L'Ascension vers l'empyrée de Hieronymus Bosch Sphère céleste la plus élevée, contenant l'élément igné |
Nous avons bien eu Orphée et Eurydice, Dante qui au XIVème siècle avait fait un tour dans les enfers, le purgatoire et les cieux accompagné par le poète Virgil, pour ensuite en témoigner dans sa trilogie. Il y a encore eu les mystères du moyen-âge, où le diable est vaincu sur la scène.
« Pour le chrétien, ces histoires étaient particulièrement instructives, parce qu’elles lui permettaient d'accomplir ce voyage par procuration plutôt que de le vivre comme punition des péchés commis ici-bas. » Orphée au Moyen Âge, John Block Friedman, Jean-Michel Roessli, p.175Au Japon, Il y a le théâtre Nô où les vivants et les mort se rencontrent, et au Tibet les revenants (tib. ‘das log) racontent les mystères qu’ils ont vu, pour notre édification morale. Les artistes ambulants au Tibet avaient chacun leur rôle : les bardes racontent l’épopée du roi Gésar de Ling, les maṇipa sont des conteurs qui édifient à l’aide d’illustrations, et les revenants racontent les plaisirs et les peines de l’au-delà et comment bien se comporter ici. Nangsa Euboum (snang sa ‘od ‘bum)[1] est peut-être la revenante la plus célèbre, sa vie ayant fait l’objet d’un opéra (tib. a lce lha mo). Nangsa n’avait pas cherché sa mort, mais le Seigneur de la Mort lui avait permis de retourner sur terre en lui donnant pour mission d’édifier le peuple tibétain.
Voyage au-delà de la mort publié par les éditions Claire Lumière (merci à Jack pour la référence) raconte la vie d’une revenante du siècle dernier, qui, elle, avait volontairement décider de devenir une « revenante ».
« En 1941, Dawa Drolma n'a que seize ans. Elle se lance pourtant dans la plus étrange des aventures. Inspirée par la divinité Tara Blanche, elle décide en effet d'entrer pendant cinq jours dans un état de catalepsie profonde proche de la mort physique. Guidée par Tara, elle entreprend alors un extraordinaire voyage qui la mène dans les "champs purs" (les paradis en quelque sorte) de Gourou Padmasambhava et des divinités Avalokiteshvara et Tara. Mais elle visite aussi les enfers, où elle assiste au jugement des défunts ainsi qu'aux terribles souffrances qui assaillent ceux dont la vie fut négative. Revenue dans son corps, elle livre, faisant le récit de son expérience, un vertigineux témoignage vécu sur l'outre-tombe, tel que le présente la tradition tibétaine. »C’est la déesse Tārā blanche qui lui avait fait découvrir l’autre monde comme le poète Virgil l’avait fait pour Dante. Mais c’est son lama qui lui avait préparé à ce voyage insolite. Il lui donna des instructions pour les rituels à faire et pour lui permettre de « garder » son corps. Cela lui a permis de visiter en compagnie de Tārā blanche, les terres pures de Padmasambava, les six destinées du saṁsāra, le mont Potala où réside Avalokiteśvara, puis les les terres pures de Vajrapāṇi et de Tārā. Dawa Drolma est morte en labeur à Lhasa en 1941 à un jeune âge (source).
Quelles que soient les comptes-rendus des mondes visités par ces visionnaires, elles partent tous du principe du dualisme corps-esprit, qui est inculqué dans chaque conte, dans chaque vers et chaque phrase, et donne sens à tout ce qui est conté et représenté.[2]
Les contes de spectres et de fantômes, qui sont distrayants, peuvent aussi servir d’autres causes. Pour cela, on peut se tourner par exemple vers l’Angleterre entre 1600 et 1800. A partir du milieu du XVIème siècle, le Purgatoire était « aboli » par les protestants anglosaxons, selon Sasha Handley, ce qui avait pour conséquence l’annihilation de cette terre intermédiaire (genre de « monde imaginal »), passage obligé entre le Ciel et la Terre. Comment désormais expliquer le parcours postmortem des âmes des morts ? La croyance en les esprits était également sous attaque.[3] D’autant plus que ces « abolitions » étaient accompagnées par la naissance de la science moderne et les idées des Lumières. C’était cependant sans compter de la ténacité de ces croyances pendant cette période de « désenchantement » généralisé. Les contes de fantômes restaient populaires et les explications de mondes imaginaux et leurs habitants gardaient leur plausibilité. L’Angleterre post-1770 est connue comme un berceau de contes gothiques, hantés par de nombreux fantômes. La croyance en les esprits s’étaient maintenue entre 1660 et 1800, malgré les diverse attaques. Et la réhabilitation des esprits et les histoires de spectres allaient servir la restauration politique et religieuse en Angleterre.
En effet, les prêtres anglicans étaient en guerre contre les « athées » et les « sadducéens ». Le terme « athée » recouvrait à cette époque l’idée d’athéisme mais aussi de diverses vues religieuses hétérodoxes et des penchants libertaires. Les sadducéens étaient à l’origine une secte judaïque, qui contrairement aux pharisiens, ne croyaient pas à la résurrection des morts et à l’existence des anges. On craignait que ces croyances n’étaient que lé début d’un désenchantement généralisé susceptible de conduire ultimement au déni de Dieu et du christianisme même[4]. Les histoires de spectres étaient utilisées comme une arme de ré-enchantement dans cette bataille. Mais pas uniquement, les spectres pouvaient aussi faire des apparences très pratiques pour révéler un meurtrier, une femme infidèle, un exécuteur testamentaire frauduleux et d’autres injustices, et ainsi contribuer à répandre l’idée de l’intervention divine[5]. Rien qu’en soi, l’apparition d’un spectre pouvait être considérée comme une preuve de l’existence d’un au-delà, de l’immortalité de l’âme (même troublée) et implicitement du dualisme corps-esprit. Si le message est répété assez souvent, il en restera bien quelque chose.
Au XVIIIème siècle, les histoires de spectres furent des apparitions très régulières dans les périodiques. Il y avait même une école de poètes appelée « Graveyard School of poetry »[6]. Sasha Handley raconte l’histoire de Scratching Fanny (Lynes) et sa réception, qui divisa même les prêtres anglicans. William Kent, qui joue le mauvais rôle dans l’histoire, fera même appel au pasteur méthodiste, Thomas Broughton, et l’on procède à une séance « spiritiste » (le mot spiritisme apparaîtra ultérieurement) pour poser des questions directement à Fanny Lynes. Nous sommes en 1762. Le spiritisme fera rage plus tard partout en Europe et aux Etats-Unis, mais il semblerait bien qu’il s’agisse d’une sorte de monstre de Frankenstein appelé à la vie par le clergé anglais lui-même. Seulement, la réhabilitation des esprits n’allait pas forcément servir la religion, mais donner naissance à des courants spiritualistes et occultes, et renforcer l’idée du dualisme corps-esprit. La littérature fantastique lui doit beaucoup. La combinaison des sciences naissantes et de spiritualisme produira justement Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley en 1818, l’électricité étant un fluide moderne animant le corps.
Frontispice du livre de Mary Shelley (1831) |
J’aime citer Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje), l'auteur de la plus ancienne hagiographie (env. 1258-66) de Réchungpa, qui semble avoir perçu un désenchantement dans la doctrine Dzogchen de son époque (XIIIème siècle). Je pars du principe que les hagiographes parlent toujours de leur propre époque (jusqu’à preuve du contraire). Il fait donc dire à une adepte népalaise du culte de Vajrayoginī que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis. Ce passage, écrit au XIIIème siècle, semble donc suggérer l’existence d’un Dzogchen « saducéen » et « athée », qu’auraient pratiqué Réchungpa (XI-XIIème siècle) et son maître dzogchen Kyiteun. On pourrait d’ailleurs également en déduire que Réchungpa n’aurait peut-être pas connu Vajrayoginī avant ce voyage. Comment réhabiliter la croyance en les dieux et démons nécessaire aux siddhis ? La solution est très semblable à celle des prêtres anglicans, c’est-à-dire en stimulant l’imaginaire. En racontant des histoires sur les dieux et les démons et leurs interventions divines. En racontant comment certains témoins privilégiés reviennent de la mort pour rendre compte de ce qu’ils avaient vu. Ce sera le travail des conteurs et des hagiographes qui racontent la vie des mahāsiddhas et leurs transmissions à des tibétains qui à leur tour devenaient comme des mahāsiddha. Les contes de cimetière, les comptes-rendus de revenantes, les maṇipa[7], les bardes, et les hagiographes étaient les acteurs d’une littérature fantastique qui servait en même temps de propagande spirituelle.
De nos jours, le genre fantastique avec ses zombies, vampires, revenants et autres walking dead, sert plutôt à la récréation (entertainment), mais peut avoir pour effet secondaire d’imprimer un dualisme corps-esprit, et donc un spiritualisme. Notre époque a aussi ses « revenants » en la personne des témoins[8] d’une expérience de mort imminente (EMI), alias « décorporation ». Voir par exemple l'expérience type selon Moody.[9] Ou des personnes qui racontent comment elles sortent de leurs corps et voyagent dans leurs corps astral, par exemple le cas de Nicolas Fraisse qui fait les plateaux de télé pour témoigner. Fraisse est un collaborateur de recherche et le revenant de service de l'Institut Suisse des Sciences Noétiques (ISSNOE), une fondation reconnue d’utilité publique, apprécié entre autres par Igor et Grishka Bogdanov et Frédéric Lenoir. Le père Francis Tiso, qui est également en contact avec l’Institut des sciences noétiques, fait des recherches sur le corps d’arc-en-ciel ou corps de résurrection chez les tibétains. Le dualisme corps-esprit et le spiritualisme s’entretiennent à grands frais, surtout en des temps difficiles de matérialisme. Et c'est souvent un entretien poétique.
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[1] Rigs bzang gi mkha' 'gro ma snang sa 'od 'bum gyi rnam thar. Il y a de nombreux articles sur Nagsa Euboum dans Bod kyi lha mo’i khrab gzhung, Lhasa 1989, pp. 44-132. Source Alex McKay, Pilgrimage in Tibet.
[2] « The spiritual meaning of ghost stories was the most consistently expressed context in which they were recommended to readers in the years 1660 to 1800. Ghost stories were used to encourage but also to off set anxieties about the ambiguous process of salvation, and to promote good devotional habits. Th ese stories also responded to the particular challenges of religious life in these years. Reported visions of ghosts lent succour to formal doctrines of the soul’s immortality, bodily resurrection and the authority of the Trinity. Th ey also furnished fresh evidence of the workings of the Holy Spirit, which was particularly important against a growing chorus of attacks from rational dissenters who were seeking to exorcize revelation from spiritual life. »
[3] Sasha Handley, Visions Of An Unseen World : Ghost Beliefs and Ghost Stories in Eighteenth Century England, 2007. « Mortalism », Diggers (Bêcheux), Levellers (Niveleurs), Ranters,…
[4] « In 1678 Ralph Cudworth was similarly optimistic about the relevance of ghost stories to orthodox Christian beliefs when he claimed in his True Intellectual System of the Universe that ‘If there be once any visible ghosts or spirits acknowledged as things permanent … it will not be easy for any to give a reason why there might not be one supreme ghost also, presiding over them all and the whole world’. In the same year the Anglican divine Benjamin Camfield reaffirmed Cudworth’s emphasis on the relationship between ghost stories and the Trinitarian consensus of orthodox Restoration theology. The denial of spirits, he believed, led inevitably ‘to the dethroning of God, the supreme Spirit, and Father of Spirits’. »
[5] « It was widely accepted that ghosts were the souls of the dead who returned to confess their sins to the living to speed their passage through the fi res of purgatory. »
[6] « the work of the so-called Graveyard School of poetry that rose to prominence in the mid-eighteenth century, which included men like Thomas Gray, Edward Young, Robert Blair, James Hervey and T omas Parnell. » « Thomas Parnell’s 1721 A Night Piece On Death invoked the image of a ghost rising from the grave to voice the central message of his poem, crying ‘Think, Mortal, what it is to dye’ as it burst out from its shallow grave. »
[7] Selon Alex McKay (Pilgrimage in Tibet), la tradition maṇipa daterait du XVème siècle, et aurait commencé avec mKhas grub Nor bzang rgya mthso (né en 1478). Selon Stein elle daterait du XIIème siècle.
[8] Les premiers témoignages contemporains furent recueillis par le Docteur Elisabeth Kübler-Ross qui préfaça le premier ouvrage du Docteur Raymond Moody La vie après la vie, publié en 1975.
[9] « Voici donc un homme qui meurt, et, tandis qu’il atteint le paroxysme de la détresse physique, il entend le médecin constater son décès. Il commence alors à percevoir un bruit désagréable, comme un fort timbre de sonnerie ou un bourdonnement, et dans le même temps il se sent emporté avec une grande rapidité à travers un obscur et long tunnel. Après quoi il se retrouve soudain hors de son corps physique, sans quitter toutefois son environnement immédiat ; il aperçoit son propre corps à distance, comme en spectateur. Il observe de ce point de vue privilégié les tentatives de réanimation dont son corps fait l’objet (...) Bientôt, d’autres événements se produisent : d’autres êtres s’avancent à sa rencontre, paraissant vouloir lui venir en aide ; il entrevoit les esprits de parents et d’amis décédés avant lui (...) Mais il constate alors qu’il lui faut revenir en arrière, que le temps de mourir n’est pas encore venu pour lui. À cet instant, il résiste, car il est désormais subjugué par le flux des événements de l’après vie et ne souhaite pas ce retour (...) Par la suite, lorsqu’il tente d’expliquer à son entourage ce qu’il a éprouvé entre temps, il se heurte à différents obstacles. En premier lieu, il ne parvient pas à trouver des paroles humaines capables de décrire de façon adéquate cet épisode supraterrestre (...) Pourtant cette expérience marque profondément sa vie et bouleverse notamment toutes les idées qu’il s’était faites jusque là à propos de la mort et de ses rapports avec la vie. »
Raymond Moody, La vie après la vie, 1977
Dear J., I believe individual accounts of afterlife experiences seem to have gotten going in western European Christianity by the middle of the 7th century, around the time Songtsen Gampo ruled Tibet. I've been reading Peter Brown's The Ransom of the Soul: Afterlife and Wealth in Early Western Christianity. The 'das-logs he names are Fulsa and Barontus. He sees this as a time when the classical cosmos view of the world that includes the stars was finally nearly eroded away and a Christian moral universe was emerging as *the* way to see where we are (and thereby bringing in Medieval Christian period). In those early days Christians saw the events of the afterlife a lot differently than they have since then (for one thing the only saints were martyrs, and martyrs were the only ones who had a ticket straight into heaven; ordinary believers got on a very slow boat to nowhere). You think nowadays with Baptist movies like "90 Minutes in Heaven," we're seeing the beginning of a new medieval age?
RépondreSupprimerYours D.
Thank you for the reference Dan. Isn’t it fascinating how things swing and turn around incessantly ? The path of a martyr is still a direct one to heaven for jihadists who hardly ever had anything to do with religion.
SupprimerI will look out for the Baptist movie. I just watched a documentary on Buddhist monks in Myenmar using all the Christian missionary strategies to convert the Chin villages (80% Catholic) in the Rakhine state to Buddhism.
Le Pouvoir des moines (https://www.publicsenat.fr/espace-replay), not sure you can watch it outside France.
Do my English comments get turned into French and back again? I notice weirdnesses of syntax and grammar have been introduced into my prose. It isn't the first time. Guess I should just cooperate and write in French if I were up to it. My point was (following Peter Brown's arguments) that 'das-log-like stories in 7th century France may have had something to do with the successful Christianization of the moral universe (eliminating at long last elements of world views that held over from the Classical world). I hope my saying so doesn't make me sound like a functionalist (with their attendant pathetic fallacies). I'm not saying that the French 'das-log stories were created with the intention to do what they did. No, they just happened in their good time and along the way contributed to that interesting historical shift that helps define the Middle Ages. As a child I went to a church for awhile where the most quoted book after the Bible itself, was "Justin's Book of Martyrs," so it may be premature to say Christians have put their original martyrdom complex to rest. But then, Yes, Buddhists need to leave the guilt and martyrdom complexes to the real specialists, the Christians, and keep themselves busy with awakening instead.
SupprimerPerhaps it’s my English contaminating yours 😊 I didn’t notice anything.
SupprimerI will definitely read peter Brown’s book, the subject intereste me a lot. I understand your concern about functionalism, yes we have to be careful to not ascribe intentions if there is no reason to do so, except for playing with ideas. Can intentions also be unconscious ? Wonder what the Vinaya would have to say about that. But I think that in the case of the blog article, the Anglican ministers did seem to have those intentions.
You are probably right about Christian martyrdom. Pope Francis declared there are more martyrs now than ever beforehttps://www.aed-france.org/pape-francois-il-y-a-davantage-de-martyrs-aujourdhui/ and that persecution is one of the beatitudes… let’s stick with awakening indeed.