mercredi 6 mai 2020

Éveil égale immortalité ?

Manuscrit bilingue de l'Amṛtasiddhi 

On a découvert un manuscrit bilingue (préservé dans les Archives nationales du Népal), intitulé « Réalisation de l’immortalité » (Amṛtasiddhi, tib. ‘chi med grub pa), attribué à Avadhūtacandra, alias Madhavacandra. Il s’agit pour l’instant du manuscrit “de haṭhayoga” le plus ancien (XIIème). La partie en sanskrit est en style de caractères Newāri. Il existe d’autres œuvres d’Avadhūtacandra également sur la pratique de l’immortalité qui remonteraient à un certain Virūpākṣanātha, Virūpanātha, ou encore Virūpa. Il existe un commentaire de l'Amṛtasiddhi, attribué à Virūpa (tib. 'chi med grub pa'i 'grel pa, hommage à Vajravārahī ) Ces œuvres utilisent principalement la terminologie usuelle du haṭhayoga des siddhas Nāth, mélangée à une terminologie bouddhiste, bien que les versions tibétaines les présentent comme des instructions d’origine bouddhiste. On retrouve d’ailleurs plus d’une douzaine de vers de ce texte, cités dans le commentaire Jyotsnā du Haṭhayogapradipikā.[1] » Blog L'immortalité traverse l'Himalaya

Les chercheurs en matière de haṭhayoga ne connaissent pas encore bien ses origines. A partir du XIIème siècle, les bouddhismes Newar et tibétain partagent avec des yogis Nāths des projets d’édification d’un corps immortel (skt. kāyasādhana). Chacun de son côté, en collaborant ou en s’influençant mutuellement ? Le texte bilingue d’Avadhūtacandra contient la version sanskrite, mais en caractères Newāri, ou stylé Newāri. Notons également le nom finissant sur -candra (ou -nātha), qui peut être caractéristique dans des lignées de transmission et/ou d’ordination des guruparamparā. Les bouddhistes Newar[2] savent que les tibétains sont friands d’instructions ésotériques. Ils sont prêts à leur donner satisfaction, l’or faisant souvent partie de l’échange. Acceptent-ils des commandes, ou est-ce que les tibétains leur demandent de les faire signe, quand ils disposent d’une nouvelle instruction qui les intéresse plus particulièrement ?

Fait (hagiographique) est que, lorsque Vibhūticandra (notons le nom en -candra) reçoit une transmission proche[3] de type kāyasādhana (dans ce cas de Yoga à six branches), reçue « directement » de Śavaripa, il avertit aussitôt le tibétain Kodrakpa (Ko brag pa 1170-1249), pour que celui-ci vienne recevoir la transmission de lui. A cet effet, Kodrakpa organisa un grand événement à Dingri au Tibet. Il est probable que les « transmissions proches », reçues de Śavaripa, sont un moyen pour donner un cadre tantrique (dans ce cas Cakrasaṃvara, ou sa parèdre Vajravārahī) à des instructions d’origine non-bouddhistes ou non-buddhatantriques. D’autres tantras, comme le Kālacakra ont servi la même cause.

Le fil rouge continue. Dans l’œuvre complète de Phamodroupa (1110-1170), on trouve un petit texte sur le corps-vajra, intitulé Nature du corps-vajra (rdo rje lus kyi gnas lugs) qui lui est attribué (dge slong rdo rje rgyal gyis sbyar ba’o) et qui commence par un hommage à Tailopa et Nāropa. Yangoeunpa (Rgyal ba Yang dgon pa Rgyal mtshan dpal, 1213-1258), le disciple principal de Kodrakpa[4], est l’auteur d’un texte intitulé « Explication du Corps vajra mystique » (rdo rje lus kyi sbas bshad)[5]. Kodrakpa avait conféré la consecration de Vajravārahī à Yangoeunpa. C’est au cours d’une retraite que Yangoeunpa eut ses expériences du corps vajra et composa le texte précité.
« Rinpoche said: "First, I meditated a great deal on the empty enclosure [tib. stong ra]. By the force of training in the pure illusory body, I actually saw the nature of the stationary channels, the moving winds, and the arranged bodhicitta just as they are. On account of that, I composed the Explanation of the Hidden Vajra Body. »[6]
Pendant le séjour de Vibhūticandra à Dingri, le traducteur tibétain (gNyal) Mi mnyam bzang po avait traduit le Ṣaḍaṅgayoga d’Anupamarakṣita et d’autres textes du sanskrit.[7] Parmi ceux-ci se trouvait aussi le Guṇabharaṇīnāmaṣaḍaṅgayogaṭippaṇī (tib. rnal 'byor yan lag drug gi brjed byang yon tan gyis 'gengs pa) de Raviśrījñāna, qui avait fait l’objet d’une traduction par Francesco Sferra[8]. Anupamarakṣita (tib. dpe med bsrung ou dpe med ‘tsho) serait à l’origine de cette transmission humaine[9] du Yoga à six branches. Anupamarakṣita est parfois présenté comme un mahāsiddha indien, un être mi-divin mi-humain, dont les données doivent alors être traitées avec la prudence requise. Il n’est alors pas certain qu’il faille le situer entre le X-XIème siècle, comme le fait Francesco Sferra, puisqu’il serait cité dans « un texte » attribué à Nāropa[10].

Les pratiques de kāyasādhana dans le cadre bouddhiste ésotérique ont besoin d’une tantra de référence (Kālacakra, Cakrasaṃvara, Vajravārahī,…). Il n’est pas du tout certain que les pratiques de kāyasādhana des Nāths furent encadrées par un devatāyoga (voir Péter-Dániel Szántó). Nous avions vu que dans les lignées kagyupa, la consécration ou l’autorisation de Vajravārahī pouvait être utilisée comme encadrement tantrique. A l’origine, Vajravārahī était rattaché au tantra de Cakrasaṃvara. Ceux qui souhaitent édifier un corps immortel doivent donc d’abord recevoir une consécration-cadre avec les instructions associées et s’engager dans une autoconsécration (skt. svādiṣṭhāna(yoga). Dans cette approche de « la voie des expédients » (skt. upāyamārga), pour devenir un Bouddha parfaitement éveillé, avec des corps formels (skt. rūpakāya) opérationnels, il faut passer par l’édification du Corps indestructible. La doctrine de tathāgatagarbha peut alors être interprétée comme faisant référence aux triple Corps, présent en potentiel. Le Corps réel est naturellement présent. Le Corps symbolique est acquis par l’effort.

Un autre cycle de « pratiques d’immortalité » (alchimiques) a été intégré dans l’école Drigoung par le biais de 'Bri-gung Rin-chen-phun-tshogs (1509-1557). Il s’agit d’un cycle attribué à un certain Maṇikanātha, aussi quelquefois appelé « Mani-nātha » né à Nagarkot, qui pratiqua l’alchimie comme un soufi et qui fut appelé « Jâbir » par les tibétains.
« L’héritage du Jâbir tibétain consiste en trois cycles d’instructions, qui furent respectivement élaborés par 'Bri-gung Rin-chen-phun-tshogs (1509-1557), 'Jams-dbyangs Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug (1524-1568) et vidyadhāra Nyi-zla-klong-gsal (17ème siècle mort en 1695), aussi appelé « Ali Lama » ou « Lama Ali » (a li bla ma, bla ma a li). Walter spécifie que les deux premiers cycles sont des transmissions plutôt scripturales, tandis que dernier cycle est du type « trésor inspiré » (T. dgongs gter). » Blog Jâbir et son rôle dans l'alchimie au Tibet.
'Jams-dbyangs Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug (1524-1568) en fera une transmission Nyingmapa. Padmasambhava -> Jâbir -> Brahma-nātha -> Manika-nātha -> Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug -> Byams-pa-skal-bzang -> Dbang-phyug-rab-brtan -> Khyab-bdag Zha-lu-pa -> Rgyal-dbang Lnga-pa-chen-po (le cinquième Dalai Lama) -> Rig-'dzin Padma-phrin-las, etc. jusqu’à Kong-sprul (1813-1899).

On voit qu’après la Renaissance tibétaine, il y eut des facilités à récupérer des méthodes d’autres traditions, en les intégrant à ses propres systèmes de transmission (nātha, soufis, etc.).

***

[1] Voir l’article de Kurtis R. Schaeffer, The attainment of immortality: from Nāthas in India to Buddhists in Tibet (2003).

[2] On voit de nombreuses lignées de type Vajradhara, Vajrayoginī, Abhayākara, Anupamarakṣita, Vikhyātadeva (rnam bshed lha) et Paṇchen Śākyaśrī, où Abhayākara (ou Mahāpaṇḍita Abhayākaragupta, Slob-dpon-chen-po ʾJigs-med-ʾbyuṅ-gnas-sbas-pa, 10xx-1125) figure à la première position humaine.

[3] Vibhūticandra était aussi le détenteur d’une transmission « distante » du Yoga à six branches (ṣaḍaṅgayoga) du Kālacakra, descendant de Anupamarakṣita, par le biais de Ratnarakṣita, qu'il aurait reçu du mahāsiddha indien Anupamarakṣita. Les « transmissions proches », tout comme les terma, présentent l’avantage de mettre à jour des transmissions « distantes ».

[4] Il l’aurait servi entre 1223 et 1234. Source Willa Blythe Miller

[5] Voir la thèse de Willa Blythe Miller : « Secrets of the Vajra Body: Dngos po’i gnas lugs and the Apotheosis of the Body in the Work of Rgyal ba Yang dgon pa » (2013).

[6] rin po che nyid kyi zhal nas ngas dang po stong ra mang po bsgoms/ dag pa’i sgyu lus sbyangs pa’i stobs kyis/ rdo rje lus kyi gnas lugs la/ gnas pa rtsa/ g.yo ba rlung/ bkod pa byang chub sems gsum gyi gnas lugs ji lta bar mngon sum du gzigs pas/ de’i don rdo rje lus kyi sbas bshad59 du yi ger bkod pa yin gsung/

[7] sByor drug a nu pa ma raksi tas mdzad pa, DT 1367. Aussi présent dans le gdams ngag mdzod : grub chen dpe med mtsho'i lugs kyi sbyor ba yan lag drug pa'i rnal 'byor gyi snying po nges pa. Ce texte rend hommage à Śavaripa.

Source : Padma gar-dbang. Voir l’article de Cyrus Stearns, The Life and Tibetan Legacy of the Indian Mahapandita Vibhūticandra. Voir l’appendice (p. 34 et suivantes) pour la liste complète. P.e. Sbyor ba yan lag drug pa'i 'grel pa (ṣaḍaṅgayoga-ṭīka), composé par Raviśrījñāna (mkhas pa chen po gnas brtan nyi ma dpal ye shes) et « traduit » (en tibétain) par Vibhūticandra.

[8] Avec un hommage à Śrī Kālackrakrāya

[9] „The Spiritual Lineage of the above precepts: Avalokiteśvara, the ācārya Anupama-rakṣita, dPal-’dzin dGa’-ba (Śrīdharanandana), ’Od-byed-lha (Bhāskaradeva), ’grub-thob Ni ma-dpal-ye-ses (the siddha Sūrya-Śrījñāna), Chos-’byun zi-ba (Dharmakāraśānti), Ratnarakṣita, Mi-dban-blo (Narendrabodhi), Phyogs-grol (Muktipakṣa), Śākyarakṣita, r]e Legs-skyes (Sujata), and Sans-rgyas-dbyans (Buddhaghoṣa). The latter bestowed (them) on the Dharma-svāmin the Precious Great Pandita (Vanaratna). At rTses-than after completing the exposition of the “Guide to the Sadanga-yoga”, he (Vanaratna) bestowed (on us) the initiation of Acala of the Anuttara-Tantra, and the blessing of (Vajra)vārahī, according to the six texts of the Vārahī Cycle (Phag-mo gzun-drug: Tg. rGyud, Nos. 1551» 1551, >553» >554» 1555. 1556). » AB, p. 800

[10] „Anupamarakṣita who is quoted by Naropa (956-1040), lived between the end of the X and the beginning of the XI century.“

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