François de Sales fait une distinction entre les passions et les affections. Selon lui, les passions sont des mouvements de l’âme s’éloignant du bien souverain. Quand l’âme “considère” le bien souverain (car celui-ci est toujours présent) et est tournée vers lui, c’est l’amour, la première passion.
“parce que pour l’ordinaire ils troublent l’âme et agitent le corps: en tant qu’ils troublent l’âme, on les appelle perturbations; en tant qu’ils inquiètent le corps, on les appelle passions, au rapport de saint Augustin” (Traité de l’amour de Dieu).
Si l’âme est détournée du bien souverain, l’absence de celui-ci est ressentie comme désir. Ce désir peut alors se traduire en appétit sensuel (l’âme se tournant vers les objets), ce que François de Sales et St Augustin appellent la convoitise, ou en appétit intellectuel (l’âme se tournant vers les productions des facultés mentales : mémoire, entendement et imagination). Ces appétits sont sous le contrôle de la volonté (S. buddhi), qui règne en maître, mais est constamment assaillie par eux.
Ainsi, les passions sont en fonction, non de la proximité ou de l’éloignement du bien souverain, mais de ce que l’âme soit tournée vers celui-ci ou non. Quand l’âme est tournée vers les objets, l’amour entre dans un logique d’appropriation et devient désir, s’exposant ainsi aux passions.
“L’amour tendant à posséder ce qu’il aime, s’appelle convoitise ou désir; l’ayant et possédant, il s’appelle joie ; fuyant ce qui lui est contraire, il s’appelle crainte; que si cela lui arrive et qu’il le sente, il s’appelle tristesse ; et partant ces passions sont mauvaises, si l’amour est mauvais; bonnes, s’il est bon” De civit., 1. XIV, c. VII et IX
Quand l’âme se détourne du bien souverain en se tournant vers les appétits sensuels, elle tente d’assouvir le désir qui est au fond un manque d’amour. Le mot “conversion” vient du latin “conversio”, action de tourner. L’âme se convertit, “se transforme” en se (re)tournant vers le bien souverain. On retrouve la même idée en tibétain dans le terme “blo ldog”, (re/dé)tourner l’intellect/la volonté (S. buddhi). Cette conversion a lieu à travers quatre exercices (T. blo ldog rnam bzhi) de méditation sur la difficulté de trouver les conditions nécessaires à la pratique spirituelle, l’impermanence, la déficience de l’existence (tournée vers les appetits), et les conséquences de nos actes (sous l’emprise des passions). Ces exercices ont pour but d’entrer dans un logique de désappropriation.
L’appétit intellectuel peut être utilisé pour s’approcher du bien souverain ou pour se tourner vers lui, mais n’est pas l’amour pur de celui-ci. Pour Maitrīpa, l'entendement, la mémoire et l'imagination sont du domaine de l'intellect et s'associent d'appétits intellectuels. Le bien souverain se situe au-delà de l'intellect (T. blo las 'das pa) et ne peut pas être atteint à travers lui, tant qu'il y a "appétit intellectuel". Celui-ci peut prendre la forme d'une méditation, d'une concentration... sans sortir du domaine de la volonté/intellect (idée que l'on retrouve dans les huit qualités mondaines (T. 'jig rten chos brgyad). Il peut cependant aider à préparer l'âme à la conversion.
“Il n’y a pas moins de mouvements en l’appétit intellectuel ou raisonnable qu’on appelle volonté, qu’il y en a en l’appétit sensible ou sensuel, mais ceux-là sont ordinairement appelés affections, et ceux-ci passions. Les philosophes et païens ont aimé aucunement (=quelquefois) Dieu, leurs républiques, la vertu et les sciences; ils ont haï le vice, espéré les honneurs, désespéré d’éviter la mort ou la calomnie, désiré de savoir, voire même d’être bien heureux après leur mort; se sont enhardis pour surmonter les difficultés qu’il y avait au pourchas (=recherche obstinée) de la vertu, ont craint le blâme, ont fui plusieurs fautes, ont vengé l’injure publique, se sont indignés contre les tyrans, sans aucun propre intérêt. Or, tous ces mouvements étaient en la partie raisonnable, puisque le sens, ni par conséquent l’appétit sensuel, ne sont pas capables d’être appliqués à ces objets, et partant ces mouvements étaient des affections de l’appétit intellectuel ou raisonnable, et non pas des passions de l’appétit sensuel.”
François de Sales classe les affections, causées par les appétits intellectuels, en trois catégories : naturelles, “car qui est celui qui ne désire naturellement d’avoir la santé, les provisions requises au vêtir et à la nourriture, les douces et agréables conversations ?” Raisonnables, “par [lesquelles] notre volonté est excitée à rechercher la tranquillité du coeur, les vertus morales, le vrai honneur, la contemplation philosophique des choses éternelles.” Et “chrétiennes”, “parce qu’elles prennent leur naissance des discours tirés de la doctrine de Notre-Seigneur”.
Les “affections” supérieures sont en revanche “divines” et “surnaturelles”, spontanées (S. sahaja), pourrait-on dire, et sont alors semblables aux intuitions (S. jñāna).
“Mais les affections du suprême degré sont nommées divines et surnaturelles, parce que Dieu lui-même les répand en nos esprits, et qu’elles regardent et tendent en Dieu, sans l’entremise d’aucun discours, ni d’aucune lumière naturelle, selon qu’il est aisé de concevoir parce que nous dirons ci-après des acquiescements et sentiments qui se pratiquent au sanctuaire de l’âme. Et ces affections surnaturelles sont principalement trois : l’amour de l’esprit envers les beautés des mystères de la foi, l’amour envers l’utilité des biens qui nous sont promis en l’autre vie, et l’amour envers la souveraine bonté de la très sainte et éternelle divinité.”
François de Sales résume bien le lien entre les passions et le bien souverain en se basant sur les quatre types de passions selon St. Augustin.
“Si le bien est regardé comme absent, il nous provoque au désir ; si étant désiré, on estime de le pouvoir obtenir, on entre en espérance ; si on pense de ne le pouvoir obtenir, on sent le désespoir; mais quand on le possède comme présent, il nous donne la joie.”
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