de trois sphères, et, en fonction des traditions, que ces trois sphères (skt. tridhātu/triloka) représentent le sensible (skt. kamadhātu), le psychique (skt. rūpadhātu) et le spirituel (skt. ārūpyadhātu), il n’est pas toujours évident s’il parle de lui ou du cosmos, ou des deux à la fois.

Dans un monde globalisé, avant comme maintenant, il n’y a rien de plus volatile, d’ “aéroporté”, et de perméable que les idées. Le tridhātu du ṛg-veda ou du bouddhisme rappelle la “triade divine” Gnostique[1], d’une sphère matérielle (Engendré), psychique (Autogène) et spirituelle (Inengendré), suite à la séparation du Ciel et de la Terre (maintenu par un pilier, etc.), créant une troisième sphère, du domaine du “monde imaginal”. Ces trois sphères sont peuplées par divers êtres et entités selon les traditions spirituelles et religieuses, qui ont chacune leur propre version des faits mythologiques, cosmogoniques et généalogiques, ayant conduit à la catastrophique séparation originelle, et qui proposent chacune leur méthode pour réunir de nouveau Ciel et Terre, à titre individuel ou collectif.

Ceux qui souffrent le plus des conséquences de la Séparation originelle (le Big Bang dualiste), sont prisonniers des sphères inférieures “matérielles” : leurs étincelles de Lumière (de l’Intellect) sont empêtrées dans de la matière (le corps, le monde, les passions, l’ignorance). Les entités des sphères intermédiaires (skr. antari-kṣa tib. bar snang), voulant restaurer l’harmonie originelle, forgent le Projet de sauver toutes ces âmes perdues, et envoient de l’aide. Des missionnaires Sauveurs descendent pour instruire les hommes dans une Gnose, qui leur permettra le retour de leurs âmes dans le Plérôme.

Le Projet est ce qui importe le plus dans ce Triple univers. La Terre, dans la sphère sensible, est le résultat d’une erreur. Le Ciel, l’Inengendré, la Grande Lumière, est inaccessible aux sens et au psyché. Les sphères intermédiaires sont le terrain de l’action vers où se dirigent pragmatiquement tous les regards, sous l’oeil approbateur de la plus haute sphère.

Des variantes de ce Projet dualiste sont proposées par toutes les religions, qui multiplient les spéculations, les doctrines, les pratiques Le concernant. Les limites du Projet sont les limites de l’imaginaire humain.

Les entités des sphères intermédiaires (Ennéade/Ogdoade) n’étant pas sous l’influence des sept planètes, du temps et de la séparation des sexes sont androgynes, à la fois masculines et féminines. On pourrait dire “masculines”. Dans les représentations iconographiques des traditions monothéistes moyen-orientales, la deuxième entité de la triade divine, l’Intellect/l’Autogène peut prendre l’aspect de la Mère (Barbélo) ou du Fils. Les gnostiques pour qui la Pensée première de l’Inengendré prend l’aspect de la Mère céleste Barbélo sont appelés les Barbélognostiques, Barbélonites, Borboriens, ou les Borboniens, accusées d’être des sectes licencieuses. C’est dans leur sillage que l’on trouve les liens les plus marquants avec les traditions ésotériques (gnostiques, hermétistes, pneumatiques, manichéens, taoïstes, ...) de l’Inde et de l’Asie du Sud-est.

Les Nicolaïtes en pleine teuf

Dans le Projet Barbélognostique, il s’agit de récupérer toutes les "étincelles lumineuses” emprisonnées dans la matière, par tous les moyens pourrait-on dire. La substance matérielle emblématique qui renferme les "étincelles lumineuses” sont le sperme masculin et féminin… Pour les Barbélognostiques, et les gnostiques Ophites, la fornication, etc. n’est forcément pas un péché, tant que l’on ne procrée pas dans la sphère matérielle. Barbélo et ses agent(e)s veulent récupérer et sauver toutes les “semences lumineuses” du Démiurge et ses archontes, en attirant l’attention vers Elle à travers son culte, et les rituels associés, parmi lesquels une sorte de banquet gaṇacakra[2].

C’est sans doute l’interprétation la plus concrète du Projet, en poussant le plus loin l’idée de l’incarnation de “l’étincelle lumineuse” cachée dans l’essence séminale de l’homme et de la femme, que l’on offre à la Mère et à ses anges[3]. Il y a évidemment d’autres interprétations du Projet, moins matérielles de “l’étincelle lumineuse” et de son salut. L’idée de base reste néanmoins l’emprisonnement de l’âme dans la sphère matérielle, de son Retour vers les sphères célestes et de sa réintégration définitive. L’interprétation du Projet peut être plus intériorisée, mais l’idée (dualiste) de base reste la même. Notre présence dans la sphère matérielle est un problème, une anomalie, et si on ne peut pas sauver son corps qu’il faudra de toute façon abandonner, au moins on pourra sauver “l’étincelle lumineuse”. C’est une idée Gnostique.

Le bouddhisme se présente comme une voie du Milieu, qui ne s’investit en aucun extrême (être, non-être), et qui dans sa forme mahāyāna se veut une voie non-dualiste. Le dualisme d’une approche Gnostique, quelle qu'elle soit, n’est à mon avis pas compatible avec le bouddhisme, en ce que celui-ci a de plus singulier.

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[1] Un majuscule pour indiquer que gnostique prend ici le sens de toutes les traditions faisant référence à la connaissance divine, permettant à l’homme d’accéder à une connaissance supérieure et au salut.

[2]Ils partagent leurs femmes en commun, et quand quelqu'un arrive, qui pourrait être étranger à leur doctrine , les hommes et les femmes ont un signe par lequel ils savent se faire reconnaître à l'autre (.....)Quand ils ont eux-mêmes été rassurés, ils passent immédiatement à la fête, celle-ci étant prodigue de viandes et de vins, même si elles peuvent être pauvres (.....)

Quand ils se sont bien repus et se sont, si je puis dire. rempli les veines d’un surplus de puissance, ils passent à la débauche. L’homme quitte sa place à côté de sa femme et dit, à celle-ci : 'Lève-toi et célèbre l’union d’amour avec le frère'. Les malheureux se mettent alors à forniquer tous ensemble (.....)

Une fois qu’ils se sont unis, comme si ce crime de prostitution ne leur suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre ignominie : l’homme et la femme recueillent dans leur main le sperme de l’homme, s’avancent les yeux au ciel et. leur ignominie dans les mains, l’offrent au Père en disant : 'Nous t’offrons ce don, le corps du Christ'. Puis ils mangent et communient avec leur propre sperme. Ils font exactement de même avec les menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y communient de la même manière. Et, disent-ils, c'est le sang du Christ. Car quand on lit dans l'Apocalypse : 'J'ai vu l' arbre de vie, avec ses douze sortes de fruits , rendant son fruit chaque mois'(Apocalypse 22:2), ils l'interprètent comme étant une allusion aux périodes mensuelles des femmes. Pourtant, dans leurs rapports les uns avec les autres, ils interdisent néanmoins la conception. Car le but de leur corruption n'est pas la génération des enfants, mais la simple satisfaction du désir, le diable jouant à son propre jeu avec eux, et ainsi les images provenant de Dieu sont ridiculisées (.....)"

Martin van Maële, illustrateur de La sorcière de Jules Michelet

Lorsque l’un d’eux a par erreur laissé sa semence pénétrer trop avant et que la femme tombe enceinte, écoutez les horreurs qu’ils commettent. Ils extirpent l’embryon dès qu’ils peuvent le saisir avec les doigts, prennent cet avorton, le pilent dans une sorte de mortier, y mélangent du miel, du poivre, et différents condiments ainsi que des huiles parfumées pour conjurer le dégoût puis ils se réunissent et chacun communie de ses doigts avec cette pâtée d’avorton en terminant par cette prière : 'Nous n’avons pas permis à l’Archonte de la volupté de se jouer de nous mais nous avons recueilli l’erreur du frère'. Voilà, à leurs yeux la Pâque parfaite. Mais ils pratiquent encore d’autres abominations. Lorsque, dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs mains avec la honte de leur sperme, l’étendent partout, et les mains ainsi souillées et le corps entièrement nu, ils prient pour obtenir, par cette action, le libre accès auprès de Dieu
". Panarion, 26.4.1

[3] Épiphane explique que les phibionites offraient leur semence aux trois cent soixante cinq anges, et qu’après être parvenus sept cent trente fois à cette turpitude, ils s’écriaient : "Je suis le Christ" Panarion, 26.4.1

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