Marco Passavanti a publié l’article A Thirteenth-Century Work on the Doha Lineage of Saraha dans Contributions to Tibetan Buddhist Literature, IITBS. Dans cet article, sont présentés quelques manuscrits du fonds tibétain Tucci dans la bibliothèque d’ISIAO à Rome. On y trouve des textes se rapportant à la Trilogie de Saraha (Do hā skor gsum)[1] composés par Par phu pa Blo gros seng ge et des auteurs anonymes dans le sillage de Par phu pa, le fondateur du monastère de Par phu. Dans ses écrits celui-ci est présenté comme un disciple de Drushulwa (gru shul ba), disciple de Ngari Djoden (mnga’ ris jo gdan 11-12ème s.), qui aurait reçu la transmission de Réchungpa[2]. Cette transmission fut appelée « transmission Par » (par lugs). Mais il aurait aussi rencontré Phag mo gru pa (1110-1170), dont il aurait adopté l’approche cittamātra dans ses écrits sur les dohā.[3] Karma Trinlépa (karma 'phrin las pa phyogs las rnam rgyal 1456-1539?), grand propagateur de la trilogie, s’inscrit également dans la transmission Par.
Dans le texte présenté par Marco Passavanti on trouve une série d’hagiographies consacrées à ceux considérés comme les maîtres de la transmission de la trilogie, parmi lesquels évidemment Maitrīpa (sous ce nom, pas sous le nom d'Advayavajra), le disciple de ce dernier Vajrapaṇi, le népalais Asu (bal po A su), puis les tibétains Ngari Djoden (mnga’ ris jo gdan 11-12ème s.), Drushulwa (gru shul ba) et finalement Par phu pa. Le colophon du texte est signé par un disciple anonyme de Mkhan lung rin cen gdings pa, à son tour un disciple de Par phu pa. Réchungpa ne figure ni dans la tranmission ni parmi les hagiographies.
A en juger par le contenu du texte, il a plusieurs objectifs qui ont en commun de chercher une voie de milieu à plusieurs niveaux. Une voie de milieu entre le chemin de la méthode (upāyamārga) et le chemin de la connaissance (mahāmudrā), entre approche graduelle et approche simultanée, entre Mañjuśrī et Avalokiteśvara, entre Sagara et Maitrīpa, entre les deux sommets (Cittaviśrāma T. Sems ngal gso et Manobhaṅga T. Yid pham pa) de la Montagne de gloire (śrī parvata) au sud de l’Inde. L’autre objectif est de présenter une voie yoguique, où l’alcool et les femmes jouent un rôle important. Le paysage de la Montagne de Gloire avec ses deux sommets et son « eau qui enivre » entre les deux représente alors le chemin yoguique à suivre.
Passavanti nous présente le schéma suivant :
Cittaviśrāma
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Manobhaṅga
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Mañjuśrī
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Avalokiteśvara
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Ratnamati
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Mahāsukhanātha Śrī
Hayagrīva
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Nāgārjuna
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Saraha
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Lignée d’éveil progressif
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Lignée d’éveil simultané
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Méthode (upāya)
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Sagesse (prajñā)
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Chemin de la Méthode (upāyamārga) :les phases de création et
d’achèvement
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Sceau universel (mahāmudrā)
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Transmission de textes Yoganiruttaratantra tels le Pañcakrama et le
Caturmudrā[niścaya]
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Transmission de dohā et de vajragīti
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Autre détail. Dans les hagiographies, la conversion véritable de Saraha, Maitrīpa et Ngaripa passe par l’ingestion d’alcool, plus précisément quatre sortes d’alcool (céréales, herbe, raisins, miel : ’bras chang | gur chang | rgun chang | sbrang chang) et le commerce avec des femmes/ḍākinī. Les protagonistes de ce texte suivent le comportement des trois hommes de Kham, se rebellant contre la discipline imposée par le maître de disciple de Gampopa et se disant dans l’obligation de faire ainsi parce qu’ils appartenaient à la lignée de Naropa. Quand, dans la présente filière hagiographique, le brahmane Maitrīpa rencontre Naropa, celui-ci lui coupe le fil de brahmane et lui donne de l’alcool à boire avant de l’initier. Dans les hagiographies de Marpa et de Milarepa composés par Tsang nyeun heruka, appartenant également à la lignée des yogis, ceux-ci devaient boire de l’alcool pendant leur première rencontre. Quand Gampopa rencontre Milarepa, il lui fit également boire de l’alcool malgré ses vœux de moine. L’ingestion d’alcool est un signe emblématique de la transmission authentique chez les Trilogistes et les Réchungpistes. Elle symbolise la compréhension de la saveur unique de toute expérience, cette saveur étant celle du Naturel inné, de la mahāmudrā.[4]
Tout comme le terme « non-engagement mental » (S. amanasikāra T. yid la mi byed pa) est emblématique de l’approche originelle de Maitrīpa, le terme « principe essentiel » (T. snying po’i don), que l’on trouve par ailleurs dans le commentaire du Dohākoṣagīti de Maitrīpa, est emblématique des lignées trilogiques plus tardives. Il y a des occurrences de ce terme sur 14 pages de ce texte. C’est à partir des lignées trilogiques qu’il devient réellement connu.
Il semblerait que les historiens ‘Gos Lotsāva (gzhon nu dpal, 1392-1481), Padma Karpo (1527-1592) et Tāranātha (1575–1634) aient puisé leurs informations dans des sources trilogiques de ce type. La controverse entre « trilogistes » et « anti-trilogistes » s’est rapidement éteint au profit des « trilogistes ». Il est assumé généralement que les trois dohākoṣa sont l’œuvre de Saraha.
Il ne serait pas prudent d’accorder une vérité historique à la lignée de transmission indienne et aux hagiographies qui s’y rapportent. Dans la lignée de cette filière hagiographique, Saraha est présentée comme le premier maître humain et Nāgārjuna comme son disciple. Celui-ci avait à son tour quatre disciples Śavaripā, Nāgabodhi, Āryadeva et Kāṇhapāda. Maitrīpa/Advayavajra (1007—1085 ?) aurait rencontré Śavaripā, mais il n’est pas certain dans quelle mesure cette rencontre soit visionnaire. Vajrapaṇi (rgya gar phyag na) fut son disciple. A partir de lui, la lignée passe au Népal et et au Tibet et a plus de chances d’être historiquement véridique.
Comme observé ci-dessus, le texte propose une lecture réconciliatrice des diverses approches qui se rattachent au Dohākoṣagīti et à son auteur présumé Saraha. On y trouve également de nombreux éléments de type gnostique, comme dans les généalogies de l’école des Anciens. Le texte remonte à l’origine, au Bouddha qui enseigne sous son aspect de Bienheureux (Bhagavan) Vajradhara, le centre du plérôme avec l’ogdoade des huit grands bodhisattvas[5], les six bodhisattvas proches[6] etc. Le Bienheureux commissionne deux grands bodhisattvas, Mañjuśrī et Avalokiteśvara d’enseigner deux méthodes correspondant aux dispositions de deux types d’élus, une méthode progressive et une méthode simultanée. Dans l’exécution de cette mission, Mañjuśrī s’émane en le bodhisattva proche Ratnamati au sommet de Cittaviśrāma et Avalokiteśvara s’émane en « Mahāsukhanātha Śrī Hayagrīva » (T. bde chen mgon po dpal rta mgrin) au sommet de Manobhaṅga. Ce sont les deux sommets de la Montagne de Gloire. Ces deux émanations sont les instructeurs des premiers maîtres humains de leurs transmissions respectives, à savoir Nāgārjuna (chemin progressif) et le grand brahmane Saraha (chemin simultané).
Dans ce texte et dans les lignées de transmission de la mahāmudrā Saraha est présenté comme le maître de Nāgārjuna. Ce qui est frappant dans l’hagiographie de Nāgārjuna racontée dans ce texte, est qu’elle reprenne des éléments de celle d’Advayavajra du "manuscrit de Sham Sher", decouvert au Népal en 1928 par Sylvain Lévi et Giuseppe Tucci. Quand Nāgārjuna était le disciple du bodhisattva Ratnamati son nom fut « Advayavajra ». Ratnamati (l’émanation de Mañjuśrī rappelons-le) lui transmit les instructions des cinq phases (Pañcakrama) et des quatre mudrā. Ensuite il recevra de Saraha les instructions de l’approche simultanée. La transmission qui regroupe les deux approches passera ensuite par Śavaripa pendant une session visionnaire et mystique, où les trois maîtres Nāgārjuna , Saraha et Ratnamati fusionnent en une seule Pensée[7], que Nāgārjuna invite Śavaripa d’enseigner à la Montagne de Gloire. C’est ici que Maitrīpa l’aurait vu. Après avoir reçu la transmission à son tour, Śavaripa demanda à Maitrīpa d’enseigner le principe (artha) à Mādhyadeśa, selon Tāranātha[8].
Ce texte, qui est écrit dans un style assez simple et familier, donne l’impression d’un immense « bricolage » dans le sens de Levi-Strauss. Il cherche à expliquer des différences et à faire une version où elles auront chacune leur sens et semble contribuer à l’ensemble unifié. La Pensée lucide et directe de Maitrīpa, telle qu’elle est exposée dans le Dohākoṣagīti de Saraha et son commentaire par Advayavajra est ici encombrée d’éléments théogoniques, généalogiques et ésotériques (bref « gnostiques ») qui la dénaturent. L’époque où fut écrit ce texte était celle du retour en gloire des divers plérômes et les pratiques visionnaires associées comme dans l’école des Anciens. Quel en étaient les raisons ? Une question déjà abordée sur ce blog et à creuser davantage.
***
[1] L’hagiographie de lama Ngaripa que l’on trouve dans ce texte, explique que celui-ci avait regroupé les trois dohākoṣa en une trilogie, dont il récitait les vers trois fois chacun. bl ma mnga’ ris pas dho ha gsum po [r]tse [g]sum gcig tu mdzad byas nas nyin re l tshar gsum gsum ’don
[2] Schaeffer précise qu’il semblerait que la transmission népalaise n’était pas continuée, mais avait convergée avec la transmission Réchung. Dreaming the Great Brahmin, p. 71. Le présent texte présente Ngaripa comme un disciple d’Asu le népalais.
[3] Ecstatic Spontaneity, Herbert von Guenther, p.14
[4] myug ma lhan gcig skyes pa phyag rgya chen po lhan gcig skyes pa’i kyi ngo bor ro gcig pa yin ba’i brdar go
[5] Maitreya, Mañjuśrī, Avalokiteśvara, Vajrapaṇi, Kshitigarbha, Akashagarbha, Sarvanivaranavishkambhin et Samantabhadra, soit byaṃs pa dang | ’jam dpal dang | spyan ras gzigs dang | phyag na rdo <rj>e dang | [2a5] sa’i snying po dang | nam mkha’i snying po dang | sgrib ba rnaṃ par sel pa dang | kun tu bzang po
[6] nye ba’i sras byang se zla ’od dang | nyi ma’i ’od dang | dri ma myed pa’i ’od dang | dri ma MED par grags pa dang rad na ma ti dang | chos ’phags dang | nam mkha’ ’gro ba lasogs pa dang
[7] dus der bslob dpon klu grub dang braṃ ze chen po dang | byang se gsum thugs dgongs gcig du gyurd pa de dpal <sa bha ri pa>77 la gdams nas lung stan. Cette idée est peut-être à l’origine du dGongs gcig de Jigten Goeunpo (1142–1217), le fondateur du Drikoung Kagyu et disciple principal de Phagmodroupa (1110–1170). http://dgongs1.com/2012/05/04/the-dgongs-gcigs-originator-and-its-author/
[8] Bka’ babs bdun ldan, The Seven Instruction Lineages, David Templeman, p. 12
[6] nye ba’i sras byang se zla ’od dang | nyi ma’i ’od dang | dri ma myed pa’i ’od dang | dri ma MED par grags pa dang rad na ma ti dang | chos ’phags dang | nam mkha’ ’gro ba lasogs pa dang
[7] dus der bslob dpon klu grub dang braṃ ze chen po dang | byang se gsum thugs dgongs gcig du gyurd pa de dpal <sa bha ri pa>77 la gdams nas lung stan. Cette idée est peut-être à l’origine du dGongs gcig de Jigten Goeunpo (1142–1217), le fondateur du Drikoung Kagyu et disciple principal de Phagmodroupa (1110–1170). http://dgongs1.com/2012/05/04/the-dgongs-gcigs-originator-and-its-author/
[8] Bka’ babs bdun ldan, The Seven Instruction Lineages, David Templeman, p. 12
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