samedi 4 septembre 2010

Le quiétisme, un pont entre Occident et Orient

Le mot quiétisme est dérivé du latin "quies" qui signifie repos ou tranquillité, acquis par l'abolition de tout effort et par l'abandon à la volonté de Dieu. Le quiétisme est une doctrine "mystique", c'est à dire qui revendique la capacité d'une union entre la créature et le Créateur, ou si l'on veut entre jīva et Iśvara, jīvātman et Brahman, prakṛti et Puruṣa… La tranquillité d'âme (ataraxie) est un effet de cette union, mais elle peut aussi être recherchée pour elle-même, comme c'était le cas chez les Grecs anciens (Pyrhhon, les stoiciens…). Dans ce cas, elle est réalisée par l'abolition de tout effort (Pyrrhon qui avait rencontré les gymnosophes indiens) et par l'abandon à la volonté de la Nature (Stoiciens). L'abandon de sa volonté individuelle semble être le dénominateur commun, mais techniquement cet abandon semble possible ou plus aisé quand il y a abandon à une volonté supérieure ou transcendante. Surtout quand l'abandon est accompagné d'un certain élan (S. bhakti).

Le procès emblématique du quiétisme (ou molinosisme) est celui du prêtre Miguel Molinos, condamné en 1687 et mort en prison en 1696. Voici sa doctrine résumée en sept points par Jules Lemaître :
1° La perfection consiste, même dès cette vie, dans un acte continuel de contemplation et d'amour. Cet acte, une fois produit, subsiste toujours, même pendant le sommeil ; en sorte que les parfaits n'ont jamais besoin de le réitérer.

2° Dans cet état de perfection, l'âme ne doit réfléchir ni sur Dieu, ni sur elle-même, ni sur aucune autre chose. Mais elle doit anéantir ses facultés pour s'abandonner totalement à Dieu.

3° L'âme alors ne doit plus penser ni à la récompense, ni à la punition, ni au paradis ni à l'enfer, ni à la mort ni à l'éternité. Elle ne doit plus avoir aucun désir de sanctification, ni même de son salut, dont elle doit perdre l'espérance.

4° Dans cet état de perfection, la pratique de la confession, de la mortification et de toutes les bonnes rouvres extérieures est inutile et même nuisible, parce qu'elle détourne l'âme du parfait repos de la contemplation.

5° L'oraison parfaite demande un entier oubli de toute pensée particulière, même des attributs de Dieu, de la Trinité, et des mystères de Jésus Christ. Celui qui, dans l'oraison, se sert d'images, de figures, d'idées, ou de ses propres conceptions, n'adore point Dieu en esprit et en vérité.

6° Notre libre arbitre une fois remis à Dieu avec le soin et la connaissance de notre âme, il ne faut plus se soucier des tentations ni prendre la peine d'y résister. Les représentations et les images les plus criminelles qui affectent alors la partie sensitive de l'âme sont tout à fait étrangères à la partie supérieure. L'homme n'est plus comptable à Dieu des actions les plus criminelles, parce que son corps peut devenir l'instrument du démon, sans que l'âme, intimement unie à son Créateur, prenne aucune part à ce qui se passe dans cette maison de chair qu'elle habite.
(Ici nous rejoignons les Paterniens, les Nicolaïtes et les Bégars.)

Enfin, 7° Ces horribles épreuves sont une voie courte et assurée pour parvenir à purifier et à éteindre les passions. L'âme qui a passé par cette voie ne sent plus aucune révolte et ne fait plus aucune chute, même vénielle.[1]
Ce qui est insupportable aux yeux de ceux qui condamnent le quiétisme, c'est l’indifférence au salut et la suppression/oubli de la prière et les autres "œuvres".[2] Dans les Dialogues posthumes sur le quiétisme, La Bruyère cite Molinos :
"L'ame dans la contemplation doit laisser tous les raisonnements, demeurer dans le silence, repousser toutes les imaginations, et se fixer toute à Dieu."
En d'autres termes, c'est le silence, le nirvikalpa-samādhi (T. mi rtog pa'i ting nge 'dzin) qui est condamné dans la condamnation du quiétisme. C'est la possibilité du rapport immédiat avec Dieu ou avec l'absolu qui est condamnée. Cette condamnation se veut un garde-fou mais est en même temps ce qui empêche d'aller au bout de la logique de l'union mystique. Une amarre qui n'est jamais lâchée dans la pratique…

Le laïque aveugle marseillais François Malaval (1627-1719) est un autre "quiétiste", dont certaines thèses furent interdites. Malaval affirmait que certes Jésus était la voie, mais que celui qui demeurait toujours sur la voie n'arrivait jamais[3]. Jésus, que le père Henri Le saux considérait comme son sadguru (T. dam pa'i bla ma)[4]. Selon lui, c'est dans le Soi de son guru que le disciple rejoint le Soi. "C'est par son guru seul qu'il va à Dieu". Les quiétistes, inspirés par les courants mystiques chrétiens nordiques et dont les écrits étaient populaires parmi les protestants, se réclament d'un rapport immédiat à Dieu, sans l'intermédiaire d'un tiers, voire ni même d'une méthode, ou alors d'une méthode facile (ou "court moyen").

Il est évident que, dès qu'il est question d'une accusation de "quiétisme", ce n'est pas uniquement pour des raisons théologiques ou de pureté de la foi… Molinos s'est fait condamner avec l'appui des Jésuites, à leur tour soutenus par Louix XIV. Au Tibet, c'est un édit royal qui interdisait la diffusion du Ch'an, jugé trop "quiétiste" ou "subitiste".

Quand on lit le Guhyasamājatantra bouddhiste, il y souffle un vent de liberté. On peut facilement y repérer des éléments quiétistes condamnés. L'acte continuel, qu'est la production de l'esprit d'éveil (S. bodhicitta), qui est dite continuer même pendant le sommeil profond… Le fruit (le salut) dont on se désintéresse, car au fond on est déjà sauvé. Plus besoin de résister aux tentations ; c'est en assouvissant ses désirs même que l'on purifie son mental… A condition toutefois de s'identifier à sa divinité tutélaire. L'autorisation de s'identifier à la divinité tutélaire est donnée par un guru extérieur qui imposera des engagements (S. samaya). Le guru extérieur fait partie d'une lignée (église) dont il protège les intérêts et la survie. Pour survivre concrètement, la lignée a besoin d'un siège, le siège a besoin d'hommes, qui à leur tour ont besoin d'une organisation. Afin d'empêcher que les libertés des uns n'empiètent sur celles des autres, et pour maintenir un certain ordre, les actes de liberté et "l'ingestion de poisons" des yogi pratiquant le Guhyasamājatantra etc. ont été atténués, ritualisés et intériorisés. Everything is under control.

On peut se demander et c'est ce que se demandent en effet les critiques des méthodes quiétistes, comme Bossuet : "L'accomplissement de la méthode autorise-t-il à se passer de cette méthode ? Mais alors, qui donnera l'exemple ?"
Est-ce que c'est en suivant l'exemple de quelqu'un (Le Bouddha, le Christ, un bodhisattva, un guru…) qu'on trouvera la libération ? Advayavajra est très explicite à ce sujet. On ne trouvera pas l'égalité foncière (S. samatā) en pensant que le Bouddha est, comme le dit Sahara dans ses distiques, "Quelqu'un quelque part", "ne voyant pas que le buddha est intérieur" (Advayavajra), et en suivant l'exemple de ses douze actes. Mais seulement en accédant à la méditation continue et naturelle.
"Si on accède à la méditation continue (T. rgyun mi chad pa'i bsam gtan) qui est naturellement présente (T. gnas), on n'a pas besoin de chercher autre chose." (Advayavajra)
Du temps d'Advayavajra, la dénomination "méditation continue", naturellement présente, qui se déroule sans effort est une nouveauté dans le bouddhisme indien et s'appuie sur la doctrine de la nature de buddha (S. Tathāgatagarbha). On la retrouve cependant déjà chez Śaṅkara (Viveka-cūḍā-maṇi) et plus récemment chez Ramana Maharshi. En parlant de la méditation continue, Advayavajra (ou son traducteur tibétain) utilise aussi bien les termes dhyāna que samādhi. Ramana Maharshi précise que "la contemplation (S. dhyāna) est un processus mental volontaire, tandis que le samādhi est au-delà de tout effort."[5] Il fait dans ce cas référence au sahaja-samādhi (T. lhan cig skyes pa'i ting nge 'dzin). Comme on a vu, Molinos enseignait un "acte continuel de contemplation", Malaval “l’oraison perpétuelle”. On y reviendra.

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[1] Fénelon, Jules Lemâitre pp 230-232
[2] Fénelon, Jules Lemâitre p. 205
[3] Michel Larroque, Volonté et involonté, p135
[4] Intériorité et révélation, p. 55
[5] L'enseignement de Ramana Maharshi, p. 258


1 commentaire:

  1. Tout à fait d'accord. Les auteurs quiétistes français sont extraordinaires. Il y a, autour de Mme Guyon, toute une lignée riche en enseignements, même si le contexte n'a rien à voir avec le tantrisme.
    Malaval, par exemple, était un marseillais aveugle, qui avait malgré tout réussi à décrocher un doctorat de la Sorbonne.
    La querelle entre les partisans des "œuvres" et ceux de la "grâce" (équivalent à la "sagesse" du Grand Véhicule) ne date pas d'hier. Saviez-vous que le monastère Saint-Victor de Marseille avait été fondé par Jean Cassien au IVe ? Il fût condamné justement pour sa prise de position dans le débat entre pélagiens (partisans de l'effort) et les augustiniens (partisans de la grâce).
    Par contre, le "Guhyasamâja Tantra" est plutôt du côté des méthodes que de la sagesse. Le texte traduit sur mon blogue fait figure d'exception, voire d'anomalie dans son corpus. En effet, le texte le plus célèbre, la "Câryamelapakapradîpa", est nettement gradualiste et défend la mise en œuvre d'une méthode pour produire un corps immortel fait de matière incorruptible.

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