vendredi 5 décembre 2014

Le monde imaginal



Dans l’Histoire de la philosophie islamique, Henry Corbin utilise des termes comme gnoséologie, angéologie, prophétologie, imâmologie… Dieu étant inaccessible (al-ghayb) et transcendant. Il s’agit respectivement de l’étude des intelligences, des anges/agents, des prophètes/révélateurs et des guides (imâm). La philosophie islamique a subie des influences grecques, iraniennes, indiennes… et notamment néoplatoniciennes. Sohravadrî, le père de la théorie orientale de l’illumination admet toutes ses influences.

Dans les religions monothéistes, Dieu est le créateur et le(s) monde(s) sa création. Mais le Principe, lui-même n’est pas, il est Super-être, désigné négativement (Abîme etc. T. med pa). En sortan de son « abîme d’incognoscibilité », a lieu la « première épihanie divine », d’où écloront toutes les hiérarchies célestes. Cette première épiphanie est la Première Intelligence. C’est de celle-ci que sont dérivées toutes les autres. Une épiphanie est la manifestation d'une réalité cachée et l'action est une épiphanie de l'être.[1] L’épiphanie, la manifestation de la réalité cachée, est à la fois, lumière, intelligence et acte/cause. La manifestation de ce Dieu est la Grande Lumière, la Lumière des lumières, la Première Intelligence et la Première Cause. De celles-ci éclosent toutes les lumières, intelligences et agents/anges.

Ces diverses catégories de degrés de manifestation servent à accentuer les divers aspects du Divin, issus de différentes filières religieuses et/ou philosophiques, refondés en un seul système religieux. Celui-ci expliquera les correspondances entre les anges, les gnoses, et les causes.

On se bornera pour l’instant à la gnoséologie, l’étude des intelligences. Toute connaissance vraie est une épiphanie ou théophanie, si la réalité cachée est divine, une connaissance suprasensible. Ce sont les organes sensoriels qui connaissent la réalité sensible, mais c’est le cœur (l’organe subtil de lumière) qui accueille « la réalité spirituelle de tous les cognoscibles [jñeya] »[2]. L’œil se charge de la vision extérieure et le cœur de la vision intérieure. « Sans l’illumination du soleil, l’œil ne peut voir. Sans l’illumination de l’Ange-intelligence, l’intellect humain ne peut connaître. »[3] Selon la théorie de perception/illumination, dans la perception normale, ce n’est pas l’âme qui a « la vision d’une forme qui serait dans la matière extérieure », mais « les formes à l’extérieur sont causes de l’apparition d’une forme qui ‘symbolise avec elles’ pour la conscience imaginative. » De même, pour rendre présents les cognoscibles spirituels, il faut passer par l’Imagination. Dans le cas de « formes extérieures » celles-ci peuvent ne pas s’accorder avec la forme-image [S. ākāra T. rnam pa], mais les formes-images « écloses de la contemplation dirigée sur le suprasensible et de l’illumination du monde du suprasensible ‘imitent’ parfaitement les choses divines ».[4] C’est ce qui fonde et justifie les pratiques visionnaires qui « illuminent » le « monde imaginal ».

Ce qui permet l’illumination du monde imaginal est la lumière intérieure du Cœur. Le sens premier du mot yoga est effort. Le yoga est en fait la mise pratique ou l’application d’une théorie avec tout son être, corps parole et esprit. Le yoga et notamment le haṭḥayoga dans sa forme exportée au Tibet utilise tous les symboles qu’évoque la théorie. Il les rend concrets, très concrets. Les trois Lampes permettant l’illumination/perception du monde imaginal sont imaginées très graphiquement et considérées en quelque sorte plus réelles que les organes du corps, mais tout en s’appuyant sur eux.

Trois « organes » interviennent dans l’illumination du monde imaginal : 1. le Cœur (citta), « la Lampe de Chair du Cœur », 2. le canal dit « la Lampe du Canal Blanc et Souple » reliant le Cœur aux yeux, et justement 3. les yeux, appelés donc « la Lampe d’Eau du Lointain-Lasso ». Ils sont mentionnés dans les tantras de la Section man ngag sde. Mais la description la plus détaillée est sans doute donnée par les termas du terteun Dudjom Lingpa (1835-1903) et les commentaires rédigés par son tulkou et successeur Dudjom Rinpoché (bdud 'joms 'jigs bral ye shes rdo rje 1904-1987). Le canal dit « la Lampe du Canal Blanc et Souple » y est appelé le canal Kati, décrit en détail. Ceux qui veulent connaître les détails peuvent les trouver dans la traduction anglaise du commentaire de Dudjom Rinpoché intitulé The Vajra Heart Tantra, A Tantra Naturally Arisen from the Nature of Existence from the Matrix of Primordial Awareness of Pure Perception, traduit par Gyatrul Rinpoche et B. Alan Wallace.

En lisant ce livre, qui expose la doctrine nyingmapa telle qu’elle est enseignée et pratiquée de nos jours, on mesure d’ailleurs la grande distance qu’a parcourue le bouddhisme, et notamment l’école des Anciens, au cours du dernier millénaire. Cette doctrine n’a plus rien à envier aux grands monothéismes sous leurs formes les plus ésotériques et se positionne très clairement comme une religion, le doute n’est pas possible ici. Elle explique à la façon d’un manuel d’utilisateur comment les cinq éléments du corps physique sont transformés en les cinq quintessences, et quelles en seront les conséquences. Le discours ne semble ne plus se situer au niveau symbolique ; l’approche yoguique semble avoir basculé dans un réalisme naïf. Le « monde imaginal » est aussi réel, en fait plus réel, que le nôtre. Certes la dualité est une illusion, mais cela ne veut pas dire que tout va. C’est-à-dire remplir le temps, l’espace et le mental de produits du monde imaginal, en espérant que cette imprégnation continue provoquera le déclic. Le terma dit que ceux qui s’entraînent à illuminer le monde imaginal et qui meurent avant d’avoir perfectionné leur art, n’y accéderont pas après leur mort, mais renaîtront ici comme un tulkou pour finir le travail. Dans ce type d’affirmation[5], on ne fait plus la part des choses entre les deux niveaux. Et cela n’a pas pour résultat la descente du monde imaginal ou du Royaume ici-bas, mais simplement la confusion.

Le Dzogchen est à la mode, parce qu’il serait cool et space. Même l’athéiste nouveau Sam Harris qui s’attaque à toutes les religions, mais plus particulièrement à l’Islam, pense du bien du Dzogchen, qu'il aurait pratiqué parce qu’il avait fait des stages avec un maître authentique. Seulement, il s’est arrêté après avoir à peine commencé. Au bout de quelques minutes, Urgyen Tulku lui avait fait comprendre qu’il n’avait pas de soi à transcender.[6] Et il écrit dans la foulée qu’il n’y a rien de surnaturel, ou même mystérieux dans cette transmission de sagesse [gnose ?] entre maître et disciple. Sa formation semble s’être arrêtée là. Comme le dit son maître, il n’avait même pas fait la moitié du chemin, la première moitié étant l'Éradication de la Rigidité (T. khregs chod), qui correspond grosso modo à une approche négative (apophatique) que l’on trouve dans toutes les religions qui ont pignon sur rue. Pour voir le surnaturel, il aurait dû rester pour le stage du Franchissement du pic (T. thod rgal), ou simplement regarder à quoi les maîtres et leurs disciples passent le plus grand de leur temps. Il en aurait eu pour son argent.

Bien sûr, on peut interpréter symboliquement ou psychologiquement toutes les instructions, initiations, rituels, récits mythologiques, divination astrologie, magie, la croyance en la réincarnation, en les six destinées, le corps d’arc-en-ciel, mais est-ce que ceux qui doivent nous transmettre la sagesse les comprennent symboliquement ou psychologiquement ? Et que signifie alors transmettre ? Qu’est-ce qui est transmis ? « Oui, le maître dit ceci, mais en fait il veut dire cela. » Il ne faut pas exclure que le maître dit ceci et que c’est exactement ce qu’il veut dire et ce qu’il comprend. Il ne faudrait pas que la « transmission » soit basée sur un malentendu… Ou peut-être est-ce une astuce, un genre de koan. Vous interprétez symboliquement et psychologiquement tout ce qui vous est enseigné, et progressivement on vous fait avaler des couleuvres de plus en plus grosses qui rendront caduque vos interprétations. Et là Bing ! c’est l’éveil !

***

[1] Atilf, MARITAIN, Human. intégr., 1936, p. 313. Empr. au lat. chrét. Epiphania, gr. neutre plur. subst. de l'adj. « qui apparaît » < « faire voir, montrer ». Cela s’accorde bien avec le sens de S. prākaśa T. gsal ba et C. zhao.

[2] Corbin, Histoire, p. 89

[3] Corbin, Histoire, p. 90

[4] Corbin, Histoire, p. 91

[5] « At this time, even if you die and are interrupted [in your practice], you will be reborn as a tulku, and you will have embarked on the path of liberation.”

[6] « I came to Tulku Urgyen yearning for the experience of self-transcendence, and in a few minutes he showed me that I had no self to transcend. In my view, there is nothing supernatural, or even mysterious, about this transmission of wisdom from master to disciple. » Sam Harris, Waking up, a Guide to spirituality without religion

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