La tentation de Saint Antoine, Matthias Grünewald |
« Jeune encore, Malaval avait étudié les écrivains de l'école mystique et s'était livré à une oraison qu'on appelait d'un terme nouveau : ORAISON DE QUIÉTUDE. Il ne tarda pas à énoncer ses convictions à cet égard dans un cercle d'amis ; il rédigea même ses pensées en une forme scolastique et en latin. Le manuscrit ne devait circuler que sous les yeux des savants. Il circula, en effet ; mais il alla au-delà de ce rayon circonscrit de confidents, et il alla si vite, si triomphalement, qu'on en demanda l'impression. L'oeuvre fut publiée en 1664, au titre de : Pratique facile pour arriver à la contemplation. C'était un dialogue d'un mouvement paisible et d'une progression d'idées séduisantes, avec un style correct. Le but du livre était d'enseigner la contemplation acquise qui tend à la connaissance et à l'union de Dieu par le moyen de la foi, et que Dieu rend infuse quand il lui plaît. L'auteur y expliquait la nature et les propriétés de la contemplation : il y prêchait le détachement des créatures et la mortification des sens, pour élever l'âme aux sublimes régions de la foi et de la vertu, sur la ruine des mauvaises passions ; il voulait qu'on s'anéantit soi-même, selon le langage spirituel. »[3]Malaval entretenait une très riche correspondance. Il avait rencontré Gassendi à Toulon, la Reine Christine de Suède lui avait rendu visite. Et il fut « en communication générale avec tous ceux qui avaient besoin de ses connaissances, son esprit planait sur les désirs de ses concitoyens. »[4]
Première page de la traduction néerlandaise (1709) Bloemkrans uyt Eden |
Son livre fut traduit et publié en néerlandais et en italien. Malaval correspondait avec le cardinal Jean Bona, qui avait apprécié son livre avant qu’il ne commençât à sentir le souffre, treize ans après sa publication en 1670. Malaval, aurait-il eu des échanges avec Miguel de Molinos, ce dernier connaissait-il le livre de Malaval ? Généralement, on lit que l'influence va dans l'autre sens. Molinos publie en 1675 son « Guia Espiritual, Defensa de la Contemplacion », où il explique à son tour « la pratique de la prière du cœur, l’oraison qui mène à l’apaisement de l’âme ». Etant célèbre son activité et son œuvre se font remarquer par l’Inquisition. La condamnation de Molinos sera suivie par d’autres condamnations. Chacun des accusés de « quiétisme » avait rédigé sa défense, sa « justification », avec plus ou moins de succès. Malaval explique « Je suis sujet du Roy. L’Inquisition n’est pas reçeue en France »[5]
« En 1695, sans savoir qu'il vient d'être attaqué par Bossuet dans l'Instruction sur les états d'oraison, Malaval publie une justification de sa doctrine, accompagnée d'une réfutation des soixante-huit thèses condamnées de Molinos, et d'une réponse à la Réfutation des principales erreurs des quiétistes écrite, la même année, par Pierre Nicole ; le tout sous forme d'une Lettre adressée à un ami, l'abbé de Foresta, grand prévôt de la cathédrale de Marseille. Peine perdue : cette Lettre sera portée à l'Index, le 10 juin 1697. » Wikipédia
Disponible en ligne |
Dans la défense de madame Guyon et « l’oraison continuelle » (p. 331) ou « oraison passive » (p. 333), Fénelon en appelle à l’autorité de Jean Cassien, qui est néanmoins « suspect sur le dogme de la grâce », personne n’est parfaite. Fénelon admet quand-même[6] qu’on pourrait se demander si ces conversations avec des Solitaires aient réellement eu lieu… Reste que ces Conférences et Jean Cassien nous informent de l’existence de la pratique de la prière du cœur et de l’oraison continuelle en Egypte au IVème siècle, et sans doute à Marseille au Vème siècle… Le Marseillais Malaval (XVII-XVIIIème) s’était peut-être inspiré des écrits du Marseillais Jean Cassien (IV-Vème), à moins qu’il n’existait une lignée distante ou proche à Marseille.
Après la conquête romaine de l'Égypte sous le règne d'Auguste, les échanges commerciaux entre Rome et l'Inde se sont intensifiés. C’est dans la région du Haut-Nil que les romains avaient connus les Axoumites, les habitants du royaume d'Aksoum (Érythrée), qui naviguaient sur les océans.
« Les marchands romains continuent de commercer avec les ports du nord de l'Inde tenus d'abord par le royaume indo-grec, puis par les empires kouchan puis gupta. Ils développent également des contacts commerciaux avec les anciens royaumes tamouls du sud de l'Inde (Chola, Chera et Pândya) et du Sri Lanka. Les comptoirs établis par les Romains perdurent longtemps après la chute de l'Empire d'Occident, survivant même à la perte des ports d'Égypte et de la mer Rouge, clefs du commerce entre le monde gréco-romain et l'Inde depuis l'époque des Ptolémées, pris à l'empire byzantin par les conquérants arabes entre 639 et 645. » Wikipédia.
Marchands ou diplomates d'Axoum env. 180 AD, bas relief Amaravati (photo William Dalrymple) |
En lisant les Conférences et les instructions de l’abbé Isaac, un bouddhiste ésotérique ne serait pas trop dépaysé. Il y est question d’un « mantra » (prière du cœur), que l’on récite continuellement, en toutes circonstances (y compris en s’endormant et en se réveillant), et laquelle récitation a de nombreux bénéfices. Ce « mantra » est pratiqué pendant toutes les activités de la vie quotidienne. Il y est également question d’un état d’unité mystique « passive ».
L’abbé Isaac recommande une pratique continuelle, pour se protéger contre les passions et les tentations et pour garder l’esprit tourné vers Dieu et atteindre la perfection de l’oraison. L’abbé Germain (le compagnon de Jean Cassien) demande :
« C'est pourquoi nous désirons connaître ce moyen de concevoir Dieu , de le retenir en nous, afin que, si sa pensée nous échappe quelquefois, nous puissions promptement la rappeler et la ressaisir sans difficulté; car il arrive souvent, qu'après nous être égarés dans nos prières, nous revenons à nous, comme si nous sortions d'un profond sommeil, et nous cherchons à ressusciter en nous cette pensée de Dieu que nous avons perdue. Nous nous fatiguons avant de l'avoir retrouvée, et notre attention se relâche bientôt sans avoir pu réussir. Il est évident que nous tombons dans cette confusion, parce que nous n'avons pas quelque chose de fixe, d'invariable qui puisse rappeler notre esprit de tous ses égarements, et le ramener, après bien des tempêtes, au port de la paix. Notre âme souffre de son ignorance et de ces difficultés ; elle va d'objet en objet, comme une personne ivre, recevant de tous les côtés des impressions différentes, et n'ayant de bonnes pensées qu'au hasard, sans savoir comment elles viennent et comment elles disparaissent. »C’est le même type de recherche qui avait conduit les bouddhistes ésotériques aux doctrines et pratiques des états intermédiaires et des six yogas, qui permettent d’avoir une pratique continue. La réponse de l’abbé Isaac est l’oraison perpétuelle, mais comme celle-ci n’est pas accessible aux « commençants », et comme les commençants sont un peu comme des enfants[7] qu’il faut guider, l’abbé Isaac enseigne la prière du cœur, comme un expédient.
« Voici cette règle que vous cherchez, cette formule de la prière, que tout religieux qui désire se souvenir continuellement de Dieu, doit s'accoutumer à méditer sans cesse dans son coeur, en en bannissant toute autre pensée ; car il ne pourra jamais la retenir s'il ne s'affranchit de toute inquiétude et de tous soins corporels. C'est un secret que nous ont laissé quelques-uns de nos anciens Pères, et que nous ne disons qu'au petit nombre de personnes qui le désirent avec ardeur. »Nous nous trouvons sur le terrain familier des mystères, des transmissions (Guru-Paramparā), et des heureux élus très rares (tib. cig brgyud). Pour ceux qui désirent connaître le mantra, le hṛdaya (tib. snying po), le cœur, la prière du cœur :
« Cette formule qui vous rappellera toujours Dieu, et dont vous ne devez jamais vous séparer, est celle-ci : « Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous, Seigneur, de me secourir. Deus in adjutorium meum intende ; Domine ; ad adjuvandum me festina. »
« Ce verset, choisi dans toute l'Écriture, renferme tous les sentiments que peut concevoir la nature humaine; il convient parfaitement à tous les états et à toutes les tentations. On y trouve l'invocation de Dieu contre tous les dangers, l'humilité d'une sincère confession, la vigilance de la sollicitude et de la crainte, la considération de notre faiblesse, l'espérance d'être exaucé, la confiance en un secours présent et certain; car celui qui invoque son protecteur est toujours certain de sa présence. On y trouve l'ardeur de l'amour et de la charité , la vigilance contre les piéges qui nous environnent et contre les ennemis qui nous attaquent nuit et jour, et l'âme confesse qu'elle ne peut en triompher sans le secours de son défenseur. Ce verset, pour ceux que les démons tourmentent, est un rempart inexpugnable, une cuirasse impénétrable, un bouclier qui nous couvrira toujours lorsque la paresse , l'ennui , la tristesse , le découragement nous accablent; il nous empêche de désespérer de notre salut, en nous montrant Celui, que nous invoquons présent à nos combats et entendant nos supplications. »Fénelon explique qu’il ne s’agit pas d’une oraison continuelle de l’esprit (contrit), centrée sur Dieu. Ce n’est pas possible humainement, bien que ne rien soit impossible à Dieu, écrit Fénelon. Ensuite, on dirait de l’Advayavajra… Remplacez Dieu par Bodhicitta si cela fait mal aux yeux.
« Endormez-vous en récitant ce verset, de manière que, par habitude , vous le disiez encore pendant votre sommeil ; et lorsque vous vous réveillerez, que ce soit la première chose qui se présente à votre esprit. Dites-le en vous agenouillant, dès que vous quittez votre lit, et qu'il vous accompagne ainsi d'action en action pendant tout le cours de la journée. Méditez-le selon le précepte divin : « soit que vous reposiez dans votre maison, soit que vous soyez en voyage, soit que vous dormiez, soit que vous vous leviez. »
« qu'il vous accompagne ensuite comme une oraison fervente et continuelle dans toutes les occupations de votre vie. »[8]
« Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette Oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure, lors même que l’âme ne l’apperçoit point, et que l’imagination préferre d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la Volonté, par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle. Cette union à Dieu ne peut être ni par effort, ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit, ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précédé et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union, mais unité, pour en exclure toute action distincte. »On aurait noté que chez l’abbé Isaac il reste le sommeil à combler par la pratique continuelle de la prière de cœur, ou de l’oraison passive. Fénelon cite un passage de François de Sales qui explique que l’oraison, dont il parle, dure même en dormant, et la ramène habilement dans le giron de l’église, en évoquant Jésus, Dieu, et l’Amour. Même si on avait pas conscience de ces éléments « distincts et marqués » lors de l’oraison passive, il ne faut pas oublier comment celle-ci est possible…
Il s’agit d’un extrait du traité De l’amour de Dieu (Liv. VI. Ch. 11). François de Sales part d’une situation imaginaire :
La Cène, da Vinci, imaginons Jean dormant sur la poitrine de Jésus |
« Imagines vous, Theotime, que le glorieux apostre saint Jean eust dormi d'un sommeil corporel sur la poitrine de son cher Seigneur en la sainte cene, et qu'il se fust endormi par le commandement d'iceluy : certes, en ce cas-la, il eust esté en la presence de son Maistre sans le sentir en façon quelconque. »[9]Puis il développe :
« Or cette quietude en laquelle la volonté n'agit que par un tres simple aquiescement au bon playsir divin, voulant estre en l'orayson sans aucune pretention que d’estre a la veue de Dieu selon qu'il luy playra, c'est une quietude souverainement excellente, d'autant qu'elle est pure de toute sorte d'interest, les facultés de l'ame n'y prenant aucun contentement, ni mesme la volonté, sinon en sa supreme pointe, en laquelle elle se contente de n'avoir aucun autre contentement sinon celuy d'estre sans contentement, pour l'amour du contentement et bon playsir de son Dieu, dans lequel elle se repose. Car, en somme, c'est le comble de amoureuse extase de n'avoir pas sa volonté en son contentement, mais en celuy de Dieu, ou de n'avoir pas on contentement en sa volonté, mais en celle de Dieu. »Il est facile à imaginer comment « l’oraison continuelle », ou la « méditation continuelle » dont parle Advaya-Avadhūtipa, peut être adaptée à des approches spirituelles différentes, y compris celle de l’école de Nancy et sa loi de l'effort converti, de la Nouvelle Pensée, etc.
Voir le blog de David Dubois sur Fénelon
Voir aussi Le quiétisme, un pont entre Occident et Orient (2010)
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[1] Voir La belle ténèbre : pratique facile pour élever l'âme à la contemplation.
[2] « En 1685, madame Guyon se rend à Marseille. Sa présence provoque des controverses. Des rumeurs calomnieuses circulent sur son compte. » Xenia von Tippelskirch, « Le double circuit. Les enjeux de l'anonymat dans les textes mystiques féminins à la fin du xviie siècle », Littératures classiques, no 30, janvier 2013, p. 191-206, § 9 (lire en ligne [archive], consulté le 13 février 2020).
[3] Mémoires de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Marseille, 1869
[4] Mémoires de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Marseille
[5] Voir une lettre de Malaval à Pierre Cureau de La Chambre (1686) qui rend compte des diverses étapes de l’affaire.
[6] « On peut révoquer en doute, (car de quoi ne doute-t-on pas ?) si ces Conférences font des vraies conversations, qu’il a eues avec ces vénérables Solitaires qu’il nous représente. Mais enfin on ne peut nier qu’il n’ait rapporté dans ces Conférences les traditions des Solitaires, qu’il avoit apprises dans les voyages qu’il fit pour les voir après la mort de fon Maître St. Chrysostome. » p. 333
[7] « Vous avez fait une très juste comparaison en parlant de l'instruction des enfants, qui ne peuvent recevoir les premiers enseignements, lire et écrire couramment , s'ils n'étudient d'abord la forme des lettres, et s'ils ne s'exercent pas longtemps et avec soin à les reproduire. Il en est de même pour la science spirituelle que vous désirez acquérir : il faut avoir un modèle que vous puissiez regarder sans cesse, méditer et vous approprier de manière à vous élever peu à peu à des pensées plus parfaites. »
[8] Entretiens avec l'abbé Isaac sur la prière, traduits en français par Etienne Cartier (1813-1887) en 1868.
[9] La suite :
« Et remarqués, je vous prie, qu'il faut plus de soin pour se mettre en la presence de Dieu que pour y demeurer lhors que l'on s'y est mis, car pour s'y mettre il faut appliquer sa pensee et la rendre actuellement attentive a cette presence, ainsy que je le dis en l'Introduction 356; mais quand on s'est mis en cette presence, on s'y tient par plusieurs autres moyens, tandis que, soit par l'entendement, soit par la volonté, on fait quelque chose en Dieu ou pour Dieu comme, par exemple, le regardant, ou quelque chose pour l'amour de luy; l'escoutant, ou ceux qui parlent pour luy; parlant a luy, ou a quelqu'un pour l'amour de luy, et faisant quelqu'oeuvre, quelle qu'elle soit, pour son honneur et service. Ains on se maintient en la presence de Dieu, non seulement l'escoutant, ou le regardant, ou luy parlant, mais aussi attendant s'il luy plaira de nous regarder, de nous parler, ou de nous faire parler a luy; ou bien encor ne faysant rien de tout cela, mais demeurant simplement ou il luy plaist que nous soyons et parce qu'il luy plaist que nous y soyon Dieu, il luy plaist d'adjouster quelque petit sentiment que nous sommes tout siens et qu'il est tout nostre, o Dieu, que ce nous est une grace desirable et pretieuse ! »
Bonjour Joy, passionnant comme toujours. Je suis entièrement d'accord et les hypothèses que tu suggères implicitement sont intéressantes. En revanche, Fénelon n'est pas l'Auteur des Justifications. C'est Madame Guyon, son "gourou" qui s'en est chargé, avec des secrétaires bien sûr. Fénelon est l'Auteur de l'annexe sur Cassien. Fénelon était le disciple de cette "femmelette".
RépondreSupprimerBonjour David, selon le frontispice (je viens de l'envoyer avec un lien), c'est bien Fénelon l'auteur. Tous les écrits de la polémique qu quiétisme sont passionnants, car chacun donne ses meilleurs arguments et références. Bossuet est ouvertement misogyne dans ses attaques, mais c'est bien de son époque.
RépondreSupprimer"Plusieurs croiront que ces livres ne méritoient que du mépris,surtout celui qui a pour auteur François Malaval, un laïque sans théologie, et les deux qui sont composés par une femme, comme sont le Moyen court et facile,et Y Interprétation sur le Cantique des cantiques."
Pour les "femmelettes" j'ai vu la citation.
RépondreSupprimer"en un mot tous les autres saints [ ], où ces états extraordinaires purement passifs et ces actes irréitérables ne se trouvent pas, seraient les plus imparfaits de tous les saints et "des femmelettes chargées de péchés, menées par divers désirs» les surpasseroient en amour et par conséquent en sainteté et en grâce ce qui n'est rien moins que de dégrader les saints et leur ôter l'autorité que non seulement leur doctrine, mais encore leur sainte vie leur donne dans l'Eglise."
La partie sur les "femmelettes" vient d'une citation de Paul (deuxième lettre à Timothée https://www.aelf.org/bible/2Tm/3)