lundi 27 avril 2020

Cherchez la femme de sagesse


Détail d'un très beau thangka de Vajravārāhī, Rossi & Rossi, Hongkong et Londres

Pour Sakya Paṇḍita (1182–1251) (dans le sDom gsum rab dbye, 1232), l’accès à la mahāmudrā passe par une consécration, et plus précisément par la quatrième phase de la consécration. Elle est donc une réalisation dans le cadre d’un tantra. Pour Gampopa, l’accès à la “mahāmudrā”, qui est en fait la réintégration du Naturel (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor), n’était pas en fonction d’une consécration. Dans la Transmission Aurale de Cakrasaṃvara (“Lignée de Nāropa”), l’accès à la mahāmudrā passe par une autorisation (tib. rjes gnang, dbang bka’, bkas gnang, ou byin rlabs bkas gnang), qui est une autorisation avec transmission de grâce, suivie de la pratique des Six yogas de Nāropa. Pour Sakya Paṇḍita, une autorisation avec transmission de grâce n’est pas une condition suffisante pour pratiquer les instructions associées à un tantra. Vajravārāhī est la parèdre de Cakrasaṃvara, et relève donc originellement du Tantra de Cakrasaṃvara. Mais son culte dans la lignée Kagyupa s’est plus ou moins émancipé du cadre strict du Tantra. Pour les tantrika puristes comme Sakya Paṇḍita et ses disciples, l’autorisation avec transmission de grâce de Vajravārāhī seule était une condition insuffisante, car elle ne permettait pas à la maturation (tib. smin pa) progressive (skt. krama) de l’adepte. Sakya Paṇḍita clamait en outre que Marpa Lhodrakpa n’aurait même pas reçu l’autorisation de Vajravārāhī ("rdo rje phag mo'i byin rlabs ni//mar pa lho brag pa la med").

Gampopa (1079–1153) donnait ses instructions de mahāmudrā en dehors d’un contexte initiatique, même sans l’autorisation/grâce de Vajravārāhī. Initialement, quand ses disciples demandaient une consécration, il les envoyait ailleurs, et souvent ils finirent par rester avec le lama qui leur avait donné la consécration, samaya oblige... Il semblerait qu’une solution intermédiaire fut trouvée par la suite (à partir de quand ?, le nom de sKor Nirūpa tombe ici, voir plus loin), en utilisant l’autorisation/grâce de Vajravārāhī comme préambule rapide à la pratique des instructions. Selon Gorampa (1429-1489)[1], cette solution fut proposée par un certain Kong Neruwa (tib. kong ni ru ba, sKor Nirūpa Kor Nirūpa, sKor Ne ru ba), qui pourrait être identique à l’énigmatique passepartout sKor Nirūpa. L’idée étant que cette autorisation suffirait pour permettre aux adeptes de pratiquer la caṇḍālī (tib. gtum mo), plus tard faisant intégralement partie des “Six yogas de Nāropa”.[2] Solution toujours insuffisante, y compris le mode d’apparition instantanée du sādhana de la divinité associée à l’autorisation fut désapprouvé[3]. Sarah Harding ( “As for the Blessing of Vajravārāhī, Marpa Lhodrakpa does not have it. WTF?”) nous apprend, qu’il existait bien un texte de pratique (sādhana) dans le cadre de cet aspect de Vajravārāhī[4], attribué à Düsumkhyenpa (Karmapa I 1110-1193).

Quand les polémiques se sont poursuivies en la personne de Sakya Paṇḍita, Gorampa et d’autres, des grands bonnets Kagyupa ont pris la défense de leurs transmissions. Est-ce que Marpa Lhodrakpa avait bien reçu l’autorisation/grâce de Vajravārāhī ? Sarah Harding raconte tout cela avec beaucoup d’humour dans son article. Pao Tsuklak Trengwa (1504–1566) défend sa lignée en disant que les Kagyupa basent cette tradition sur la Transmission Aurale, que Tailopa avait reçu directement de la jñānaḍākinī à Oḍḍiyāna, et que Marpa l’avait reçue de Nāropa. En outre, dans le charnier de Sosadvīpa (à l'ouest de Bodhgaya, en tib. So sa gling), Marpa aurait rencontré la glorieuse Spontanée (tib. dpal ldan lhan cig skyes ma) en personne, sur les indications de Naropa. Elle lui conféra la consécration à l’aide de quatre symboles (Catuḥpīṭha selon la Vie de Marpa), et elle ouvrit son coeur avec son couperet en cristal afin de lui montrer la roue du mantra. Elle l’avait envoyée ensuite à Bodhgaya pour voir la sainte canine du Bouddha (tib. ston pa'i tshems mche ba), ce qui lui inspira la cachette où trouver les Instructions des phases de création et d’achèvement de la pratique de la jñānaḍākinī. C'était le texte en feuilles de palmier de Tailopa, sur lesquelles ce dernier avait inscrit les instructions en "lettres cingalaises" en vermillon.[5] Ce qui est intéressant c’est que le passage ici utilise le terme “spyan drangs”, qui est devenu le terme pour désigner la découverte de “Terma”. Comme le remarque Sarah Harding, c’est une double authentification : par la déesse en personne et par le Bouddha, ou sa sainte canine. La Vie de Marpa de Tsangnyeun (1505) précise que la déesse donna la consécration complète du Catuḥpīṭha (tib. phag mo bdra bzhi’i dbang) avec les instructions associées. Donc cette fois-ci, tout était bon ?

Les disciples de Sakya Paṇḍita ont ensuite contesté l’authenticité de cette Transmission Aurale, qui aurait apparu au Tibet par le biais de Kor Nirūpa (tib. skor ne ru pa), personnage suspect, que les disciples de Sakya Paṇḍita traitent ouvertement de “pervertisseur de Dharma” (tib. log chos pa), en l’accusant d’avoir fabriqué une fausse consécration (tib. rdzun dbang) de Vajravārāhī. Les Sakyapa avaient d'ailleurs leurs propres soucis en matière de faussaires. C’est peut-être ces polémiques qui avaient poussé les hagiographes à faire prendre la route à Réchungpa pour récupérer cette transmission par un autre biais.[6]

Padma Karpo (1527-1592) appelle Vajravārāhī la “ḍākinī incorporelle[7], et en effet, quand Réchungpa allait récupérer la Transmission Aurale chez Tipupa au Népal, celle-ci est désignée sous le nom “les Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle” (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu)”. Ce Tipupa était en fait la conscience transfuge de Darma Dodé, le fils de Marpa, qui avait déménagé sa conscience dans le frais cadavre d’un jeune brahmane, après un vol vers l’Inde dans le corps d’un pigeon voyageur. Tipupa transmit l’ensemble du cycle à Réchungpa, qui le transmit à Milarepa, qui le retransmit à Réchungpa (pour des raisons linéologiques), ainsi qu'à notre ami Ngamdzongpa. Et via Pamodroupa et Dusumkhyenpa, les neuf cycles ont dû être intégrés dans l’école Kagyupa. Deux maillons de transmission par des “transfuges de la conscience” (tib. grong ‘jug), Kor Nirūpa et Tipupa, cela fait peut-être beaucoup.

Il n’est pas impossible que les hagiographes ont encore pensé à un plan B. Dans les Chants de Milarepa, on trouve un court chapitre intitulé 47. (dbang bskur dang rab gnas kyi skor), où Vajrayoginī se manifeste à Milarepa et ses disciples (seuls Réchungpa et Ngendzongpa, etc. sont nommés) et où celle-ci donne la “Transmisison Aurale de la ḍākinī” (tib. mkha’ ‘gro snyan brgyud), sous la condition d’une seule transmission par génération spirituelle (tib. chig rgyud du gnas pa). Pour la consécration Milarepa, se disant trop vieux maintenant, n’intervient pas, et demande au vase de faire lui-même l’initiation. C’est le vase qui miraculeusement confère l’initiation à ceux qui sont présents. C’est la compassion des lamas "kagyupa" (tib. bka’ brgyud bla ma’i thugs rje) qui rendait possible ce miracle. Peut-être aidée un peu par la foi des disciples ? ...

Le chapitre termine sur un autre miracle, qui est en fait un miracle que nous connaissions déjà, mais avec d’autres personnages : Nāgārjuna et Saṅkaja/Paṅkaja. Voir mon blog Sur un thangka de mahasiddhas (XVIIIème) au British Museum. Ce miracle sert à montrer qu’il est possible de recevoir la bénédiction d’un icône/une divinité visualisée (skt. samayasattva), lorsqu’elle a été consacrée (tib. rab gnas) par la divinité jñānasattva. Dans ce cas, c’est le corps de Milarepa qui est consacré par le jñānasattva, ce qui le rend indifférencié de la jñānaḍākinī.

Ainsi, Réchungpa et les autres disciples virent que Milarepa fut indifférencié de Vajrayoginī”.
 

Détail Rossi & Rossi, Hongkong et Londres

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[1] Gorampa Sönam Senge (Go rams pa bSod nams seng ge). sDom pa gsum gyi rab tu dbye ba’i rnam bshad rgyal ba’i gsung rab kyi dgong pa gsal ba in vol. 9 of The Collected Works of Kun-mkyen Go-rams-pa bsod-nams-seng-ge. Dehra Dun: Sakya College, 1979. TBRC W11249-0439

Gorampa, DSNSh, fol. 88a, explained that certain Kagyu practitioners of the Great Seal maintain that the requirements of maturation are met by bestowing on beginners the Sow-Head (Varahls'irsa) blessing (phag mgo’i byin rlabs), and that the recipient thereby becomes empowered to receive instructions and to undertake the meditative practices of the two processes even though initiation into a mandala has not been obtained. Gorampa relates (DSNSh, fol. 88a-b) that the custom of granting uninitiated beginners access to tantric praxis by conferring the Vajra Sow (Vajravarahi) blessing “originated in the time of Gampopa Dakpo Lhaje Sonam Rinchen [1079-1153]. He sent his pupils to request initiations of other teachers. Most of them did not return but settled [elsewhere], and because Dakpo had urged that every group [of students] must have its own bestower of initiations, he consented when Kong Neruwa inquired of him, ‘What if I were to perform the Sow-Head (Varahls'irsa) initiation?’ [The latter] conferred the Sow-Head blessing and then expounded the Six Doctrines of Narofpa] [see Roerich, trans., BA, p. 829], the Great Seal, and other precepts. From that time onward, [the custom] developed of winning access to the doctrine through instructions expounded by a master from whom initiation had been requested, i.e., the door to the Six Doctrines being opened merely by a conferral of the Vajra Sow-Head blessing, even though the initiation of Cakrasamvara had not been [previously] obtained.” 
A Clear Differentiation of the Three Codes, Essential Differentiations Among the Individuals, Sakya Pandita Kunga Gyaltshen, Victoria R. M. Scott, Jared Douglas Rhoton, Suny, p. 184, note 5..

[2] Sakya Paṇḍita : “Nowadays, some claim that the blessing-rite of the Vajra Sow (Vajravarahi) is itself an initiation. I have seen that, having opened the door to doctrine with this, such people practice the inner heat (gtum mo, caṇḍālī and other meditations.” TIB. deng sang rdo rje phag mo yi byin rlabs dbang bskur yin zhes zer 'di yis chos kyi sgo phye nas gtum mo Ia sogs bsgom pa mthong (4)

[3] Sarah Harding citant Pao Tsuklak Trengwa : “Later on, Vajravārāhı’s blessing, a dream-based [tradition of] bodhichitta, instantaneous creation in meditation of the yidam, the white single sufficient remedy, and many such perverse teachings that contravene the buddhadharma are spreading around these days.”

[4] dPal rdo rje rnal 'byor ma'i gsang bsgrub rje btsun mo lhan skyes, réf. TBRC CW23651

[5] zhes lung bstan pa ltar/_so sa'i gling du dpal ldan lhan cig skyes ma dang dngos su mjal te dbang bzhi brda'i sgo nas bskur/_shel gyi gri gug gis thugs ka kha phye nas sngags kyi 'khor lo bstan/_skyed rdzogs bla mas gsungs pa ji lta ba nyid gnang nas rdo rje'i gdan du ston pa'i tshems mche ba ltos la bod du song zhig zhes lung bstan/_rdo rje'i gdan du tshems mche ba gzigs pas skyed rdzogs kyi man ngag bla ma dang mkha' 'gros ji ltar gsungs pa de nyid tA la'i lo ma la li khris sing+ga la'i yi ger bris pa brnyed de spyan drangs/

[6] des na rje sa skya pas/_rdo rje phag mo'i byin rlabs ni/_/mar pa lho brag pa la med/_/ces dang*/_/phyi nas phag mo'i byin rlabs dang*/_/zhes chos log tu 'dren pa sogs ni tshangs pa chen po'i mdzad pa kho na ste kho bos bkag pa'i phyir zhes pa kho na rigs pa'i mthar thug yin no/_/yang de'i rjes 'brang kha cig na re/_skor ne ru pa bya ba log chos pa cig gis _phag mo brda bzhi'i dbang_ bya ba'i rdzun dbang byas pa de dgag pa yin zer ba yang cha med par smra ba la rings pa yin te/

[7] Un commentaire de la pratique de Vajravārāhī par padma Karpo porte le titre “lus med mkha' 'gro'i chos sde'i rnam par bshad pa chos kyi nying khu” (TBRC W10736).

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