vendredi 15 mai 2020

Aho mahāsukha


Groundhog Day

On peut déceler dans le bouddhisme des śramaṇa un certain penchant antinomiste, comparable au cynisme et au stoïcisme grecs, qui s’exprime chez eux dans une vie à la marge de la société plutôt, que d’une inversion des valeurs. Le Bouddha s’est montré parfois très critique des valeurs et des croyances du brahmanisme. Ses adeptes ont continué cette tradition (voir p.e. Walpola Rahula Humor in pali Literature, p. 156). On retrouve cette même attitude critique plus tard p.e. chez Vimalakīrti ("Exposé de la loi concernant la libération inconcevable" Acintyavimokṣadharmaparyāya), cette fois-ci dirigée vers le bouddhisme établi de cette époque (la première traduction chinoise de Kumārajīva date de 406). Tous les grands héros du bouddhisme des auditeurs en prennent pour leur grade. Vimalakīrti présente et vie une certaine inversion de valeurs. Dans l’intérêt des êtres à convertir, et avec l’habileté en les moyens (upāyakauśalya), il fait semblant d’être malade, et fréquente les lieux mal famés pour convertir des êtres en détresse. La fin justifie les moyens.

Evidemment, ce texte comme d’autres grands sūtras (Soûtra de l’Entrée à Lankâ) sont des fictions, qui jouent avec le lecteur ou l’auditeur, dans le but d’une prise de conscience, d’une ouverture d’esprit et d’un réveil. Cela passe par des provocations, des inversions de rôles, souvent assez drôles, p.e. la transformation dun moine réputé misogyne en femme. Et cette tendance continue dans les tantras bouddhistes (p.e. le Buddhakapāla-yoginī-tantra Toh 424, Pékin 63), où les scénaristes du Bouddha samusaient bien.
Nous assistons au nirvāṇa du Bienheureux après qu’il a enseigné tous les tantras et mantras. Il se repose alors dans le vagin de la Déesse. Vajrapaṇi le maître ésotérique s’inquiète alors et questionne la yoginī Citrasenā. Le Bouddha a enseigné toutes les innombrables méthodes diverses destinées à des individus de grand, moyen et petit mérite. Mais quid des individus sans aucun mérite du tout, les libidineux, les idiots, les médisants, les sauvages ? Quel mantra ceux-ci pourraient-ils bien réciter pour être sauvé ? La yoginī lance alors des regards lascifs à Śakyamuni, dont la tête s’ouvre et qui produit un mantra (Oṃ buddhe siddhe susiddhe amṛta arje buddha kapāla sphoṭanipātaya trāsaya hūṃ ho phaṭ). Le mantra fuse, réduit les nāgas en-dessous de la septième sphère en cendres, retourne, entre par la bouche de Citrasenā, et ressort de son vagin pour finalement retourner dans le crâne du Bouddha. Le mantra est alors confié à Vajrapaṇi.”
Il existe un commentaire de ce tantra attribué à Saraha[1]. Le paṇḍit Indien Gayadhara (994-1043) avait surveillé la traduction tibétaine du tantra et du commentaire de Saraha. C’est ce même paṇḍit, qui est à l’origine de la transmission du Chemin et le fruit (tib. lam 'bras) de l’école Sakyapa. Il aurait reçu cette dernière transmission d’Avadhūti, qui l’aurait reçu de Virūpa.

La seule trace de l’approche non-engagement mental/Sahaja que nous avons finalement de Saraha, c’est son Dohākośagīti et le commentaire de celui-ci attribué à Advaya-avadhūtipa. Les autres oeuvres attribuées à Saraha sont yogatantriques et “pneumatiques”. C’est au titre de cette dernière catégorie d’oeuvres qu’il est considéré comme le patriarche (tib. mes po) du vajrayāna et du bouddhisme tibétain, également sous son aspect aborigène de Śavaripa.

J’avais longtemps pensé que le Saraha du Dohākośagīti et de son commentaire était plus ancien que sa “récupération” yogatantrique par le bouddhisme tibétain, mais je me demande maintenant si le Saraha du Dohākośagīti n’est pas une tentative d’attribuer à Saraha, en tant qu’ancêtre du vajrayāna, une approche plus contemplative du Naturel/non-engagement mental par le biais d’Advaya-Avadhūtipa et certains de ses disciples, avec un rôle important joué par Atiśa. Cela se passe à peu près à la même époque. Fait est qu’il existe finalement peu de matériaux d’une “mahāmudrā” non-tantrique (plus tard appelé “mdo lugs”, voire “snying po’i lugs”), et non-pneumatique (en référence au système Zhi byed de rMa sgom), que la période d’essor de cette approche n’a pas duré très longtemps, et qu’elle n’a pas pu résister à l’institutionnalisation du bouddhisme ésotérique au Tibet.

Si cela se trouve le Dohākośagīti et son commentaire, plus la tentative de l’enseigner au Tibet par Atiśa, éventuellement l’existence d’une “mahāmudrā Kadampa” et la méthode demahāmudrāde Gampopa étaient les principaux éléments d’un système hors encadrement tantrique. Cette “mahāmudrā” est toujours disponible comme une partie du cursus de diverses écoles tibétaines, notamment comme une introduction à “la nature de l’esprit”, mais pour réellement porter ses fruits, elle doit être suivie d’un engagement dans le vajrayāna avec tout ce que cela implique. Il y a un public pour ce dernier, pas pour une “mahāmudrā” Naturelle, trop proche d’une mystique sauvage trop discrète et dissoluble dans la vie. Tenter de reconstituer le contenu de ce système par une archéologie scripturaire trop complexe et désespérée (maigre et fragile) à travers des couches d’hagiographies, d’apocryphes et de pseudépigraphes, sans cesse renouvelés et mis à jour, me semble maintenant impossible, et pour tout dire inutile et sans intérêt.

Ce qu’a perdu, à mon avis, le bouddhisme ésotérique autosuffisant, désormais une institution, une religion traditionnelle, c’est justement l'antinomisme, l'iconoclasme, l’humour et la créativité de ses débuts. Tout est prévu et prévisible : “le fruit est déjà présent sur le chemin” (tib. 'bras bu'i lam khyer), et “la base, le chemin et le fruit sont une seule continuité” (tib. gzhi lam ‘bras bu). On sait exactement où l’on va et comment, et on y va conformément et inéluctablement, en réalité on y est déjà. La vie saṃsārique n’a qu’à bien se tenir. Aho mahāsukha.

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[1] Le Śrī-Buddhakapāla-yoginī-tantrapañjikā Jñānavatī (tib. dpal sangs rgyas thod pa'i rgyud kyi dka' 'grel ye shes ldan pa Toh. 1652). Notons que le texte est attribué à Saraha et qu’il a été traduit en tibétain par Gayadhara et Gyi jo lo tsa zla ba ‘od zer. Le même duo a également traduit le tantra. Je retiendrai donc les dates des traducteurs pour dater l’apparition du tantra et du commentaire. Il y a deux autres commentaires, attribués à Padmavajra (Toh. 1653) et à Abhayākaragupta (Toh.1654).

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