dimanche 19 avril 2020

De châteaux de cartes et de leurs fondations



Les lignées et les hagiographies qui les attestent sont comme les constructions de châteaux de cartes. Si l’on n’est pas certain des fondations, tout l’ensemble peut s’effondrer. Si l’on utilise le matériel hagiographique pour en déduire des réalités historiques, il faut être très prudent, avant d’ancrer historiquement un personnage ou un texte, qui servira de pierre d’angle à tout un château de cartes.

J’ai exprimé mes doutes sur le personnage Ngan/Ngam rdzong pa Byang chub rgyal po alias Bodhiradza et ses productions littéraires[1], sans lesquelles la construction lignagère kagyupa s’effondre. Dans les hagiographies plus tardives, basées sur ses productions, on n’a de cesse de rappeller la formidable mémoire de Ngendzongpa et son statut de témoin privilégié et unique[2]. D’ailleurs, Ngendzongpa a tendance à parler de lui-même à la troisième personne et de se faire des louanges à lui-même[3]. Il est la source privilégiée des hagiographies de Marpa et de Milarépa[4], qui ont servi à la production des hagiographies plus populaires, composées par Tsangnyeun Heruka au XV-XVIème siècle (Milarépa en 1489, Marpa en 1505).

Les hagiographes du mouvement sMyon pa, tout comme les auteurs antérieurs, réels ou fictifs, sur lesquels ils s’appuient, on tendance à menacer tous ceux qui prennent en doute la véracité de leurs propos (l’ire des ḍākinī, l’ire des dharmapāla, une naissance en enfer, etc.). Tsangnyeun Heruka fut un “spin doctor” extrêmement talentueux ainsi qu’un personnage charismatique[5]. Étant l’auteur des hagiographies de Marpa et de Milarepa, il fut évidemment capable d’utiliser leur style, leur vocabulaire et leurs tactiques, pour habilement détourner les attaques des adversaires, en réutilisant les termes mêmes des critiques, mais pour leur donner une tournure positive. Dans ce sens, il est très moderne…

La grande habileté de Tsangnyeun est de créer des personnages qui expriment des critiques envers les antagonistes, auxquels ces derniers peuvent alors répondre, voire convertir leurs critiques. Dans ses hagiographies, écrites plus de 350 ans après les faits, il peut alors incorporer des critiques plus récentes, afin de les réfuter, fournir les “preuves” qui auraient manquées, ou mettre en lumière des bonnes intentions derrière des actes mal compris. Les exemples foisonnent, notamment dans la Vie de Marpa, qui est comme l’apologie de la doctrine Kagyupa, telle que la concevaient les yogis Kagyupa. Quand des évolutions de doctrines ou de pratiques, des situations, ou des critiques qui émergent dans des époques plus tardives apparaissent dans des oeuvres hagiographiques attribuées à des auteurs, censés avoir vécu au XIème siècle, il serait maladroit de considérer ces oeuvres (et leurs auteurs) comme authentiques, sans analyse (intratextuelle, intertextuelle, etc.) approfondie préalable.

Quand on considère que ce qui est décrit dans ces oeuvres hagiographies (de Ngendzongpa, comme dans celles de Gö Lotsawa et de Tsangnyeun Heruka) est contemporain (ou même antérieur) à ce qui se joue à Daklha Gompa, on se retrouvera avec des contradictions difficiles à résoudre. Sauf si on fait aveuglement confiance aux explications hagiographiques évidemment. Je me rends bien compte du travail énorme que représenteraient des recherches approfondies, mais sans cela, pourquoi s’aventurer à s’appuyer sur du matériel hagiographique pour déterminer une réalité historique ?

Ce blog comme introduction à l’invention de “La Lignée de Nāropa” par les yogis kagyupas.

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[1] J’ai également mes doutes sur le personnage Marpa Golek. A suivre.

[2]These songs and story of Mar-pa were given to the lord [Mi-la-] ras-pa and to the ’Phan-yul master [Mar-pa Mgo-legs] but to none other. I, the lay Tibetan Bodhirāja, have long remained at the lotus feet of these two venerable ones and have well pleased them. I have lavished the Guru and the three jewels with maṇḍalas and offerings, have offered maṇḍalas and gaṇacakras to ḍākinīs and dharma protectors, and have received [their teachings] as they should be received. The Master joyfully gave [me the permission to write this]; I have in no way written it of my own account. As the Venerable [Mi-la]-ras-pa said, if this [story] spreads beyond those who consider this lineage as their own, as well as to one or two meditators who have reached certainty in their practice, then the punishment of the ḍākinīs will occur. This is not because of stinginess with the Dharma, but rather because a root downfall [of samaya] occurs if those who are not worthy recipients see it. Nowadays, people mock, exaggerate, denigrate and doubt, so I have written this down with a good deal of restraint.” Colophon de l’hagiographie de Marpa, attribuée à Ngamdzongpa. Building a Tradition, Cécile Ducher, p. 47-48

[3]I respectfully bow down at the feet of Ngan rdzong ston pa:
Learned sovereign who first perfected study,
Accomplished sovereign who then perfected meditation,
The one named Bo[dhi] [Ra]ja, scholar-adept who attained an indelible memory
.”

Introduction à la partie hagiographique le concernant dans les Douze grand fils (DGF). Toward a Geographic Biography: Mi la ras pa in the Tibetan Landscape, Andrew Quintman

[4] Pour un récapitulatif des oeuvres hagiographiques kagyupa, voir Kagyu Namthar (Bka' brgyud pa Biographical Sources) de Dan Martin

[5] Stefan Larsson, Crazy for Wisdom: The Making of a Mad Yogin in Fifteenth-Century Tibet, Brill (2012). Voir l’incident avec Norbu De (1450-1485), fils du roi de Gungtang, Tri Namgyal De, dans la section “A Mad Yogin Called into Question”. Cette anecdote fait miroir au passage concernant Marpa Jasé dans la Vie de Marpa (p. 167-172 dans la traduction de Christian Charrier). Tsangnyeun y utilise les mêmes tactiques, que l’on voit Marpa et Milarépa utiliser dans leurs hagiographies respectives.


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