mardi 12 mai 2020

Un bouddhisme pneumatique ?



Système d'air pneumatique ascendant...

Le Bouddha avait enseigné l’attention au souffle (ānāpānasati), comme une méthode pour établir l'attention (satipaṭṭhāna) et pour développer la concentration. L'Ānāpānasati sutta et le Satipaṭṭhāna sutta sont les sources de ces méthodes. Le souffle y sert uniquement de support physique à l’attention. L’attention peut également être développée en prenant appui sur les sensations (vedanā), les processus mentaux (citta) et les dharmas.

Contrairement aux Jains, le bouddhisme n’affirme pas l’existence d’une âme ou essence (ātma), et se voit comme une voie du Milieu entre être et non-être. Pour les Jains, l’ātman est quasi-matérielle : elle peut avoir un poids, qui la fait descendre ou monter dans la progression des naissances. C’est la conséquence du fruit des actes (karma) qui s’y attache, également de façon quasi-matérielle. L’objectif est de débarrasser l’âme de tout ce qui l’alourdit (karma), pour qu’elle puisse monter au monde des siddha, qui est un monde d’âmes éthériques et immortelles, à l’abri du cercle des renaissances.
« L’immortalité envisagée dans les textes brahmaniques est matérielle. Les éléments du corps étant dispersés dans la Nature au moment de la mort ce qui reste de l’homme après leur dissolution est subtil mais encore matériel. Ce n’est pas un pur esprit, ou bien c’est un esprit, au sens étymologique du terme, un « souffle », l’ásu), l’ātman ou le prāṇa. L’asu doit être réchauffé par le feu et véhiculé par lui au monde brillant des dieu). La liqueur d’immortalité, l’amṛta, agit d’ailleurs par la vertu du feu qu’elle contient et ce feu, quoique subtil, est essentiellement matériel. » J-L Filiozat, « Taoïsme et Yoga », dans Journal Asiatique, 1969
C’est cette notion matérielle de l’amṛta, du feu, et du souffle (ásu) que semblent retrouver les bouddhistes ésotériques, qui se tournent vers les pratiques d’immortalité d’origine non-bouddhiste. Les bouddhistes ésotériques ont voulu utiliser les méthodes non-bouddhistes donnant accès à des pouvoirs occultes (siddhi), et notamment à « l’immortalité », qui semblent avoir fait défaut dans leur propre offre spirituelle. « Manquer » à cause de la grande demande de ce type d’instructions. Les raisons de cette appropriation n’étaient pas uniquement religieuses ou théologiques, mais surtout politiques et religiopolitiques, voire « commerciales ». Les bouddhistes ésotériques ne cherchaient plus le nirvāṇa (extinction), qui déjà pour les bouddhistes du mahāyāna n’était plus l’objet recherché pour soi. Les bouddhistes du mahāyāna cherchaient l’omniscience ou la perfection de la sagesse, ultimement au service de la libération de tous les êtres. Les bouddhistes ésotériques à la fin du premier millénaire cherchaient, tout comme leurs collègues d'autres religions, surtout « l’immortalité », d’une façon quasi-matérielle, rejoignant ainsi la notion matérielle des textes brahmaniques auxquels Filiozat fait référence.

Bouddha pneumatique, non-saṃsārika

Pour les bouddhistes ésotériques, le souffle n’est plus simplement un support physique pour développer l’attention, mais devient la force vitale qui anime la vie des êtres. Celui qui sait maîtriser cette Energie, contrôle sa longévité et son « immortalité ». Le Corps immortel qu’il cherche à édifier (kāyasādhana) n’est pas un corps physique, qui reste mortel, car constitué d’éléments grossiers, mais un corps pneumatique, constitué de « pneuma », « d’ ásu », de « prāṇa », de « sève primordiale » (rasa, amṛta). Celui qui « chevauche » cette Energie, au lieu d’utiliser son pauvre corps physique comme un enveloppe charnel ou un « véhicule », est immortel, et - sans poids, ou poids-plume -, est prêt pour partir à l’assaut des Cieux.

Il ne s’agit donc plus du tout de développer l’attention – pour en faire quoi ? – en s’appuyant sur la misérable respiration d’un corps mortel, mais de saisir et contrôler directement le pneuma, d’en devenir inséparable, et ainsi devenir immortel. Voici le projet des bouddhistes ésotériques cherchant à développer un corps pneumatique, qui doctrinalement sera associé au Corps symbolique (sambhogakāya) d’un Bouddha. Dans ce Corps symbolique, on peut faire coucou aux bouddhistes ésotériques du futur, en vision, en songe, dans un monde symbolique parallèle etc., et les guider vers la maîtrise pneumatique de la sève primordiale, pour qu’ils deviennent à leur tour immortel.

Ce qui ressort de ce trop bref résumé, c’est que « souffle » et « esprit » sont des mots qui prêtent à confusion dans « le bouddhisme », si celui-ci fait référence à tous les bouddhismes... Esprit = citta = pneuma = prāṇa = ásu = âme = essence = être. Peut-on encore choisir entre "esprit" et "pensée" comme traduction? Les bouddhistes ésotériques contemporains ne se plaindront sans doute pas de ces correspondances, mais pas mal de maîtres bouddhistes (des « élitistes » dans des tours d'ivoire) du passé ne seraient pas d’accord, car cela nous replonge dans la dualité esprit-corps, avec l’invitation très claire de s’investir (pratiṣṭhāna) dans le pôle Esprit, ce qui ferait de la vacuité et de l’union indissociable des deux vérités, bien trop tièdes, des mots creux.

D’où vient l’idée d’un corps pneumatique et pourquoi semble-t-il si bien correspondre aux besoins des bouddhistes ésotériques occidentaux ? Il semblerait que Saint Paul en parlait dans la Première épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 15:35-38). Il semblerait que pour les Valentiens, l’homme ait un corps matériel, un corps psychique et un corps pneumatique, un triple corps. Pour Paul, il y eut un Adam psychique et un Adam pneumatique (1 Cor. 15, 45). Ces deux corps ont leurs semences propres, psychique et pneumatique, et les corps sont l'accomplissement de ces semences (skt. bīja) respectives[1]. Les bouddhistes ésotériques disent quelque chose de similaire pour les Corps formels (sambhogakāya) d’un Bouddha. Les semences pneumatiques sont activées dans le cadre d’un mystère ou d’une consécration (abhiṣeka). Pour Paul, le nouveau corps pneumatique (« demeure éternelle ») nous attend au ciel (2 Cor. 5). L’esprit/l’âme/le pneuma/l’ásu n’a qu’à s'y glisser dedans, ou se mélanger à elle, après la mort, étant de la même nature ignée. Le Saint Esprit se dit d’ailleurs « Pneuma hagion ». Les anciens adeptes des grandes religions monothéistes, qui se sont convertis au bouddhisme éstotérique ne seront pas trop perdus dans les préférences pneumatiques de celui-ci. Cela ne fera qu’une voie pneumatique de plus. Ceux pour qui le souffle n’est qu’un support d’attention pourront toujours se rabattre sur un bouddhisme plus classique, une voie plus spirituelle, dans le sens de Pierre Hadot[2]


Transfert pneumatique (tib. 'pho ba)

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[1] « Tu sèmes une graine de blé par exemple et Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu » (1 Cor 15)

[2] « des pratiques, qui pouvaient être d’ordre physique, comme le régime alimentaire, ou discursif, comme le dialogue et la médiation, ou intuitif, comme la contemplation, mais qui étaient toutes destinées à opérer une modification et une transformation dans le sujet qui les pratiquait. » Qu’est-ce que la philosophie antique ? (p. 22)

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