samedi 2 mai 2020

Du « sahajayāna » au « kālacakrayāna »


Pandits, détail Kālacakra, Himalayan Art 87223 

Śākyaśrībhadra (1127/1145-1225) était un des abbés de Nalaṇḍa. Il fut invité au Tibet, où il arriva en 1204, accompagné par un groupe de paṇḍits, parmi lesquels se trouva Vibhūticandra (tib. rnal ‘byor zla ba 1170-1230, né à Varenda dans l’Inde oriental comme un kṣatriya). Vibhūticandra se rendit au Tibet à trois reprises[1]. Tāranātha (1575-1634) pensa que Vibhūticandra fut le plus érudit des neuf paṇḍits juniors qui accompagnèrent Śākyaśrībhadra, et le considéra même comme un mahāpaṇḍita.[2] Quand Śākyaśrībhadra retourna au Cachemire en 1214, Vibhūticandra l’avait probablement accompagné jusqu’au Népal, où Vibhūticandra étudia ensuite auprès de maîtres bouddhistes Newar, tels que Buddhaśrī (?), et le mahāpaṇḍita Newar Ratnarakṣita. Auprès de ce dernier, il étudia notamment les tantras de Kālacakra et de Cakrasaṃvara. C’est de Ratnarakṣita, qu'il reçut le Yoga à six branches (ṣaḍaṅgayoga) du Kālacakra selon la tradition du mahāsiddha indien Anupamarakṣita[3]. Au Tibet, cette transmission est connue sous le nom de la lignée distante (tib. ring brgyud) de Vibhūticandra. Vibhūticandra plus tard devint l’abbé du monastère Stham Bihar à Kathmandou.

C’est là que, vers la fin de sa vie, Vibhūticandra « rencontra » le mahāsiddha Śavaripa, laquelle rencontre constitue l’origine de la lignée proche de Vibhūticandra (bi bhū ti nye bgryud). C’est Tāranātha qui raconte l’histoire.
« Une fois quand [Vibhūticandra] était très âgée, un jeune yogi avec des boucles d'oreilles en os dans ses lobes d'oreilles se présenta au monastère. On l’acueilla et on l’installa dans une véranda. Un jeune paṇḍit qui étudia la grammaire le surveilla. Quand il vit plusieurs signes merveilleux, comme l'absence totale de respiration [prāṇāyāma] chez le yogi, et la transformation de son corps en des couleurs et formes variées, il rapporta ces faits au mahāpaṇḍita [Vibhūticandra]. Le paṇḍita invita le yogi, qui lui répondait à toutes les questions, "posées mentalement", sans aucune hésitation. [Vibhūticandra] demanda « qui êtes-vous ? » « Je suis le siddha Śavaripa », répondit-il.[4] »
C’est dans ses Instructions sur le ṣaḍaṅgayoga[5], que Tāranātha affirme que Saraha avait basé sa pratique spirituelle sur le ṣaḍaṅgayoga, et que les termes techniques de cette tradition se trouvent partout dans son/ses ? Dohā[6]. La version la plus détaillée de l’hagiographie de Śavaripa, selon la tradition du ṣaḍaṅgayoga, est celle racontée par Padma Gar dbang[7]. J’intègre ici la traduction anglaise de Cyrus Stearns au complet pour des raisons pratiques, et que je ne dispose pas (encore) de la version tibétaine.
„ Śavaripa was born into a family of low caste troubadours in southern India. His father was named Loka and his mother Guṇa. He had two sisters. On one occasion they went to seek food on a mountain in Bengal where the master *Nāgārjunagarbha (Klu-grub snying-po) was meditating. The master, who had no qualms about low caste people, called them inside and gave them much food. Śavaripa pointed to an icon of the bodhisattva •Matiratna (Blo-gros rin-chen), and asked, "Who is this?" The master replied, "This is the divine youth *Matiratna, the bodhisattva who is my master Saraha's master, and who resides in the thirty-third heaven teaching the profound dharma of secret mantra. He cannot be seen by ordinary people." Śavaripa prayed over and over to the master to be given the eyes with which to see *Matiratna. The master realized that Śavaripa was an extraordinary being, and immediately bestowed upon him the initiation of Cakrasaṃvara in a mandala of meditative concentration, and also gave him the complete instructions of the tantra and the esoteric teachings. While practicing the instructions, Śavaripa continued to make his living by begging and dancing, until his mental stream was purified and he beheld the bodhisattva *Matiratna. At that instant *Matiratna transformed into the great brahmin Saraha, and sang for Śavaripa the dohā of the quintessential meaning of ultimate reality. Realizing the profound nature of reality through the actualization of mahāmudrā, Śavaripa sang Saraha's song in return as an offering. *Matiratna then asked, "Do you understand the meaning?" Śavaripa replied, "I don't understand." *Matiratna revealed the true meaning, blessing Śavaripa‘s mental stream, and his realization was perfected. Then *Matiratna gave a prophecy to Śavaripa: "Listen well, and keep this in mind. You are to be known as Śavaripa, the Hunter from the South. Now you must not stay here, but dress as a hunter and go south into the mountains, such as Śrī Parvata, and benefit those who have superior faculties." The great hermit, together with his sisters, did as he was told, and achieved the sublime attainment of mahāmudrā. He wandered in all directions, carrying the bow and arrows of skillful means and knowledge which slay the three poisons. He shot and killed the birds of passion, the snakes of hatred, and the pigs of ignorance, and in a state of non-duality devoured their flesh, and tasted the flavor of the fruit of the blissful, sublime and immutable pristine awareness of mahāmudrā. Having received the ultimate [ ?]

Overjoyed and devoted, [Vibhūticandra] asked to be accepted as a follower, and [Śavaripa] spoke the ṣaḍaṅgayoga. [Vibhūticandra] recorded it in writing, which is this small extant text[8]. In general [Śavaripa] satisfied him with infinite profound oral instructions, and blessed his stream of mind. It is also known that he actually stayed for about twenty-one days. Then [Vibhūticandra] asked, "Where will you go?" "I will go from here to Oḍḍiyāna, and benefit a few who are fortunate. Then I will go straight to Śrī Parvata [Dpal-gyi-ri]," he replied, and disappeared. At that, due to the force of the blessing, the master Vibhūticandra instantly reached the culmination of experience and realization, and achieved the signs of perfection of the qualities of the branch of dhāraṇā[9].“
C’est ainsi que Vibhūticandra aurait reçu les Instructions du ṣaḍaṅgayoga de Śavaripa. Sa première pensée fut d’en faire bénéficier les Tibétains. Il apprit d’un groupe de yogis tibétains en visite à Kathmandou que le maître le plus renommé au Tibet était Kodrakpa (Ko brag pa 1170-1249). Il envoya donc une délégation à Kodrakpa pour l’inviter au Népal, afin de recevoir la transmission toute fraîche. Finalement, la rencontre et la transmission eurent lieu à Dingri. Vibhūticandra donna la consécration du Kālacakra Tantra avec les Instructions du ṣaḍaṅgayoga de Śavaripa à Kodrakpa et aux autres initiés présents. Vibhūticandra retourna au Népal, où il "disparut" grâce à sa réalisation du quatrième yoga (dhāraṇā) du ṣaḍaṅgayoga, sans laisser de corps derrière lui (source Tāranātha, Rdo p. 484).

Le texte de la transmission reçue de Śavaripa (Yogaṣaḍaṅga tib. rnal ‘byor yan lag drug pa) est un texte qui fait autorité dans la pratique du Yoga à six branches au Tibet, et a une importance particulière dans la lignée Jonangpa (Stearns). Le seul commentaire existant de ce texte est celui du Jonangpa Kun spangs Thugs rje brston grus (1243-1313).

Il y aura une deuxième transmission du ṣaḍaṅgayoga de Śavaripa, dont le récipiendaire était cette fois-ci Vaṇaratna (1384-1468). Celui-ci diffusa sa lignée proche à lui au Tibet, deux siècles après celle de Vibhūticandra. Notamment aux hiérarques de la lignée Kagyupa[10]. Quand Gö Lotsawa donna (en 1447, à Yid bzang rtse) les Instructions de Śavaripa de la lignée de Vaṇaratna (Śa ba ri dbang phyug gi man ngag lugs kyi skor) à son disciple Lo chen Seunam Gyamtso (1424-1482), il lui conseilla d’aller voir Vaṇaratna, pour lui demander des instructions supplémentaires sur le Yoga à Six branches. C’est ce qu’il a dû faire en effet, car la partie dans les Annales bleus concernant Vaṇaratna, commencée par Gö Lotsawa (à partir de p.797), sera terminée par son disciple (à partir de p. 805). Pour Gö Lotsawa, les meilleures initiations et instructions du Kālacakra sont évidemment celles de Vaṇaratna.

Ainsi, nous avons vu au cours des derniers blogs comment Śavaripa, qui enseigna initialement la voie du Naturel (sahaja) selon le Dohākośagīti de Saraha, allait à travers les activités de son Corps symbolique (samhogakāya) changer son fusil de chasseur (tib. ri khrod pa) d’épaule, et devenir la source privilégiée du Kālacakra et du Yoga à six branches. Il suit en cela la tendance de la Renaissance tibétaine, où l’on passa d’une approche plutôt « sahajayāna » à une approche nettement « kālacakrayāna ». Notons l'importance des filières Newar. 


Pieds droits du couple divin écrasant le "Roi du désir", une ḍākinī serviable ajuste les pieds, Himalayan Art 48242 

***

[1] Une des sources hagiopgraphiques les plus importantes sur Vibhūtacandra est Bya tang Padma gar dbang, Zab chos sbas pa mig 'byed kyi chos bskor las pan che sha wa dbang phyug gi snyan rgyud rdo rje sum gyi bla ma rgyud pa'i rnam thar dad pa'i rnga chen (1538), en abrégé sBas pa mig ‘byed. Ms., 127 ff. Nepal-German Manuscript Preservation Project. Running #L-4703. Reel #L-450/6., 23b-28b), puis Tāranātha 80 ans plus tard. Les trois maîtres de Vibhūticandra furent Śākyaśrībhadra, Vikhyātadeva et Dharmadāsa (tib. Chos ‘bangs), un spécialiste en matières tantriques, et le maître principal du mahāsiddha Buddhaśrī.

[2] Pour les détails, et les divers incidents, voir The Life and Tibetan Legacy of the Indian Mahāpaṇḍita Vibhūticandra de Cyrus Stearns, Buddhist Studies, volume 19, numéro 1, été 1996.

[3] Pour les détails, voir l’article de Cyrus Stearns. Anupamarakṣita a une vision de Kālacakra sous la forme d’un mendiant, qui lui dit « Fils, voici la réalité ». Ce qui suffisait à faire naître en Anupamarakṣita la compréhension parfaite du ṣaḍaṅgayoga, et le transforma en un mahāsiddha. Anupamarakṣita réalisa le corps d’arc-en-ciel du vajrakāya, sans laisser de corps derrière lui. Les hagiographes réutiliseront le thème de Śavaripa, sous la forme d'un mendiant, dans chacune des lignées proches.

[4] dgung lo'ang mang rab song skabs / rnal 'byor pa gzhon nu snyan la rwa dung bcug pa gcig byung nas / sna len cung zad cig mdz.ad nas grang khang zhig tu bskyal/der sgra slob pa'i pan chung cig gis bltas pas / rlung mi rgyu ba dang lus kyi mdog dbyibs sna tshogs su 'gyur ba sogs ngo mtshar ba 'i rtags 'ga' re 'dug nas / bla ma pandi ta la zhus pas pandi tas kyang de spyan drangs te yid kyis bri [sic!) ba byas tshad la thogs med du Ian [483] shar shar byung / nyid su yin zhus pas / grub (hob sha ba ri pa yin gsung /

[5] Rdo rje'i rnal 'byor gyi 'khrid yig mthong ba don Idan gyi than thabs 'od brgya 'bar. The Collected Works of Jo-nang rje-btsun Taranatha. Vol. 3. Leh: Smanrtsis Shesrig Dpemdzod, 1983. 447-805

[6] Rdo rje'i rnal 'byor gyi 'khrid yig, p. 459

[7] sBas pa mig ‘byed, p. 21b-23b.

[8] „The "small extant text" referred to by Taranatha is the Rnal 'byor yan lag drug pa (Yogaṣaḍaṅga-nāma), Peking Tripitaka, vol. 47, #2091, 258.4.2-258.5.1. Vibhuticandra translated it into Tibetan himself. This is a very important text for the sadahgayoga tradition in general, and the Jo-nang-pa transmission in particular.“ Note de Cyrus Stearns.

[9] « Dhāraṇā ('dzin-pa), is the fourth of the six branches of the ṣaḍaṅgayoga. The signs referred to are signs of exceptional realization which arise from control of the prāṇa and bindu.“ Note de Cyrus Stearns.

[10]Back in Tsetang in 1435, Vanaratna gave extensive teachings on the Six-branch Yoga of the Kālacakra tradition to a large group of disciples, which included Go Lotsāwa, Nartang Khenchen Sonam Chokdrub (snar thang mkhan chen bsod nams mchog grub, 1399-1452), and Sharpa Yeshe Gyatso (shar pa ye shes rgya mtsho, 1404-1473) from Zhalu Monastery (zha lu dgon).” Treasury of Lives
Klaus-Dieter Mathes suggère que Gö Lotsawa aurait reçu la transmission de Vaṇaratna en 1436, à la Cour du sixième gouvernant Phag gru, Drakpa Dyoungné (grags pa ‘byung gnas 1414-1445). Mathes, A Direct Path to the Buddha Within (2008), p. 137

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