"Bataille de la vallée des larmes", Eduardo G. |
En lisant (parcourant) L’Instruction sur les états d’oraison de Jacques Bossuet, celui-ci - peut-être un peu repoussé dans ses retranchements - prend la défense d’une pratique religieuse très incarnée en actes, paroles, pensées, dévotions, etc., où les actes doivent être réitérées sans cesse, pour garder à distance l’oisiveté et l’ennemi. Du coup, seuls des religieux professionnels sont en mesure de réellement pratiquer une religion comme il se doit. C’est en « multipliant les prières et les demandes » qu'on « tachait de les rendre perpétuelles ». L’oraison perpétuelle selon Bossuet est donc la réitération continue d’actes religieux.[1] « Par cette réitération on [arrive] à une oraison plus simple, [que] sa simplicité rend continuelle d'une manière plus haute ». « On dit que l'oraison est continuelle pour exprimer la pente, la disposition, la facilité qui fait qu'on ne peine plus. » Peut-être cela ne suffit pas pour conduire à la perfection (d’ailleurs, quelle perfection existe-t-il pour un pécheur ?), mais au bout d’une vie bien remplie, on pourrait dire avec Paul « J'ai soutenu un bon combat, et la couronne de justice m'est réservée ».[2]
« Il est vrai que nous avons vu qu'il y a des actes de simplicité ou même de transport, qui échappent à notre connoissance, ou plutôt à notre souvenir ; mais si l'on n'y regarde de près, ces actes seront un prétexte aux âmes infirmes et présomptueuses pour ne rien faire du tout, et cependant se persuader qu'elles auront fait de grandes choses, que leur propre sublimité leur aura cachées. » (IEA p.644)C’est bien envoyé, mais que cela implique-t-il pour l’efficacité des méthodes utilisées ? En filigrane, on comprend bien en lisant Bossuet que la perfection n’est pas possible, car nous resterons au fond des pécheurs : « Qui est celui […] qui ne mêle pas dans l'oraison même des pensées du ciel avec celles de la terre, et qui ne pèche pas dans le moment même où il espéroit obtenir la rémission de ses péchés » ?[3] A cause de ce mélange de terre et de ciel, tout qu’il y a de réellement bien d’accompli (siddhi) est une grâce de Dieu. La réitération d’actes, inefficaces en eux-mêmes, ne sert qu’à la gloire majeure de Dieu. Rien n'est fait pour soi, être impur (car mélangé de terre), avec des motivations mélangées de terre. La croyance même en la possibilité de s’extraire de son vivant de la terre en s’élévant à Dieu, à travers une méthode, une méthode courte et facile qui plus est, enseignée par des "laïcs sans théologie" (Malaval) et même une femme (Madame Guyon) …, et à la portée de tous, est une aberration aux yeux de Bossuet. Pourquoi ferait-on encore l’effort d’entrer dans les ordres, et vouerait-on sa vie entière à Dieu, en multipliant les actes religieux à la gloire majeur de Dieu, si une mère de famille, « chargée de péchés, menée par divers désirs » arrive à s’élever par une méthode facile ?!
Tout ce que Bossuet écrit sur l’impossible perfection terrestre, et la présomption d’être arrivé à cette perfection est assez vrai, mais qui a planté cette idée de perfection (un Royaume céleste, sans « terre ») dans la tête des sujets et des croyants, en leur portant la Bonne nouvelle? La vie sur terre consiste alors à la toucher le moins possible, « la terre ». A oublier la part de « terre » en soi-même. A effacer toutes les traces de « terre » en se purifiant sans cesse. A remplir sa vie et sa tête, dès maintenant, d’images célestes toutes faites (imitation), tout le temps, partout, en toutes circonstances (voir mon blog La vision et les vues). Chasser « la terre » en la remplaçant par « du ciel ». C’est aussi l’objet de la voie de transmution (tib. sgyur lam) du bouddhisme ésotérique. Cela demande un effort continu, « la terre » étant absolument partout. Partout ? Non ! Car une petite parcelle de ciel irréductible résiste... Mais néanmoins, « tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière » (Génèse 3 :19). Le « tu » n’est en fait que l’enveloppe charnel avec ses tendances terrestres qui influencent l’âme céleste, en la tirant vers le bas. Sans l’idée d’une perfection absolue ailleurs (Royaume, khecāra, Terre pure, …), la terre serait-elle toujours une vallée de larmes, produites par le choc entre perfection et imperfection ?
Pour un être humain, la vie est forcément une vie terrestre, qui est ce qu’elle est. Faire miroiter une vie céleste parfaite post-mortem (la terre n’est rien, le ciel est tout), cela aide-t-il réellement à mieux vivre sur la terre, voire à mieux « supporter » la vie terrestre, ou cela empêche-t-il de vivre une vie équilibrée en mettant tous les efforts dans une vie terrestre bien conduite, y compris en respectant la part de ciel en soi, sans lui cédant le monopole ? Ce projet est-il possible quand l’injonction est donnée de réitérer sans cesse les actes religieux, jusqu’à une pratique perpétuelle et « simple », un remplissage continu d’images célestes pour chasser les terrestres, en attendant le coup de grâce divin ? Génération après génération ? Peut-être sauvera-t-on ainsi les âmes, mais quid des êtres humains faits « de ciel et de terre » ? La vision de la terre et des humains de cette idéologie-là n’est-elle pas comme une prophétie auto-accomplissante ? Plus on pratique une religion qui dénigre « le terrestre », et plus on fera de la terre une vallée de larmes. Une autre citation des Conférences de Jean Cassien, c'est l'abbé Moïse (première conférence) qui explique que la vie monastique, comme toute autre profession, " doit avoir une intention et une destination fixe, et qui ne cesse jamais". Bossuet continue en citant l'abbé Moïse (Coll. 1, c.iv) qui pousse le zèle très loin :
"... quand il y a eu quelque interruption, notre intention nous apprend où nous devons rappeler notre regard, et s'affligeant d'avoir été distraite, toutes les fois qu'elle l'a été, elle croit s'être éloignée du souverain bien. 'Ce qu'il ajoute est terrible, que l'âme regarde comme une espèce de fornication de s'éloigner de Jésus-Christ, quand ce ne seroit qu'un moment.'" (IEA, p. 509)Je serai plutôt d’accord avec la vision de Bossuet sur l’imperfection terrestre et que l’homme est un pécheur (imparfait), quoi qu’il fasse , mais au lieu de tout rejeter à cause de son imperfection, et de projeter un hypothétique salut sur une hypothétique perfection ailleurs après la vie terrestre (« le Pari »), je prendrai cela, comme le fait en théorie la voie du bodhisattva (avec ses propres arrières-pensées et agendas), comme un défi, en essayant d’accommoder au mieux (tib. bkod pa) la vie terrestre. Ce sera toujours imparfait, mais tant qu’à avoir un défi, un projet, un rêve, de l’espoir, l’espérance, et devant fournir un effort continu (« réitération »), ayons des projets à notre mesure d’homme. Cela réussira-t-il ? Je dirais avec Bossuet, que cela ne dépend pas de nous, pauvres pécheurs, mais cela ne nous empêche pas de le faire, avec désintéressement, par pur amour, éventuellement pour les plus braves, sans retours sur soi, à la gloire majeure de la Terre et de la vie terrestre, qui en ont bien besoin. Cette « pratique spirituelle » ne sera sans doute pas parfaite aux yeux d’un spirituel dualiste professionnel, mais son imperfection siérait parfaitement à celle de la Terre et des terriens.
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[1] « car on leur [= les Pères du Désert] voit pratiquer à tous la continuelle oraison par de continuels efforts et de continuelles excitations, que l'amour dont ils étoient remplis leur rendoit douces. »
[2] IEA, p. 644. II Timothée, IV, 7.
[3] IEA, p. 509, citant Cassien, Coll. XXIII, c.v.
Bonjour, as-tu lu "Mind Seeing Mind" de Jackson. Qu'en penses-tu ?
RépondreSupprimerBonjour David, non je n'ai pas encore lu. Sur la mahamudra gelougpa j'avais lu Alexandre Berzin, il y a longtemps. Il s'agit d'une révélation visionnaire de Manjushri à Tsongkapa, si je ne me trompe. Sinon, le titre du livre me gêne un peu, je me demande si c'est une citation d'un des textes du livre ?
RépondreSupprimerJe ne l'ai pas encore reçu. Mais la table des matières est alléchante. Un gros livre qui semble être une synthèse sur la mahamudra, vaguement centrée sur sa tradition geloug.
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