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mercredi 6 mai 2020

Éveil égale immortalité ?

Manuscrit bilingue de l'Amṛtasiddhi 

On a découvert un manuscrit bilingue (préservé dans les Archives nationales du Népal), intitulé « Réalisation de l’immortalité » (Amṛtasiddhi, tib. ‘chi med grub pa), attribué à Avadhūtacandra, alias Madhavacandra. Il s’agit pour l’instant du manuscrit “de haṭhayoga” le plus ancien (XIIème). La partie en sanskrit est en style de caractères Newāri. Il existe d’autres œuvres d’Avadhūtacandra également sur la pratique de l’immortalité qui remonteraient à un certain Virūpākṣanātha, Virūpanātha, ou encore Virūpa. Il existe un commentaire de l'Amṛtasiddhi, attribué à Virūpa (tib. 'chi med grub pa'i 'grel pa, hommage à Vajravārahī ) Ces œuvres utilisent principalement la terminologie usuelle du haṭhayoga des siddhas Nāth, mélangée à une terminologie bouddhiste, bien que les versions tibétaines les présentent comme des instructions d’origine bouddhiste. On retrouve d’ailleurs plus d’une douzaine de vers de ce texte, cités dans le commentaire Jyotsnā du Haṭhayogapradipikā.[1] » Blog L'immortalité traverse l'Himalaya

Les chercheurs en matière de haṭhayoga ne connaissent pas encore bien ses origines. A partir du XIIème siècle, les bouddhismes Newar et tibétain partagent avec des yogis Nāths des projets d’édification d’un corps immortel (skt. kāyasādhana). Chacun de son côté, en collaborant ou en s’influençant mutuellement ? Le texte bilingue d’Avadhūtacandra contient la version sanskrite, mais en caractères Newāri, ou stylé Newāri. Notons également le nom finissant sur -candra (ou -nātha), qui peut être caractéristique dans des lignées de transmission et/ou d’ordination des guruparamparā. Les bouddhistes Newar[2] savent que les tibétains sont friands d’instructions ésotériques. Ils sont prêts à leur donner satisfaction, l’or faisant souvent partie de l’échange. Acceptent-ils des commandes, ou est-ce que les tibétains leur demandent de les faire signe, quand ils disposent d’une nouvelle instruction qui les intéresse plus particulièrement ?

Fait (hagiographique) est que, lorsque Vibhūticandra (notons le nom en -candra) reçoit une transmission proche[3] de type kāyasādhana (dans ce cas de Yoga à six branches), reçue « directement » de Śavaripa, il avertit aussitôt le tibétain Kodrakpa (Ko brag pa 1170-1249), pour que celui-ci vienne recevoir la transmission de lui. A cet effet, Kodrakpa organisa un grand événement à Dingri au Tibet. Il est probable que les « transmissions proches », reçues de Śavaripa, sont un moyen pour donner un cadre tantrique (dans ce cas Cakrasaṃvara, ou sa parèdre Vajravārahī) à des instructions d’origine non-bouddhistes ou non-buddhatantriques. D’autres tantras, comme le Kālacakra ont servi la même cause.

Le fil rouge continue. Dans l’œuvre complète de Phamodroupa (1110-1170), on trouve un petit texte sur le corps-vajra, intitulé Nature du corps-vajra (rdo rje lus kyi gnas lugs) qui lui est attribué (dge slong rdo rje rgyal gyis sbyar ba’o) et qui commence par un hommage à Tailopa et Nāropa. Yangoeunpa (Rgyal ba Yang dgon pa Rgyal mtshan dpal, 1213-1258), le disciple principal de Kodrakpa[4], est l’auteur d’un texte intitulé « Explication du Corps vajra mystique » (rdo rje lus kyi sbas bshad)[5]. Kodrakpa avait conféré la consecration de Vajravārahī à Yangoeunpa. C’est au cours d’une retraite que Yangoeunpa eut ses expériences du corps vajra et composa le texte précité.
« Rinpoche said: "First, I meditated a great deal on the empty enclosure [tib. stong ra]. By the force of training in the pure illusory body, I actually saw the nature of the stationary channels, the moving winds, and the arranged bodhicitta just as they are. On account of that, I composed the Explanation of the Hidden Vajra Body. »[6]
Pendant le séjour de Vibhūticandra à Dingri, le traducteur tibétain (gNyal) Mi mnyam bzang po avait traduit le Ṣaḍaṅgayoga d’Anupamarakṣita et d’autres textes du sanskrit.[7] Parmi ceux-ci se trouvait aussi le Guṇabharaṇīnāmaṣaḍaṅgayogaṭippaṇī (tib. rnal 'byor yan lag drug gi brjed byang yon tan gyis 'gengs pa) de Raviśrījñāna, qui avait fait l’objet d’une traduction par Francesco Sferra[8]. Anupamarakṣita (tib. dpe med bsrung ou dpe med ‘tsho) serait à l’origine de cette transmission humaine[9] du Yoga à six branches. Anupamarakṣita est parfois présenté comme un mahāsiddha indien, un être mi-divin mi-humain, dont les données doivent alors être traitées avec la prudence requise. Il n’est alors pas certain qu’il faille le situer entre le X-XIème siècle, comme le fait Francesco Sferra, puisqu’il serait cité dans « un texte » attribué à Nāropa[10].

Les pratiques de kāyasādhana dans le cadre bouddhiste ésotérique ont besoin d’une tantra de référence (Kālacakra, Cakrasaṃvara, Vajravārahī,…). Il n’est pas du tout certain que les pratiques de kāyasādhana des Nāths furent encadrées par un devatāyoga (voir Péter-Dániel Szántó). Nous avions vu que dans les lignées kagyupa, la consécration ou l’autorisation de Vajravārahī pouvait être utilisée comme encadrement tantrique. A l’origine, Vajravārahī était rattaché au tantra de Cakrasaṃvara. Ceux qui souhaitent édifier un corps immortel doivent donc d’abord recevoir une consécration-cadre avec les instructions associées et s’engager dans une autoconsécration (skt. svādiṣṭhāna(yoga). Dans cette approche de « la voie des expédients » (skt. upāyamārga), pour devenir un Bouddha parfaitement éveillé, avec des corps formels (skt. rūpakāya) opérationnels, il faut passer par l’édification du Corps indestructible. La doctrine de tathāgatagarbha peut alors être interprétée comme faisant référence aux triple Corps, présent en potentiel. Le Corps réel est naturellement présent. Le Corps symbolique est acquis par l’effort.

Un autre cycle de « pratiques d’immortalité » (alchimiques) a été intégré dans l’école Drigoung par le biais de 'Bri-gung Rin-chen-phun-tshogs (1509-1557). Il s’agit d’un cycle attribué à un certain Maṇikanātha, aussi quelquefois appelé « Mani-nātha » né à Nagarkot, qui pratiqua l’alchimie comme un soufi et qui fut appelé « Jâbir » par les tibétains.
« L’héritage du Jâbir tibétain consiste en trois cycles d’instructions, qui furent respectivement élaborés par 'Bri-gung Rin-chen-phun-tshogs (1509-1557), 'Jams-dbyangs Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug (1524-1568) et vidyadhāra Nyi-zla-klong-gsal (17ème siècle mort en 1695), aussi appelé « Ali Lama » ou « Lama Ali » (a li bla ma, bla ma a li). Walter spécifie que les deux premiers cycles sont des transmissions plutôt scripturales, tandis que dernier cycle est du type « trésor inspiré » (T. dgongs gter). » Blog Jâbir et son rôle dans l'alchimie au Tibet.
'Jams-dbyangs Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug (1524-1568) en fera une transmission Nyingmapa. Padmasambhava -> Jâbir -> Brahma-nātha -> Manika-nātha -> Mkhyen-brtse'i-dbang-phyug -> Byams-pa-skal-bzang -> Dbang-phyug-rab-brtan -> Khyab-bdag Zha-lu-pa -> Rgyal-dbang Lnga-pa-chen-po (le cinquième Dalai Lama) -> Rig-'dzin Padma-phrin-las, etc. jusqu’à Kong-sprul (1813-1899).

On voit qu’après la Renaissance tibétaine, il y eut des facilités à récupérer des méthodes d’autres traditions, en les intégrant à ses propres systèmes de transmission (nātha, soufis, etc.).

***

[1] Voir l’article de Kurtis R. Schaeffer, The attainment of immortality: from Nāthas in India to Buddhists in Tibet (2003).

[2] On voit de nombreuses lignées de type Vajradhara, Vajrayoginī, Abhayākara, Anupamarakṣita, Vikhyātadeva (rnam bshed lha) et Paṇchen Śākyaśrī, où Abhayākara (ou Mahāpaṇḍita Abhayākaragupta, Slob-dpon-chen-po ʾJigs-med-ʾbyuṅ-gnas-sbas-pa, 10xx-1125) figure à la première position humaine.

[3] Vibhūticandra était aussi le détenteur d’une transmission « distante » du Yoga à six branches (ṣaḍaṅgayoga) du Kālacakra, descendant de Anupamarakṣita, par le biais de Ratnarakṣita, qu'il aurait reçu du mahāsiddha indien Anupamarakṣita. Les « transmissions proches », tout comme les terma, présentent l’avantage de mettre à jour des transmissions « distantes ».

[4] Il l’aurait servi entre 1223 et 1234. Source Willa Blythe Miller

[5] Voir la thèse de Willa Blythe Miller : « Secrets of the Vajra Body: Dngos po’i gnas lugs and the Apotheosis of the Body in the Work of Rgyal ba Yang dgon pa » (2013).

[6] rin po che nyid kyi zhal nas ngas dang po stong ra mang po bsgoms/ dag pa’i sgyu lus sbyangs pa’i stobs kyis/ rdo rje lus kyi gnas lugs la/ gnas pa rtsa/ g.yo ba rlung/ bkod pa byang chub sems gsum gyi gnas lugs ji lta bar mngon sum du gzigs pas/ de’i don rdo rje lus kyi sbas bshad59 du yi ger bkod pa yin gsung/

[7] sByor drug a nu pa ma raksi tas mdzad pa, DT 1367. Aussi présent dans le gdams ngag mdzod : grub chen dpe med mtsho'i lugs kyi sbyor ba yan lag drug pa'i rnal 'byor gyi snying po nges pa. Ce texte rend hommage à Śavaripa.

Source : Padma gar-dbang. Voir l’article de Cyrus Stearns, The Life and Tibetan Legacy of the Indian Mahapandita Vibhūticandra. Voir l’appendice (p. 34 et suivantes) pour la liste complète. P.e. Sbyor ba yan lag drug pa'i 'grel pa (ṣaḍaṅgayoga-ṭīka), composé par Raviśrījñāna (mkhas pa chen po gnas brtan nyi ma dpal ye shes) et « traduit » (en tibétain) par Vibhūticandra.

[8] Avec un hommage à Śrī Kālackrakrāya

[9] „The Spiritual Lineage of the above precepts: Avalokiteśvara, the ācārya Anupama-rakṣita, dPal-’dzin dGa’-ba (Śrīdharanandana), ’Od-byed-lha (Bhāskaradeva), ’grub-thob Ni ma-dpal-ye-ses (the siddha Sūrya-Śrījñāna), Chos-’byun zi-ba (Dharmakāraśānti), Ratnarakṣita, Mi-dban-blo (Narendrabodhi), Phyogs-grol (Muktipakṣa), Śākyarakṣita, r]e Legs-skyes (Sujata), and Sans-rgyas-dbyans (Buddhaghoṣa). The latter bestowed (them) on the Dharma-svāmin the Precious Great Pandita (Vanaratna). At rTses-than after completing the exposition of the “Guide to the Sadanga-yoga”, he (Vanaratna) bestowed (on us) the initiation of Acala of the Anuttara-Tantra, and the blessing of (Vajra)vārahī, according to the six texts of the Vārahī Cycle (Phag-mo gzun-drug: Tg. rGyud, Nos. 1551» 1551, >553» >554» 1555. 1556). » AB, p. 800

[10] „Anupamarakṣita who is quoted by Naropa (956-1040), lived between the end of the X and the beginning of the XI century.“

lundi 20 avril 2020

L’invention de la "Lignée de Nāropa"


Préparatifs d'un festin, Marpa entouré de ses femmes (Himalayan Art n° 33257)

Dans ce blog, la “Lignée de Nāropa” (tib. nA ro pa'i brgyud pa) fait référence à ce que les yogis kagyupas (notamment sMyon pa) qualifiaient de “Lignée de Nāropa”, en l’opposant aux pratiques plus monastiques et “Kadampa” au siège Daklha Gampo (tib. dwags lha sgam po). Il ne s'agit pas des instructions que l'on fait remonter à Nāropa, ou qui sont attribuées à lui de manière générale.

Je considère la Vie de Marpa de Tsangnyeun Heruka[1] comme une apologie de la “Lignée de Nāropa”, telle que la conçoivent les yogi kagyupas, toutes écoles confondues. On la trouve présentée de façon succincte et claire dans un passage du troisième chapitre (“La pratique des instructions orales”) de la Vie de Marpa. Ce passage met en scène le frère aîné de Marpa, Jowo (tib. jo bo), qui lui est très dévoué, ainsi que Marpa Jasé (tib. bya ze), un autre membre du clan Marpa, qui est très critique envers Marpa, et qui met en doute ses voyages en Inde et l’authenticité de sa pratique de transfert de conscience. Il dit également que Marpa n’a rien d’un Bouddha, qu’il a toutes ses perturbations au complet et qu’il vit des offrandes de ses disciples.[2] La réponse de Marpa et le chant qui suit est comme un résumé de la “Lignée de Nāropa”. L’intégration des plaisirs sensoriels à la voie est une caractéristique générale du tantrisme, les instructions orales conformément au Hevajra Tantra selon la “Lignée de Nāropa[3] sont bien résumées dans les derniers versets du chant de Marpa.
Je connais les soixante-dix propriétés des souffles subtils
Et possède les instructions orales pour me servir de la maladie
En appelant un médecin, je ne me rends pas service. 
Je sais que mon corps est le maṇḍala des vainqueurs ;
Si je n’assouplis pas mes canaux, souffles et gouttes
En consommant viande et alcool, je ne me rends pas service 
Afin d’amener une autre personne sur la voie.
Je possède les instructions orales sur le sceau de l’action [karmamudrā]
En n’utilisant pas de partenaire sigillaire, je ne me rend, pas service
.”[4]
Les polémiques du XVIème siècle sont transposées à l’époque de Marpa, Marpa Jasé (Mar pa Bya ze) n’est toujours pas convaincu.
“ ‘La langue du dharma lui sert maintenant à justifier ses actes’. Voyant que certaines personnes se rangeaient à cette opinion, les disciples de Marpa furent mécontents ; au cours d’une fête vajra qui réunissait lama Ngokpa et de nombreux fils spirituels, l'un d’eux répéta à Marpa les propos de Marpa Jasé. Marpa répondit :

‘Lama Ngokpa et vous autres qui comprenez le sens de la doctrine ne craignez rien ! Des individus aux conceptions erronées ont commis d’innombrables actions conduisant à l’accumulation de fautes. Parmi eux, il en est qui, s’attachent fermement à leurs opinions, font fi de toute vision pure et déversent leurs calomnies sur les êtres, y compris sur le Bouddha lui-même. Nombreux sont ceux qui iraient jusqu’à maudire leur ombre meme. Ne cédez pas à leurs idées, mais demeurez naturellement dans un état de compassion-illusion. Lorsqu’on est soi-même pur, on ne cumule pas les fautes. C’est ainsi !’ [5]
Ce n’est que lorsque Marpa fait la démonstration du transfert de conscience sur le corps d’un autre (tib. grong 'jug), dans ce cas d’un cerf mort, que Marpa Jasé se repentit et confesse ses “conceptions et agissements erronés qu’il avait eu précédemment”. Jasé demande néanmoins des explications sur le besoin tantrique de viande, alcool et femmes, et de la différence avec les coutumes ordinaires du monde. La réponse de Marpa.
Si vous voyiez des divinités en union, vous diriez qu’elles ne diffèrent pas de vous. Or, il n’en est rien, fit Marpa. Bien que je puisse jouir des plaisirs des sens, je sais, en toute certitude, qu’ils ne m’emprisonnent pas.”[6]
Ceux qui pratiquent les instructions de la “Lignée de Nāropa” peuvent jouir de viande, d’alcool et de femmes, sans être prisonniers, en demeurant “naturellement dans un état de compassion-illusion”. Étant ainsi “soi-même pur, on ne cumule pas les fautes”. Ceux qui voient ces actes comme des fautes “font fi de toute vision pure et déversent leurs calomnies [...] y compris sur le Bouddha lui-même.”

Dans les Chants de Milarepa, l’illustre yogi explique à la femme dPal dar 'bum[7] (une des Quatre soeurs), que dans sa lignée, il n’est pas obligatoire de changer son nom et de se raser la tête et que l’on peut atteindre l’éveil aussi bien en laïc qu’en moine. On peut être un bon bouddhiste sans changer de statut[8]. Ici Marpa explique que la conduite d’un laïc (viande, alcool, femmes) est nécessaire dans l’optique de la “Lignée de Nāropa”. La doctrine kagyupa de la mahāmudrā post-classique est la pratique combinée de la mahāmudrā (de Maitrīpa - lignée distante et proche - , et de Tilopa - lignée proche -) avec les instructions orales de la Lignée de Nāropa. Cela impliquerait que l’éveil parfait en une seule vie n’est pas accessible aux moines, et que le statut d’un yogi laïc serait supérieur. Milarepa aurait d’ailleurs déclaré que les kadampas avaient empêché “le Tibet d’être entièrement rempli par des saints”.[9]

Marpa complète les instructions de la “Lignée de Nāropa” en faisant un chant (anachronique) sur les Six Yogas de Nāropa au complet.
“Je me prosterne devant les maîtres, pères de la lignée.
Grâce à la bonté de ces seigneurs du passé.

Lorsque, dans la solitude, je médite à ma guise sur les souffles et les canaux.
Exerçant sans cesse mon corps et mon esprit à la méditation,
Même si mes éléments s’agitent, je n’ai pas d'angoisse.
Je sais avec certitude que j’en tirerai profit.

Lorsque je dors, je médite sur la claire lumière
Ramenant sans cesse toute apparence à la méditation
Même lorsque des perturbations s’élèvent, je n’ai pas d’angoisse
Je sais avec certitude qu’il y a unification.

Lorsque je rêve, je médite sur le corps illusoire.
Déployant sans cesse les apparences dans la méditation.
Même si les conceptions s'élèvent, je n’ai pas d’angoisse.
Je sais avec certitude quelles sont illusoires.

Lorsque je jouis des plaisirs des sens, je médite sur la divinité.
Goûtant sans cesse à leur saveur par la méditation.
Même si je vois des boissons et nourritures ordinaires, je n’ai pas d’angoisse.
Je sais avec certitude qu elles sont des offrandes de festins.

Lorsque je pratique la voie des moyens habiles, je médite sur le corps d’une autre.
Déclenchant sans cesse la félicité par la méditation.
Même si cela paraît trivial, je n’ai pas d’angoisse.
Je sais avec certitude que c’est concomitant

Au moment de la mort, je médite sur l’éjection de la conscience.
M’exerçant sans cesse à cette pratique par la méditation.
Même si les signes de la mort arrivent, je n’ai pas d'angoisse
Je sais avec certitude qu’ils sont phase d’achèvement.

Pendant le processus de la mort, lorsque j’entre dans l’état intermédiaire,
Pareil au nuage ou à la brume,
Même si l’attachement et l’aversion s’élèvent, je n’ai pas d’angoisse
Je sais avec certitude qu’ils se libèrent d'eux-mêmes.

Ainsi chanta-t-il."[10].

Animé d’une foi inébranlable, Jasé demanda enseignements et initiations et devint plus tard un donateur qui rendit d’excellents services.[11]” 
Voici l’apport de Nāropa et de la “Lignée de Nāropa”, qui vient complémenter la “mahāmudrā” de Maitrīpa, à laquelle auraient manqué la grâce et les siddhis. La mahāmudrā de Maitrīpa[12] est également représentée dans la Vie de Marpa. A la fin du troisième et dernier voyage de Marpa en Inde, quand il séjourne chez Lama Pendapa au Népal, il fait un rêve dans lequel Maitrīpa lui apparaît en lui donnant “un enseignement par [trois] signes”, et lui dit :
“ ‘Tous les phénomènes sont l'esprit.
Le maître émane de notre esprit.
Il n'est rien qui ne soit l'esprit.
Tout ce qui apparaît et de la nature de l'esprit,
Qui, de toute éternité, n'a jamais existé.
Dans l'état naturel, inné et non né,
On ne peut rien abandonné par l'exercice de la pensée.
Sans attache, repose alors dans la détente de cet état naturel.

Des signes peuvent te le montrer : un homme, un cadavre, un hors-caste, un chien, un cochon, un enfant, un fou, un éléphant, une pierre précieuse, une fleur de lotus bleu, du mercure, un cerf, un lion, un brahmane et une antilope noire, les as-tu vus “? demanda Maitrīpa.

Quant à la réalisation de la vérité, c'est signe me la montrèrent :
Sans saisir le saṃsāra ni le nirvāṇa;
Sans maintenir dans son être, acceptation ni rejet;
Sans attendre que les fruits viennent d'ailleurs;
Sans préoccupations, ni complication, l'esprit libre;
Sans tomber dans les quatre extrêmes;
Sans méditation et sans distraction,
Sans paroles et sans pensée;
Sans une quelconque allégorie.

Voilà ce que j'ai réalisé grâce à l'affection du maître.”[13]
Ces instructions (la partie citée), et notamment les analogies (“signes”), sont assez conformes au Commentaire Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120) d’Advaya-Avadhūtipa.

Dans la Vie de Marpa, le traducteur tibétain déclare avoir eu au total treize maîtres, “dont Nāropa et Maitrīpa sont comme le soleil et la lune, La suprématie revenant au grand paṇḍit Nāropa.”[14]

Le dernier chant (“Sho mo”) dans "L'océan de chants de la lignée Kagyu" (tib. mgur mtsho), un texte compilé et édité en premier par le huitième Karmapa (1507-1554), et qui a fait régulièrement l’objet d’ajouts depuis, donne une impression des tensions entre les moines de Daklha Gampo et les yogis de la “Lignée de Nāropa”. Il semblerait donc, si on peut se fier à ce chant, que les pratiques de la “Lignée de Nāropa” n’étaient pas généralisées, du moins pas suivies à Daklha Gampo. Possiblement, pour la très bonne raison qu’elles sont apparues plus tard. Le chant n’est pas signé ici, mais il se trouve également dans l’oeuvre complète de Pamodroupa.[15]

Ce chant du mgur mtsho nous apprend qu'il y a des problèmes de discipline monastique. Concrètement, les trois Khampa célèbrent la pratique de Vajravarāhī aux jours fastes, boivent de l'alcool et dansent, mais il n'y a pas de mention de femmes mudrā (partenaires dans les rituels sexuel) dans ce chant… Les trois Khampa disent : "Nous qui appartenons à la lignée de Nāropa, nous devons célébrer le dixième jour et faire un ganacakra de Vajravarāhī[16]." Quand le maître de discipline chasse les trois hommes, Gampopa les court après pour les faire revenir en criant “revenez ici” (tib. yar shog).

La Vie de Marpa raconte aussi la mort de son fils Tarma Dodé, tombé de cheval lors d’une course : “le crâne fendu à huit endroits, la matière cérébrale en suintait et il perdait beaucoup de sang” (p. 182). Cela ne l’empêche pas de faire des chants. Quand Tarma Dodé refuse de faire le transfert de conscience sur le corps d’un pigeon voyageur, “certains disciples commencent à avoir des doutes” sur l’efficacité des instructions de la “Lignée de Nāropa”[17]. Indigné, les dernières paroles de Tarma Dodé sont destinées aux mécréants présents, et aux éventuels lecteurs susceptibles d’avoir des doutes.
Comment pouvez-vous dire que tous les enseignements traduits en Inde ne sont pas véridiques ? Et plus encore ceux que mon noble père a donnés ? Ne vous méprenez pas au sujet du lama. Entretenir des vues erronées concernant le lama est une cause d’errance dans les mondes inférieurs. Par conséquent, afin de propager les enseignements du Bouddha et de confirmer ceux que mon noble père a donnés, mais aussi pour que ce berger et les autres ne chutent pas dans les royaumes inférieurs, je projetterai ma conscience dans ce pigeon.” (p.191)[18]
La “Lignée de Nāropa” est coutumier de ce genre de menaces. Il faudrait les répertorier.

Marpa lui-même avait fait à plusieurs reprises la démonstration du transfert (tib. grong ‘jug) qui fait partie des Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle, (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu), que Tilopa aurait reçu de la Jñānaḍākinī à Oḍḍiyāna[19]. Et cette démonstration sera utilisée dans les hagiographies kagyupa pour montrer le niveau de réalisation de ses grands maîtres, et leur appartenance à la “Lignée de Nāropa”.

Le colophon de La Vie de Marpa par Tsangnyeun mentionne comment l'auteur s'est basé sur la version de notre ami Ngendzongpa, "à la mémoire indélébile". Nous avions vu qu'il fut déjà la source privilégiée de la vie de Milarepa. Le colophon nous apprend que c'est Milarépa qui aurait raconté en détail la Vie de Marpa à Ngendzongpa et à Marpa Golek (sur qui nous devons revenir encore). 

***

MàJ 04052020 Pour une explication du thangka ci-dessus

[1] Sgra bsgyur mar pa lo tsa'i rnam par thar pa mthong ba don yod

[2]Jowo est quelque peu naïf, disait-il. Il gobe tout ce que Marpa raconte au sujet de ses voyages en Inde. Marpa aura sans doute appris quelque tour de magie et Jowo s’est fait duper. Si le transfert de conscience est effectivement authentique, Marpa peut prétendre qu’il est devenu un parfait bouddha tout en conservant ses perturbations mentales, sans les éliminer ni même les réduire. Il empeste de la bouche, son entrejambe sent mauvais et il vit des offrandes que lui portent ses disciples. Maintenant qu’il a soi-disant atteint l'éveil, nous ne verrons plus rien en lui qui ressemble à du dharma.” Marpa, maître de Milarépa, sa vie, ses chants, Christian Charrier, Claire Lumière, p. 167

[3]Disciples de Nāropa, Pratiquez les profondes instructions orales”. Marpa, p. 170

[4] Marpa, p. 168-169
rlung gi de nyid bdun cu shes// na tsha bogs 'don gyi gdams ngag yod// sman pa 'gugs na rang la sdig/ rang lus rgyal ba'i dkyil 'khor shes//rtsa rlung thig le rgyas bya'i phyir// sha chang mi bsten rang la sdig/ gzhan lus lam du slong tsa na// las kyi phyag rgya'i gdams ngag yod// phyag rgya mi bsten rang la sdig/

[5] bu slob kun rgyud sde zab mo'i dgongs par thag chod pas mos gus cher skyes kyang*/ mar pa bya ze na re/ kho rang de ltar byed pa'i rgyab chos la de skad los zer/ gzhan yid ches su skye zer ba de grwa pa 'gas thos pa blor ma 'thad nas/ bla ma rngog pa la sogs pa'i bu slob mang dag 'dzoms pa'i tshogs gral zhig tu/ grwa pa gcig gis/ mar pa bya ze'i zer lugs rnams zhus pas/ bla ma'i zhal nas/ rngog pa la sogs pa'i mkhan mang dag yod pas/ de dag gi rjes su rtogs pa ma 'jug par snying rje dang sgyu lus kyi ngang du gang 'gar bor zhog rang dag la song nas sdig mi gsog ste/ rgyu mtshan 'di ltar yin gsungs mgur 'di gsungs so/

[6] Marpa, p. 172
sngar log lta byas pa la 'gyod pas mthol bshags byas/ khyod la sha chang bud med ma bsten na rang la sdig gsungs pa de/ nged rnams kyi snang ngor nged tsho dang khyad med pa zhig las mi yong bar 'dug ste/ da khyed rang la gdeng zhig yod pa 'dug pa de gsung ba zhu dang zhus pas/ khyed rnams kyis lha yab yum mthong ba la yang de dang ka ‘dra ste/ ma go bas bden ‘ong*/ ngas’dod yon la spyad rung mi ‘ching ba’i gdengs ‘di ‘dra yod gsung*/ rtogs pa klong du gyur cing chos la rang byan chud pa gdengs dang ldan pa’i mgur ‘di gsungs so/

[7] 14. rje btsun gyi sras rnams kyi sring bzhi la/ gcung gi gang pa sle gsum du nya ma dpal dar 'bum dang mjal ba'i skor

[8] khyod zhe thag pa nas chos byed na/ nged kyi lugs la ming spo yang mi dgos/ rab skra’i ‘og nas sangs rgya ba yin pas/ skra gcod pa dang chos bsgyur ba yang mi dgos gsungs/ p. 312

[9] “Les Annales bleues racontent « comme un démon avait pénétré le cœur du Tibet, Atiśa, qui y arriva en 1042, n'était pas autorisé (par son disciple 'Brom ston) d'enseigner le Vajrayāna, lorsque celui-ci commençait à enseigner les dohā » et ajoutent que s'il avait été autorisé de le faire, « le Tibet aurait été tout entier rempli de saints ! », reprenant ainsi les propos mis dans la bouche de Milarepa par Tsangnyeun Heruka (Blue Annals, p. 455-456, Deb sngon p. 396-397). Pour la même raison, les pratiques des divinités du système Kadampa ne contiennent que des divinités dans leur aspect de « veuf », c'est-à dire sans śaktī, donc sans puissance.” Voir mon blog "Le Tibet entier aurait été rempli de saints"

[10] pha bla ma rnams la phyag ‘tshal lo// rje gong ma rnams kyi bka’ drin ni/ ngas sos dal dben tshe rtsa rlung bsgoms// lus sems gcun zhing gcun zhing bsgoms/ / 'byung ba 'khrugs kyang nyam nga med/ / bogs 'don du shes pa'i gdeng zhig yod// gnyid kyi dus su 'od gsal bsgoms// snang ba sdud cing sdud cing bsgoms// gti mug tu song yang nyam nga med// zung 'jug tu shes pa'i gdeng zhig yod// rmi lam gyi dus su sgyu lus bsgoms// snang ba spro zhing spro zhing bsgoms// rnam rtog tu song yang nyam nga med// sgyu mar shes pa'i gdeng zhig yod// 'dod yon spyod tshe lha skur bsgoms// ro bro myang zhing myang zhing bsgoms/ / bza' btung du mthong rung nyam nga med// tshogs mchod du shes pa'i gdeng gcig yod// thabs lam gyi skabs su gzhan lus bsgoms// bde ba bskyed cing bskyed cing bsgoms// tha mal du 'dug kyang nyam nga med// lhan skyes su shes pa'i gdeng gcig yod// 'chi ba'i dus su 'pho ba bsgoms// 'pho ba sbyong zhing sbyong zhing bsgoms// 'chi ltas byung yang nyam nga med// rdzogs rim du shes pa'i gdeng gcig yod/ / shi ba'i dus su bar do 'dzin// bar do sprin dang na bun 'dra// chags sdang skyes kyang nyam nga med// rang grol du shes pa'i gdeng gcig yod// ces gsungs pas/

[11] Marpa, pp. 173-175

[12] A travers un songe. Également par transmission distante (tib. ring brgyud) ? Marpa fut aussi détenteur d’une lignée proche (tib. nye ba’i brgyud), descendant de Vajradhara, Tilopa, Nāropa.

[13] rje mnga' bdag chen po byon nas kyang*//
mthar thug ston pa'i chos gsungs pa//
de ma brjed dran pa 'di ltar gda'//
chos rnams thams cad sems nyid de//
rang sems nyid las bla ma byung*//
sems las gud na gzhan med pas_//
cir snang thams cad sems nyid ngang*//
de yang gdod nas ma grub pas//
ma skyes gnyug ma'i gnas lugs la//
rnam rtog rtsol bas spang du med//
ma bcos rang sor lhug par bzhag/

de nyid brda yis mtshon pa'i phyir//
mi ro gdol pa khyi dang phag/
bu chung smyon pa glang chen dang*//
nor bu rin chen u t+pa la//
dngul chu ri dvags seng ge dang*//
bram ze khri snyan mthong ngam gsungs//
brda yis mtshon pa'i don rtogs pa//

'khor 'das gnyis su mi 'dzin cing*//
spang blang rgyud la mi sbyor ba//
gzhan nas 'bras bu mi re ba//
yid la byar med spros dang bral//
mtha' bzhi dag tu lhung ba med//
sgom du med cing yengs su med//
dran du med cing brjod du’ang med//
gang gis kyang ni mtshon du med//
bla ma'i drin gyis de ltar rtogs//
de don rtogs pa'i nyams shar bas//

Le passage continue : 

Depuis l'expérience de ses réalisations,
L'esprit et les événements mentaux se sont tus,
L'espace et l’attention connaissante sont devenus inséparables.
Défauts et qualités ne croissent ni ne décroissent,
Félicité, vacuité et clarté ne s'arrêtent jamais ;
En conséquence, la claire lumière brille sans allée ni venue.
La transmission de l'inné, clé de la vue,
Au moyen du sens symbolique qui dévoile le non-né,
Je l'ai entendu de la bouche du Grand Maître.

Si je vous en parle dans ce chant,
C'est parce que le noble Seigneur me l'a demandé expressément.
Et pour mes frères et soeurs, je ne puis le refuser.
Ḍākinī, n'en soyez pas offensées !


sems dang sems byung 'gags pa yis//
dbyings dang rig pa dbyer med de//
skyon dang yon tan skyed 'bri med//
bde stong gsal la ma 'gags pa//
‘od gsal 'gro 'ong med par shar//
gnyug ma ngo sprod lta ba'i gnad//
skye med mtshon pa'i brda' don rnams//
rje mnga' bdag chen po'i zhal nas thos//

ngag brjod pa glu ru mi blang du//
rje gong nas bka' nan ches pa dang*//
mched grogs rnams kyi zhal ma chogs/
mkha' 'gro'i ko long mi mdzad zhu//

[14] Marpa, p. 141

[15] Œuvre complet de Phamodrupa (source :
http://rywiki.tsadra.org/index.php/Phagmo_Drupa%27s_Works)
Source: Dus gsum sangs rgyas thams cad kyi thugs rje’i rnam rol dpal ldan phag gru rdo rje rgyal po mchog gi gsung ‘bum rin po che “The Collected Works of Phag-mo Dru-pa”), Khenpo Shedup Tenzin & Lama Thinley Namgyal, Shri Gautam Buddha Vihara (Kathmandu 2003), in 9 volumes. VOLUME ONE KHA/JA rje phag mo gru pas mdzad pa’i mgur rnams kyi skor chos tshan bdun. 355- 372. 7. khams pa mi gsum dwags po nas phud dus chang gsol tshul dang bde bdun ma’i mgur ma. vol. KHA p. 368-372.

[16] 'o skol nA ro pa'i brgyud pa 'di tshes bcu la brtson dgos pa yin/ rdo rje phag mo'i tshogs 'khor zhig byas pa drag gam gsungs pa la/

[17] der slob ma ‘ga’ dang lug rdzi log lta skyes te/ skyes mchog mar pa lo tsA la tshe gcig pus gcig la sangs rgya ba'i gdams ngag yod zer te mi bden pa ‘dug go/ sngar bla ma rang gis mdzad pa de rnams kyang mig ‘phrul yin pa ‘ig zer byung bas/

[18] spyir gyis rgya gar nas bsgyur ba’i chos la mi bden pa ga la srid/ sgos su yang pha zos gsungs pa’i chos la mi bden pa ga la srid/ bla ma la log lta ma byed/ bla ma log par bltas na ngan song ‘khor ba’i rgyu yin no/ da spyir gyi sangs rgyas kyis bstan pa dar ba’i phyir dang*/ sgos su yang pha zos gsungs pa’i chos rnams bka’ btsan pa’i phyir dang*/ yang sgos su yang lug rdzi khyod sogs ngan song du mi ltung ba’i phyir du/ ngas phug ron la ‘pho bar bya’o// mar pa’i lo trsA’i rnam thar, Si khron mi rigs dpe skrun khang, p. 160

[19] Sur un pigeon (p. 165), un cerf (p. 172), un yack (p. 174).