La période hellénistique se situe entre Aristote et l’apparition du néoplatonisme et connaît l’essor de la philosophie dans un monde toujours dominé par le religieux. L’hellénisme n’est pas simplement l’influence de la culture et la civilisation grecque qui s’étend jusqu’en Inde, mais aussi la naissance de valeurs universalistes. Sans doute grâce à la philosophie, qui est après tout une recherche de l’universel. Pendant cette période, les religions et les doctrines philosophiques sont en dialogue. On parle de judaïsme hellénistique (qui a une présence importante en Egypte), plus tard de christianisme hellénistique, et il y a une certaine mondialisation des religions à mystères, « les mystères d’orient » (avec e.a. le zervanisme).
Si le bien souverain se situe désormais dans le domaine de la connaissance, celle-ci peut avoir des origines différentes. Il y a celle des hommes, construite péniblement à force de réflexion et de raisonnements, et il y a celle qui a des origines surnaturelles, que l’on obtient comme une grâce et dans le cadre d’un mystère. Elle se mérite aussi, mais autrement. Une connaissance naturelle (bottom up) et une connaissance surnaturelle (top down). Ça peut produire des clashs. Ainsi, Paul dans le premier épître aux Corinthiens :
« 21 Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. »Mais comme dans tout dialogue, les parties s’influencent mutuellement. La philosophie intègre des éléments religieux (néoplatonisme) et les religions intègrent des éléments philosophiques. Le bien souverain est bien la connaissance, mais une connaissance divine, qui agit sur le monde, qui le forme et qui l’informe.
Quand le terme gnose est utilisé chez Platon (5ème s. a.v. JC)[1], il signifie « connaissance servant à influencer et à contrôler »[2], sans avoir la connotation ésotérique qu’elle acquiert ultérieurement. Il semble donc bien avoir le sens d’une certaine science. Au départ, le terme gnostique (gnostike) était simplement la forme de l’adjectif se rapportant à cette science et ne désignait pas un groupe de personnes, à qui elle fut transmise.
La philosophie n’est pas apparue de rien et a elle-même des racines religieuses.
« Le logos physique est l'ordre rationnel et immanent du monde (kosmos), de part en part déterminé par des relations causales qui ne souffrent pas d'exception. Les Stoïciens distinguent deux principes cosmologiques fondamentaux, qui reproduisent la division stricte entre agir et pâtir : la matière (hulè), qui est pur principe indéterminé, stricte capacité de subir, et le logos duquel chaque chose tire sa détermination. Ils appellent ce logos « dieu », en tant qu'ils le considèrent comme le démiurge, à l'action motrice et formatrice. Son nom physique est le «feu », héritier du logos héraclitéen : ainsi, pour Zenon, le dieu est « un feu artisan qui procède méthodiquement à la genèse du monde ». En outre, chaque être vivant, chaque corps, chaque individu du monde physique, contient des logoi spermatikoi, des raisons séminales, selon lesquelles il se développe, chacune représentant la raison singulière de la loi fatale conformément à laquelle il se développera, pourvu qu'il rencontre des conditions favorables. C'est le logos, on le verra, qui justifie l'identité stoïcienne entre nature (nature commune comme nature propre), destin, providence et Zeus. Raison divine, le logos désigne aussi la raison humaine et le discours. »[3]Les raisons séminales (logoi spermatikoi) justement. Cette idée que l’on voit apparaître dans le stoïcisme[4], puis chez les néoplatoniciens et finalement dans le christianisme[5], a enflammé pas mal de cerveaux en quête de gnose. Le monde a été créé sous forme de semences (divines) qui sont la source de tout ce qui vit.
« Comme les femelles sont grosses de leur portée, le monde lui aussi est gros des causes des êtres qui doivent naître. » [Augustin, La Trinité, III, 7, 12-8, 15, cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.121]Le dualisme matière (hulè)- verbe (logos) convient parfaitement aux gnostiques (gnostikos) anciens, où les semences (logoi spermatikoi) sont celles du démiurge. Un des principaux courants du gnosticisme est le gnosticisme séthien, qui descendrait du troisième fils d’Adam et Ève, Seth, patriarche de Noé et donc véritablement à l’origine de la race humaine. Parmi les 14 traités de la Bibliothèque de Nag Hammadi se trouve un livre intitulé Les Trois Stèles de Seth.
La particularité de ce courant gnostique est la présence d’une déesse-mère (Barbélo) dans la triade divine à l’origine du monde plérômatique (S. śuddha T. dag pa), pour être complet nous avons l’Inengendré, Barbélo et l’Autogène (l’Autoengendré). H. -M. Schenke[6] a tenté de résumer le gnosticisme séthien en six points :
1) la prise de conscience de soi comme membre de la semence de Seth sauvée par nature;Barbélo est la pensée première (Protennoia), la génératrice et la Sagesse. Avec l'Autogène, le géniteur de l’homme parfait, elle s’occupe du salut des êtres. « Barbélo se dispense aux élus (T. skal ldan) pour devenir principe de leur rassemblement; de même, l'Autogène, hors du Plérôme (S. śuddha T. dag pa), s'est dispersé en tout lieu (T. ma dag pa’i gnas) pour être constitué sauveur. C'est pourquoi aux deux il revient de donner puissance, de sauver, chacun à son niveau propre. »
2) le personnage de Seth comme sauveur à la fois céleste et terrestre, ou celui d'Adamas, sauveur céleste et terrestre, se servant de son fils Seth comme médiateur du salut;
3) la périodisation de l'histoire sous la forme des quatre Éons ou Luminaires. Harmozel. Oroiaël, Daveithé et Eleleth;
4) la triade du Père primordial, de la Mére-Barbélo et de l'Autogène- Fils;
5) la localisation du royaume du démiurge Ialdabaoth au-dessous des quatre Éons, présidant
6) les destinées du monde d'en-haut qui prédéterminent l'Histoire[7].
Ceux qui sont familiers avec le dzogchen bön et séminal doivent se sentir en terrain connu. Il y a d’autres parallèles assez étonnants dans le contexte des Trois Stèles de Seth.
La déesse-mère Barbélo a fait l’objet de cultes particuliers. Dans des cultes qui portent son nom : Barbélonites, Borboriens, Borboniens ou Barbélognostiques, ou dans d’autres comme les Nicolaïtes, les Phibionites, les Phémionites et les Ophites. Elles sont toutes accusées d’être des sectes licencieuses.
Les Barbélognostiques croyaient notamment que la Mère céleste Barbélo avait engendré le démiurge Ialdabaoth, "Yalda-bahut" signifiant "Fils du chaos").
« Ce dernier créa le monde matériel et les archontes qui le gouvernent en y incorporant des particules de lumières (les âmes) perdues par Barbélo. Pour délivrer ces âmes prisonnières de la matière et des archontes, Barbélô séduit ceux-ci afin de les dépouiller de leur semence lumineuse. C'est pourquoi on l'appelle aussi Prounikos (Lascive). »[8]La Mère céleste a donc fourni la substance de vie avec laquelle le démiurge « Fils du chaos » crée les êtres. Il est très probable que ces semences lumineuses aient des liens avec les raisons séminales (logoi spermatikoi) des stoïciens. Non seulement, ces raisons séminales ont été essentialisées par ces gnostiques, mais la métaphore « séminale » sera banalisée.
« Barbélo, par ses charmes (la séduction provoque l’intense désir des archontes qui éjaculent leur semence. Dans l’interprétation gnostique, il s’agit d’une ruse envisagée par Barbélo de façon à soustraire aux archontes les parcelles de lumière qu’ils avaient auparavant englouties. »[9]Chez les phibionites, ces théories ont pu donner lieu à des procédés d’identification et d’imitation :
« En apparence orgiaques, ces cérémonies sont en rapport avec la vision que les phibionites ont du cosmos, et la façon de s’en libérer. Outre le fait de satisfaire aux exigences des archontes résidents dans les 365 ciels, ces « mœurs » répondent au besoin de réunir la semence divine implantée dans le monde et actuellement dispersée dans la semence masculine et le sang féminin. En les réunissant et les consommant on ne procède pas seulement à la réunification nécessaire , mais on évite surtout la procréation qui contribue à nous maintenir prisonniers du monde. »[10]D’autre part, cette « semence de Seth sauvée par nature » dispense les adeptes de toute obligation et de toute responsabilité à cause de la nature différente de la semence déjà sauvée par nature et d’un monde qui est la création du démiurge et des archontes.
C’est ce genre de raisonnement (irresponsabilité) que rejette l’église, p.e. dans les procès contre le quiétisme :
« 6° Notre libre arbitre une fois remis à Dieu avec le soin et la connaissance de notre âme, il ne faut plus se soucier des tentations ni prendre la peine d'y résister. Les représentations et les images les plus criminelles qui affectent alors la partie sensitive de l'âme sont tout à fait étrangères à la partie supérieure. L'homme n'est plus comptable à Dieu des actions les plus criminelles, parce que son corps peut devenir l'instrument du démon, sans que l'âme, intimement unie à son Créateur, prenne aucune part à ce qui se passe dans cette maison de chair qu'elle habite. »Cela se traduisit ainsi dans la secte des Gnostiques Ophites décrite par Épiphane, dans le Panarion, 26.4.1. Ne pas oublier qu'il s'agit d'une description désavantageuse d'un adversaire.
« Ils partagent leurs femmes en commun, et quand quelqu'un arrive, qui pourrait être étranger à leur doctrine , les hommes et les femmes ont un signe par lequel ils savent se faire reconnaître à l'autre (.....)Quand ils ont eux-mêmes été rassurés, ils passent immédiatement à la fête, celle-ci étant prodigue de viandes et de vins, même si elles peuvent être pauvres (.....)
Quand ils se sont bien repus et se sont, si je puis dire. rempli les veines d’un surplus de puissance, ils passent à la débauche. L’homme quitte sa place à côté de sa femme et dit, à celle-ci : 'Lève-toi et célèbre l’union d’amour avec le frère'. Les malheureux se mettent alors à forniquer tous ensemble (.....)
Une fois qu’ils se sont unis, comme si ce crime de prostitution ne leur suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre ignominie : l’homme et la femme recueillent dans leur main le sperme de l’homme, s’avancent les yeux au ciel et. leur ignominie dans les mains, l’offrent au Père en disant : 'Nous t’offrons ce don, le corps du Christ'. Puis ils mangent et communient avec leur propre sperme. Ils font exactement de même avec les menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y communient de la même manière. Et, disent-ils, c'est le sang du Christ. Car quand on lit dans l'Apocalypse : 'J'ai vu l' arbre de vie, avec ses douze sortes de fruits , rendant son fruit chaque mois'(Apocalypse 22:2), ils l'interprètent comme étant une allusion aux périodes mensuelles des femmes. Pourtant, dans leurs rapports les uns avec les autres, ils interdisent néanmoins la conception. Car le but de leur corruption n'est pas la génération des enfants, mais la simple satisfaction du désir, le diable jouant à son propre jeu avec eux, et ainsi les images provenant de Dieu sont ridiculisées (.....)"
Lorsque l’un d’eux a par erreur laissé sa semence pénétrer trop avant et que la femme tombe enceinte, écoutez les horreurs qu’ils commettent. Ils extirpent l’embryon dès qu’ils peuvent le saisir avec les doigts, prennent cet avorton, le pilent dans une sorte de mortier, y mélangent du miel, du poivre, et différents condiments ainsi que des huiles parfumées pour conjurer le dégoût puis ils se réunissent et chacun communie de ses doigts avec cette pâtée d’avorton en terminant par cette prière : 'Nous n’avons pas permis à l’Archonte de la volupté de se jouer de nous mais nous avons recueilli l’erreur du frère'. Voilà, à leurs yeux la Pâque parfaite. Mais ils pratiquent encore d’autres abominations. Lorsque, dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs mains avec la honte de leur sperme, l’étendent partout, et les mains ainsi souillées et le corps entièrement nu, ils prient pour obtenir, par cette action, le libre accès auprès de Dieu".
(Épiphane ajoute que les phibionites offraient ainsi leur semence aux trois cent soixante cinq anges, et qu’après être parvenus sept cent trente fois à cette turpitude, ils s’écriaient : "Je suis le Christ")
« (.....) Ils oignent leur corps, nuit et jour, à la fois les femmes et les hommes, d'onguents, de baignade et d'auto-indulgences, et ils boivent. Ils exècrent ceux qui sont rapides , et disent : 'Il ne faut pas être rapide. La rapidité est l'œuvre de l'Archonte par qui ce présent âge du monde a été produit. Il faut prendre de la nourriture, de sorte que l'organisme puisse être solides et en mesure de rendre ses fruits »[11]
Le comportement licencieux des Ophites est à la fois l’expression de la liberté de l’emprisonnement par le démiurge et les archontes, une prise de conscience de cette liberté en se reconnaissant « semence déjà sauvée par nature », et une libération de la semence emprisonnée (au sens littéral du terme), qui est alors offerte, c’est-à-dire rendue à Barbélo et les siens.
De nouveau, de nombreux éléments « tantriques de la main gauche ».
Ce type de comportement licencieux qui dérangeait se trouva également en Inde, au Tibet et en Chine, où les métaphores séminales finissaient également souvent en eau de boudin...
Les gnostiques ont été condamnés rapidement par l’église, et dans leur ensemble. Il n’y avait plus de place pour la Mère Barbélo. C'est le Saint-Esprit qui prendra sa place.
Actes 15:19-20
C'est pourquoi je suis d'avis qu'on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, 20 mais qu'on leur écrive de s'abstenir des souillures des idoles, de l'impudicité, des animaux étouffés et du sang.
Actes 15:28-29
28 Car il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer d'autre charge que ce qui est nécessaire, 29 savoir, de vous abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l'impudicité, choses contre lesquelles vous vous trouverez bien de vous tenir en garde. Adieu.
Pour la curiosité, et pour montrer que ce genre de raisonnement s'était maintenu assez longtemps, la figure ci-dessus représente la cosmogonie selon Paracelse (16ème siècle). Le principe actif est appelé astra (logoi spermatikoi). Celui-ci est émis par Dieu et accueilli dans les quatre matrices de la Mère de toutes les choses (Mysterium Magnum) produisant les quatre éléments.
"Toutes les choses créées dont la nature est périssable ont une origine commune dans laquelle elles ont été déterminées. Elles sont saisies et contenues entre les éthers. Il faut comprendre que toutes les créatures proviennent d’une matière unique et que chacune, en conséquence, n’a pas sa matière spécifique. Cette matière, c’est le Mysterium Magnum. Elle échappe à toute investigation, ne repose sur aucune essence et n’est pas non plus formée d’une image. Elle n’a pas d’attribut propre et de même elle est sans couleur et sans nature élémentaire. Aussi loin que s’étend l’éther, aussi loin s’étend le cercle du Mysterium Magnum. Ce Mysterium Magnum est une mère pour tous les éléments et une grand-mère pour toutes les étoiles, les arbres et les créatures de chair. Et de même que les enfants naissent d’une mère, ainsi, du Mysterium Magnum, sont nées toutes les créatures, les sensibles, les insensibles et toutes celles qui appartiennent au même ordre. Le Mysterium Magnum est une mère unique pour toutes les choses mortelles, lesquelles ont pris leur origine en lui et non ailleurs, dans une unique création, une substance, une matière, une forme, une essence, une nature et une inclination données." Extrait d'Archidoxes de Théophraste.
***
[1] Dans la Politique
[2] knowledge to influence and control
[3] Les stoïciens I, Frédérique Lidefonse, Les Belles Lettres, pp. 26-27
[4] « D’après un texte des Placita du Pseudo-Plutarque, selon les stoïciens. Dieu, feu artiste intelligent (noeros), produit le monde, qu’il traverse, en contenant en lui tous les logoi spermatikoi selon lesquels tout se produit selon le destin. Cette dernière assertion signifie simplement que, comme le destin est l’expression de la volonté divine, les logoi spermatikoi divins sont le code qui structure l’univers non seulement dans sa nature, mais aussi dans son développement et son histoire. » Philosophie Antique n° 5 - Stoïcisme : physique, éthique p. 47
[5] Athenagore d’Athène, Tertullien, Gregoire de Nyssa, Augustin d’Hippo, Bonaventure, Albert le grand et Roger Bacon.
[6] Das sethianische System nach Nag Hammadi-Handschriften, Brill 2012
[7] Les trois stèles de Seth: hymne gnostique à la Triade (NH VII,5) publié par Paul Claude
[8] Source
[9] Femme, gnose et manichéisme: de l'espace mythique au territoire du réel, Maddalena Scopell, p. 65
[10] Source
[11] Source
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