dimanche 26 décembre 2021

La guerre continue

Champ de bataille spiritualiste-matérialiste

A partir de la fin du XVIIIème siècle, des intellectuels Edimbourgeois avaient commencé à combattre le “rationalisme naissant” à travers une propagande faite d'histoires de fantômes, d’esprits et de revenants, pour (re)sensibiliser et familiariser le grand public avec le surnaturel[1]. Le romantisme se met en marche…

La première moitié du XIXème siècle, les anti-Lumières Joseph de Maistre (1753-1821) et Louis de Bonald (1754-1840) militent pour un retour de la monarchie, et l’instauration d’une sorte de théocratie catholique. Simultanément, le magnétisme et le somnambulisme se répandent en France (Puységur et Mesmer). Ces deux mouvements préparent le terrain pour un retour en force du spirituel (et l’avènement du spiritisme) en la république française. Le phénomène décisif semble venir des Etats-Unis, ou du moins, c’est ce que semblent penser des auteurs français du XIXème siècle (Jules-Eudes de Mirville, Alexandre Erdan, P.Calmet, etc.).
En 1848, les deux sœurs, Kate et Margaret Fox (dix et douze ans) font fureur aux Etats-Unis. Elles communiquent avec les âmes des morts par le biais de tapotements de la table de cuisine de la famille Fox, produits par Monsieur « Pied fourchu » (Split-foot). Une famille de quakers américaine les rendit célèbres et le nom « spiritualisme » tombait pour désigner le phénomène de communiquer avec les morts, qui allait occuper une bonne partie du XIX-XXème siècle. Le mode passe en Europe, et à Paris, où Léon Rivail (Allan Kardec) le connaîtra en 1853. En 1857, il publie son Livre des Esprits, où l’on apprend l’existence du monde spirite. Le livre consiste en les réponses que les esprits ont soufflé à Allan Kardec (car tel était son nom réincarnationiste de druide dans une existence antérieure) suite à ses questions, et qui constituent le credo spiritiste, où l’on reconnaît un mélange de lidée de réincarnation hardcore et de la palingénésie plus soft façon Lessing.” BlogSpirited Away 27/10/2018.
Jules de Mirville écrit :
Malheureusement, de l'autre côté de l'Atlantique de pareils faits ne restent pas sans écho . Aussi toute la presse américaine est-elle, à l'instant même, saisie de la question, et, les demoiselles Fox transportant avec elles la contagion (comme le faisaient autrefois nos camisards), nous voyons en moins d'un an, toutes les villes principales du continent, Boston, Providence, New-Haven, Stratford, Cincinnati, Buffalo, Jefferson, Saint-Louis, Auburn, Manchester, Long Island, Portsmouth, New-Brighton, etc., envahies tour à tour et payant leur tribut au progrès mystérieux.”

Vers la fin de l'année 1852, l'épidémie avait été importée dans le nord de l'Écosse par quelques mediums américains.” (Pneumatologie, Mirville)"
Fin avril 1853, la contagion atteint la France. Bientôt, après Paris, les tables commencent à tourner et à parler dans toute la France. Les traditionalistes anti-Lumières paniquent, mais considèrent le phénomène en même temps comme une possible brèche pour le retour du spirituel (comme ce fut le cas en Ecosse plus tôt), et par là, qui sait, d’une monarchie théocratique… une occasion à saisir.

C’est certainement le cas pour l’illuministe et médium Jules de Mirville. L’Académie des Sciences refuse les phénomènes relatifs aux "esprits" (05/07/1854), mais de Mirville lit sa mémoire devant l'Académie des sciences morales et politiques, en les attribuant à des forces surnaturelles. On y débat sur la nature exacte des esprits. 

De Mirville s’exalte :
Deux siècles de déraisonnement complet, deux siècles de calomnies et de sarcasmes à rayer de nos annales, et à déjuger aujourd'hui ?

Toutefois, les embarras des lettres et de la philosophie ne seraient rien auprès de celui de nos sciences médicales . Songez donc à tout ce qu'elles ont amoncelé d'invectives, contre ces mêmes esprits, contre les possessions, contre les exorcismes, et contre le magnétisme en dernier lieu . Tout était dirigé contre le merveilleux de tous les genres, on eût dit qu'elles n'avaient pas d'autres maladies, d'autres ennemis à combattre .”

Or, comme cette théorie, M. le docteur Brierre de Boismont l'appelle à son tour « la plus funeste des erreurs sociales, » nous pouvons dire, logiquement, hardiment, que le retour à cette grande vérité de l'existence et de l'intervention des esprits, frappe de mort, instantanément, un de nos plus déplorables enseignements . Oui, toutes ces doctrines, funestes en ce qu'elles expliquaient toute espèce de phénomènes mystérieux par l'hallucination, les voici sapées dans leurs bases ! les prophètes sont vengés, les miracles vont se comprendre, les visions s'expliquer, les hallucinations collectives disparaître. Quel écroulement scientifique !” (Pneumatologie)
Il lui reste néanmoins quelques doutes :
Mais si nous voyons là toute une révolution, révolution véritable, absolue, radicale, pleine de lumière pour les chrétiens, nous y voyons aussi pour ceux qui ne le sont pas, des dangers non moins grands et des erreurs plus périlleuses encore . Le matérialisme est vaincu : mais à quel prix peut-être ?
Ce retour du paganisme “ignoré” pourrait-il menacer le projet théocratique catholique à l’échelle européenne ?
Le comte de Maistre, on le sait, partageait les mêmes craintes, mais il entrevoyait au delà la régénération de toute l'Europe et cette majestueuse unité qui arrivait à grands pas. Nous y croyons comme lui, mais après quelles épreuves et pour combien d'années ? Dieu seul peut le savoir .”
Les batailles spiritualistes-matérialistes se sont poursuivies au XIXème siècle, puis au XXème siècle. Notamment avec la recherche des origines de la religion universelle humaine dans le périmètre indien, la diffusion d’un réincarnationnisme occidental, d’abord chez des indianistes européens, puis des philosophes. La naissance desthéosophes” (™) et des anthroposophes, Le succès de Vivekananda devant le Parlement des religions de Chicago en 1893. Et puis, dans la continuation du “néopaganisme”, au XXème siècle, cet intérêt pour l’Inde débouche chez certains sur la volonté de découvrir les religions indiennes, pour elles-mêmes, enfin pour leur représentation en Occident... A défaut du retour de la théocratie catholique (ou bouddhiste ?), et en référence à “l’âge nouveau”, à l’ère du Verseau, on parlera de “New Age”. "Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas" (Malraux). Mais comme le rappelle de Mirville citant la Bible :
Vers les temps de l'Antechrist, est-il écrit encore, la magie couvrira toute la terre, et ces prodiges exerceront jusqu'à la foi des élus.”
Actuellement, dans ces temps très incertains, les replis identitaires et l’adhésion à de nouvelles identités, pris pour des refuges, ont le vent en poupe.

Un des dommages collatéraux de ce phénomène, le repli identitaire dans le bouddhisme (tibétain), est en train de faire exploser en vol les représentations occidentales du bouddhisme en général et du bouddhisme tibétain en particulier, pour ce qui nous concerne, et a pour effet de resserrer les rangs entre approches “spiritualistes” et “matérialistes”, avec des communicants bouddhistes (pleine conscience, paix, amour, compassion) tentant d’éteindre les incendies, en évitant de parler des nombreux sujets qui fâchent. Des réunions entre religieux et scientifiques sont organisées pour voir ce que les scientifiques peuvent apprendre des religieux, dans le faible espoir que certains éléments dits “surnaturels” seront un jour confirmés par les sciences. Les neuroscientifiques sont actuellement leur plus grand espoir, pourraient-ils un beau jour donner du crédit aux fluides et à la pneumatologie ? Voire même à l’immortalité de l’âme ? En attendant, le doute est encore permis, le surnaturel est en appel et en sursis, et business goes on as usual.

Lire aussi Sur l'entretien du tunnel (22/10/2017)

***

[1] Ghosts in Enlightenment Scotland, Martha McGill

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