J’ai déjà écrit sur la proximité de pensée de Maitrīpa/Advayavajra et d’Atiśa, Gampopa etc. Il y a aussi une proximité de pensée évidente entre le « Zen tibétain » et Gampopa, qui peut s’expliquer par des écritures que ces deux pensées partagent, notamment les grands sūtra. À explorer si cette proximité dépasse ce cadre et peut aussi s’étendre à des transmissions d’instructions de maître à disciple, à des « initiations Zen ».
Quoi qu’il en soit, la tradition bouddhiste tibétaine avait jugé la pensée de Gampopa trop proche du « dzogchen chinois » (ou du « Zen tibétain » ?) et manquant de siddhi, de tantrisme. Pourtant, Gampopa connaissait le tantrisme et le pratiquait même, mais quand il faisait des classifications son système de mahāmudrā trônait en haut de la liste ensemble avec le dzogchen. Quel dzogchen ? Le dzogchen tel qu’il était connu et pratiqué à son époque. Un dzogchen (plutôt sems sde) encore proche du « Zen tibétain ».
Le « Zen tibétain », à en juger par la partie concernant le premier patriarche avant même Bodhidharma, Guṇabhadra (394–468), dans le Registre des maîtres et disciples du Laṅka (IOL Tib J710), qui instruisit ses disciples de ne pas étudier le dharma de l’existence des dieux, esprits, démons, les incantations magiques et les prédictions et de se vouer directement au Dharma authentique.[1]
Mais pendant la Renaissance tibétaine, le silence du Dharma authentique fut couvert par le vacarme des nouveaux tantras, et les siddhis auxquels ils étaient censés donner accès. Un Dharma trop profond, trop secret, car caché sous les caractéristiques (tib. mtshan ma). Les tantras avec leur surabondance de caractéristiques spectaculaires se voulaient un chemin habile conduisant à la même réalisation avec les siddhis en plus.
Portées par leur succès et leur pouvoir politique croissant, les écoles des nouveaux tantras et diverses transmissions que l’on disait fraîchement importés de l’Inde, ou les écoles d’anciens tantras et diverses transmissions que l’on disait redécouvertes au Tibet, étaient en concurrence directe avec celles encore davantage mahāyāna « mainstream », bien que comportant également des éléments tantriques auxiliaires.
Les critiques du manque des nouvelles méthodes dans les écoles plus « traditionnelles », et la grande popularité des nouveaux tantras au Tibet ont sans doute contribué au déclassement de la mahāmudrā et du dzogchen primitif, y compris dans les rangs de ceux-ci. Bharima, une mudrā de Tipupa le népalais, maître de Réchungpa, aurait dit à ce dernier que le dzogchen [primitif] est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis.
C’est donc probablement pour ces fameux « siddhis » que le « Zen tibétain » a dû laisser la première place à des méthodes de réalisation des siddhis (sct. sādhana). C’est une évolution sur un certain laps de temps, qui ne s’est pas faite tout de suite. Une école qui réussissait était désormais une école qui disposait d’écritures authentiques et d’une lignée de transmission de « siddhis » ininterrompue. Quand une nouvelle méthode faisait fureur, il fallait s’en saisir pour se (re)positionner. Il fallait trouver une écriture ou instruction authentique, et une transmission des siddhis correspondante, qui descendait jusqu’au dernier détenteur de façon ininterrompue, comme marque d’authenticité. C’est l’époque dont les hagiographes furent les héros, car c’étaient eux qui pouvaient combler d’éventuelles lacunes par leur écriture, en faisant intervenir divers dei ex machina. Pour que la lignée soit ininterrompue, il fallait que certains détenteurs ait été en contact avec des maîtres emblématiques d’une transmission. À cet effet, on a dû prolonger la vie des uns, faire remonter la date de naissances des autres, afin de rendre possible la transmission du siddhi en question et d’autres subterfuges.
Le maître emblématique de la transmission aurale de Réchungpa est évidemment Réchungpa, qui vers la fin de sa vie habitait à Lo ro (1084-1161). La transmission aurale de Réchungpa abonde de tous les siddhis, qui font si cruellement défaut dans la transmission que Gampopa avait reçu de Milarepa. Les hagiographes ont dû faire des pieds et des mains pour sauver Milarepa, Gampopa et leurs descendants spirituels de l’opprobre du manque de siddhi. Ce rôle avait été attribué à Réchungpa et ses descendants spirituels, que je nomme Réchungpistes pour la facilité. Pour sauver les maîtres des diverses lignées kagyupa post Milarepa/Gampopa, ils ont dû hagiographiquement rendre visite à Réchungpa à Lo ro, pour y recevoir sa transmission aurale. Pour enlever tout doute de l’esprit des devots, les hagiographes y ont ajouté quelquefois le miracle emblématique du transfert de conscience sur un cadavre (tib. grong ‘jug). Ce pouvoir était un siddhi appartenant au package de la transmission aurale de Réchungpa. Si on lisait qu’un maître s’était rendu à Lo ro, ou qu’il avait reçu la transmission de quelqu’un qui avait connu quelqu’un qui s’était rendu à Lo ro, et qu’il avait plus tard réussi le transfert de conscience sur un cadavre, le doute n’était plus possible, la transmission du siddhi était ininterrompue ! La visite à Lo ro et le transfert de conscience sur un cadavre (très pragmatiquement, souvent un oiseau, qui pouvait ensuite s’envoler vers son nouveau corps futur dans une région éloignée) font donc partie de la boîte d’outils du hagiographe réchungpiste. Il y a d’autres marqueurs de ce type, il faudrait un jour en dresser la liste.
On pourrait par exemple faire une recherche sur le siddhi du transfert de conscience et le mot pigeon, et voir ce qu’il en sort. Je m’attends à ce que la majeure partie soit de source réchungpiste. Le grand exemple réchungpiste étant évidemment le fils de Marpa, Darma Dodé, qui réussit à transférer sa conscience sur le corps d’un pigeon voyageur. Celui-ci s’envole vers l’Inde (ou le Népal) où la conscience est de nouveau transféré sur le corps d’un jeune brahmane décédé, qui deviendra Tipupa (le mot Tipu dans son nom signifierait pigeon, ce qui semblerait par ailleurs être incorrect) et qui donnera la transmission aurale à Réchungpa. On peut sans doute étendre cet exercice à d’autres éléments hagiographiques récurrents (clichés), et constituer ainsi la boîte d’outils d’un hagiographe tibétain.
Cette boîte d’outils pourra alors être un outil pour un lecteur critique d’hagiographies, mais rien de plus. Un lecteur critique serait par exemple un lecteur qui se pose des questions sur la possibilité même d’un pouvoir de transfert de conscience sur le cadavre d’un pigeon. Le lecteur qui ne se pose pas cette question n’aurait probablement aucune utilité d’un tel outil.
Tous les détails donnés pour convaincre le lecteur de l’authenticité de la source, du pouvoir et du détenteur de ces instructions particulières censées pouvoir donner des siddhis à l’adepte, semblent correspondre à la définition du « chemin des dieux et des esprits » (tib. lha ma srin gyi lam), qui ne conduit pas au Dharma authentique selon Guṇabhadra.
Je ferai ici une liste de siddhas réchungpistes, dont la preuve de leur réalisation passe par le transfert de la conscience sur un autre corps. J’essaierai de la compléter au fur et à mesure de mes nouvelles découvertes ou de vos suggestions.
* Dar ma mdo sde, fils de Marpa. Transfert sur un corps de pigeon voyageur. Transfert sur celui qui deviendra Tipupa. Source : Vie de Marpa, Tsangnyeun Heruka (1452-1507)
* Maitrīpa en tant que détenteur de la pratique de phyag drug pa déplace les cadavres d'un charnier en transférant sa conscience sur eux. Commentaire de la pratique de Phyag drug pa par Tāranātha (1575-1634) (dpal ye shes kyi mgon po phyag drug pa'i chos skor byung tshul dngos grub bdud rtsi'i char 'bebs)
* Tshalpa Zhang avait un maître du nom de 'ol kha ba (1103-1199), alias Grol sgom ou Chos g.yung, qui avait reçu des instructions de Gampopa, Réchungpa et Bari lotsāva.Notamment la transmission aurale à Lo ro (AB p. 469). 'Ol kha ba maîtrisa le transfert et l'a démontré en entrant un oie mort, en le faisant caqueter et voler trois autour du lac nam mthso. Source : Annales bleus, 'Gos l'ayant repris d'une hagiographie de Zhang.
* Dus gsum mkhyen pa (Karmapa I 1110-1193). reçoit toutes les instructions thabs lam de Réchungpa à Lo ro AB p. 476). Détail intéressant pour notre boîte à outils : il prend des chevaux et une cotte de maille (tib. khrab) pour payer ses derniers respects à sGom pa, neveu de Gampopa.
* Khyoungtsangpa (khyung tshang pa ye shes bla ma, ou Jñānaguru, 1115-1176). Pivot central de la transmission aurale de Réchungpa. Aurait reçu toute la transmission à la fin de la vie de Réchungpa en une seule sesssion. Obtint les siddhi et montra ses pouvoirs de transfert sur le corps d'un pigeon. (AB p. 443).
* Karmapakshi (1204-1283). Autour de 1283, donc vraiment vers la fin de la vie de Karma Paśi. 'Gos lotsāwa raconte alors comment Karma Paśi tente de transférer son principe conscient sur le corps d’un jeune garçon qui venait de mourir et comment cela aboutit à un échec (AB p 488). 'Gos poursuit en racontant en détails comment son principe conscient traverse alors le bardo et prend naissance en un bébé masculin en 1284 (Rang byung rdo rje, Karmapa III).
La pratique du transfert existe toujours dans les traditions réchungpistes, mais aussi dans les écoles Bon et Nyingma selon Jean-Luc Achard.
"Il y a deux modalités fondamentales à la pratique de l'Entrée dans le cadavre: la première, dite commune, s'adresse aux yogis de capacités ordinaires, encore loin de l'atteinte du fruit. La seconde, qualifiée de suprême, s'appuie entièrement sur les recueillements méditatifs auxquels l'adepte accède grâce aux Phase de Développement et de Perfection. Elle n'exige paradoxalement pas de cadavre car c'est le corps de l'adepte qui va être revitalisé et "transmuté" grâce aux arcanes de la Phase de Perfection.
L'adepte exécute ainsi sur lui-même un rite méditatif destiné à le transfigurer en sa divinité tutélaire et dans ce cas, l’Entrée dans le Cadavre diffère assez peu des instructions sur le Transfert de conscience (‘pho ba), raison probable qui lui a valu d’être transmise parfois simultanément avec la pratique du Transfert."
Sur les doutes de Chag lo quant à la transmission de Réchungpa.
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[1] Tibetan Zen, Sam van Schaik, p. 79-81
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