lundi 13 avril 2020

Milarepa, cet illustre inconnu


Nous ne savons pas grand chose sur Milarepa. Nous ne le connaissons que par quelques citations (à l’authenticité douteuse) et surtout par les hagiographies, où la fiction abonde. Il n’a pas laissé d’écrits. Les données biographiques les plus anciennes sont très simples. Gampopa, qui est considéré comme un disciple direct, réfère à lui dans les termes les plus simples, parfois simplement par son nom, ou lama Mila, pas de Rinpoché, pas de Son Éminence, ni de Sa Sainteté. Pas d’expressions de dévotion, au plus Jetsun Mila. Mais était-ce bien Gampopa qui parlait de Mila ?

Comme Mila fut un ascète, un yogi solitaire, une grande partie de sa vie, c’est ainsi qu’on le représente souvent, c’est ainsi qu’il a marqué les esprits : sincérité, simplicité et naturel. La plupart des auteurs de sa Vie aimaient opposer sa vie simple et frugale à la vie chargée et la pompe des abbés et des maîtres tantriques de son temps. Milarepa relativise les expériences méditatives (voir le chapitre sur Gampopa dans les Chants) et les pouvoirs miraculeux quon lui attribue.

Ce qu’il semble avoir transmis à Gampopa, à en juger par les citations de Mila dans les oeuvres de Gampopa, est assez simple. Gampopa écrit dans le colophon de ses Guirlandes de la voie éminente, qu’il y a fait converger les instructions de l’école Kadampa, à laquelle il appartenait, et “la mahāmudrā”. La “mahāmudrā” reçue de Milarepa ? Sans doute. Même s’il semble qu’il y eut également une filièremahāmudrādans lécole Kadampa.

Si la “mahāmudrā” qu'enseignait Gampopa, était la convergence des fleuves “Kadampa” et “Mahāmudrā”, il s’agit sans doute de la “mahāmudrā” de Maitrīpa, une “mahāmudrā” sans devayoga ni quatre mudrā, une mahāmudrā non-tantrique, avant l’essor de la mahāmudrā post-classique, qui, elle, fut indissociable de devayoga et des quatre mudrā. Cette évolution avait fait passer la “mahāmudrā” de Gampopa et de Maitrīpa au deuxième plan, y compris et peut-être surtout dans les lignées Kagyupa, qui se tournèrent davantage vers Nāropa, par le biais de disciples “directs” de Milarepa, tels Réchungpa et Ngendzongpa, un Saraha “trilogiste” clairement tantrique, des disciples “tantriques” de Gampopa, la transmission des tantras kagyupas, tout cela hagiographiquement mené de main de maître par les yogis du mouvement smyon pa. Simultanément, la relation entre Nāropa et son maître Tailopa allait servir de modèle pour la relation entre maître et disciple.

Iconographiquement, la “tantricité” des écoles Kagyupa est rendue par le port des six ornements en os. A partir d’une certaine époque, les mahāsiddha sont souvent représentés (rétroactivement) en portant ses ornements emblématiques. Même Maitrīpa devait y passer. Les yogi smyon pa des lignées Kagypa et ceux qui se réclament d’eux les porteront avec fierté. Il semble néanmoins y avoir quelques exceptions à l’habillage iconographique rétroactif des grands maîtres de la lignée Kagyupa. Sauf erreur, je ne connais pas de représentation “tantrique” de Gampopa. C’est principalement à Réchungpa que l’on “doit” l’introduction des éléments nécessaires à la mahāmudrā post-classique. Mais il semble même y avoir eu un certain retenu à parer iconographiquement Milarepa des ornements en os, comme s’il ne faisait pas tout à fait partie de la "lignée de Nāropa", malgré des efforts hagiographiques (les textes ramenés par Réchungpa et donnés à Milarepa, l’hommage de Nāropa à Milarepa avec l’inclinaison des arbres en direction du Tibet, … etc.)

Je connais des images de Milarépa portant une ceinture de méditation, même en tenant un kāpāla[1] et représenté en mahāsiddha, mais pas en portant les ornements en os...

Je termine sur les quatre mentions de Mila dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa.

Dans l’exorde :
M’inclinant devant les Vainqueurs, les bodhisattvas et leurs nobles enseignements,
Aisni qu’aux pieds des maîtres qui en sont l’ultime source,
Je m’en remets aux paroles de mon propre lama, afin de composer, pour mon bien et pour celui des autres,
Ce précieux et noble enseignement pareil au joyau magique
.” (Précieux ornement de la libération, Padmakara, p. 25)
L’équipe de Padmakara a utilisé principalement la version xylographiée de Tashi Chökhor Lhünpo Ling (TCLL). Dans la version xylographiée de Rumtek, on trouve une variante pour le troisième vers : “Je m’en remets à la bonté de Seigneur Mila, afin de composer, pour mon bien et pour celui des autres,...”[2]. Pour sa traduction anglaise, Herbert V. Guenther semble avoir utilisé encore une autre version (“xylographie bhoutanaise moderne”) : “Je m’en remets à la grâce de Milarepa et d’Atiśa, afin de composer, pour mon bien et pour celui des autres,...” Faites vos choix.

La deuxième mention se trouve dans le chapitre 5 qui traite de la déficience du saṃsāra. Dans une discussion sur la réalité des bourreaux infernaux, l’auteur (Gampopa ?) rappelle que selon Marpa et Mila (tib. mar pa dang mi la yab sras), ces êtres infernaux apparaissent dans l’esprit des victimes à cause de leurs mauvaises actions (Guenther p. 60). Cette observation figure aussi dans la version de Rumtek[3], mais pas dans celle utilisée par Padmakara (TCLL, p. 95).

Les deux dernières mentions de Mila se trouvent dans le chapitre 20 sur l’état de Bouddha, dans la version de Rumtek.
”[ Pour Milarépa, la "sagesse" désigne la connaissance exempte d'élaborations mentales et d'altérations, qui transcende les concepts et les mots d'existence et d'inexistence, de permanence et de cessation. Par conséquent, quels que soient les termes qui la désignent, ils ne sont pas contradictoires. Ainsi est la sagesse. Un intellectuel qui rêvait d'accomplissement posa la question au Bouddha lui-même, qui lui répondit : « ne pensez pas qu’on puisse répondre de façon unilatérale. Le corps absolu transcende l'intellect; il est sans naissance et libre de toute élaboration conceptuelle. Au lieu de me questionner, observez votre esprit. Voilà la vérité.]" (Padmakara, p. 313)[4] 
Le terme de « corps » absolu n'est qu'un mot qui désigne l'épuisement de toutes les erreurs, ou encore le renversement des perceptions égarées, une fois réalisé le sens de l'espace absolu, la vacuité. En vérité, ni le corps absolu, ni ses caractéristiques, ni leur base même n'ont d'existence réelle. [C'est ce que dit maître Milarépa].” (Padmakara, p. 317)[5]
Ces références à Milarepa, que l’on trouve dans la version de Rumtek, y ont sans douté été insérées ultérieurement par “des mains invisibles”. Pourquoi ? Probablement, parce que Gampopa était un peu trop Kadampa au goût des yogis adeptes de la “Lignée de Nāropa”. Dans le passage où “Pour Milarepa” a été inséré, Gampopa citait ses amis spirituels (skt. kalyāṇamitra). Padmakara a préféré traduire par “les guéshés”, une traduction plus tendancieuse qui peut être interprété de façon péjorative, et qui l'était en effet devenue grâce aux oeuvres fictionnelles du mouvement smyon pa, parmi lesquelles la Vie et les Chants de Milarepa. Non, Gampopa fait ici référence à ses amis spirituels Kadampa, qu’il respectait, et précise qu’une connaissance livresque ne suffit pas. Ces amis spirituels étaient du même avis. L’insertion va plus loin, par association. On pourrait croire, en mettant de côté son sens historique, que les propos, attribués au Bouddha dans la citation, concerne les amis spirituels (skt. kalyāṇamitra) de Gampopa ou autres "guéshés", qui seraient des “intellectuels” ou des “numbskulls” (“crânes vides”), dans le sens où ils se laisseraient être obnubilés par des mots creux. On pourrait alors croire que Milarepa aurait pensé en ces termes desguéshés... La vérité est que nous ne savons pas grand chose de ce que pensait Milarépa, ni de sa vie, qui est couverte de multiples couches de fictions.

La version la plus ancienne (XIV-XVème s.) du Précieux ornement de la libération est selon Ulrich T. Kragh[6], le manuscrit Lha dbang dpal ’byor, actuellement en possession de Khenpo Shedup Tenzin à Kathmandu.


MàJ Pour la version de Guenther, on pourrait spéculer qu'il a ou bien interprété le "rje" comme "jo bo" (ou jo bo rje), ou qu'il avait en effet une version qui donne "mi la (dang) jo bo rje'i drin la brten nas rang gzhan don du bri" au lieu de "mi la rje yi drin la brten nas rang gzhan don du bri".  


***

[1] Sans doute apparu relativement tard et associé au rituel de Milarepa (traduction anglaise très médiocre) composé par Djamgoeun Kongtrul (1813 - 1899), rje btsun ras pa chen po la brten pa’i bla ma’i rnel ‘byor tshogs dang bcas pa ye shes pdal ‘bar zhes bya ba.
This was composed at the diligent and outstanding Naljor Wangchug of Nangtsi Ritro’s persistent requests, by a follower of Jetsun Repa’s Kagyupa sect, called Karma Ngagwang Yonten Gyamtso, (1st Jamgon Kongtrul), in the Dewakoti gardens of Palpung Monastery, at the place of accomplishments Tsadra Rinchen Drag.”

[2] mi la rje yi drin la brten nas rang gzhan don du bri//

[3] ci skyes bu'i cha byad kyis bsrung ma dang /_khwa lcags kyi mchu can la sogs pa dmyal srung gi 'khor de dag sems can yin nam ma yin zhe na/_bye brag tu smra ba rnams ni sems can yin par 'dod/_mdo sde pa rnams sems can ma yin par 'dod/_rnal 'byor spyod pa dang /_mar pa dang mi la yab sras kyi bzhed pa ni sems can sdig pa byas pa'i dbang gis rang gi sems nyid de ltar snang bar 'dod/

[4] La traduction correspondante en anglais par Herbert V. Guenther (p. 261) :
“The view of my spiritual friends is as follows: The nature of the Samyaksambuddha is Dharmakāya, the end of all error and natural harmony. But such statements are mere words. In reality Dharmakāya is unborn (so does not stand for any conception at all) and is ineffable.
[Venerable Mi.la.ras.pa used to say that transcending awareness is not discursive. It is beyond any predication such as existence or non-existence, eternalism or nihilism, and beyond the realm of intellect. Whatever name it is called does not alter its nature. This is particularly true of the word 'transcending awareness'. It was coined by a numskull, so that even if a Buddha were to be asked to explain it, he could not do so. When it is stated that Dharmakāya is beyond the intellect, unborn and ineffable, or such that one can only say 'do not ask me, look into your own mind, the statement is not true of reality (120b).] 
As is written in the 'mDo.sde.rgyan ("Mahāyāna-sūtrālankāra' IX, 3): Liberation (is) merely the end of error.”
En Wylie : rje btsun mi la'i bzhed kyi/ye shes bya ba yang*/ da lta'i shes pa bzo bcos ma phog pa 'di la yod med dam/ rtag chad tshig dang blo las 'das pa 'di rang yin/ 'di la ci ltar brjod kyang 'gal ba ma yin pas/ ye shes kyang de lta bu yin te/ mkhas su re ba'i blos byas pas sangs rgyas rang la zhus kyang phyogs gcig pa cig gsung du yod mi snyam/ chos sku blo 'das skye med spros bral yin/ nga la ma dri/ sems la ltos dang*/ de 'dra cig yin gsungs pas de ltar du bzhed pa med pa yin no/ de ltar na spongs ba phun sum tshogs pa 'am / ye shes phun sum tshogs pa de sangs rgyas kyi ngo bo'am rang bzhin no/

[5] Herbert V. Guenther :
“ VI. The characteristics of each of the Three Kāyas. (i) After Dharmadhātu has been recognized as being Śūnyatā, Dharmakāya is spoken of as the end of all error or the disappearance of bewilderment. But 'Dharmakāya' is a mere name. Since neither it, its primary characteristics, nor their basis can be found, [my Guru Mi.la.ras.pa has spoken in terms of non-existence]. Jewel Ornament, p. 264
En Wylie : sku gsum po so so'i mtshan nyid 'chad pa la/ chos kyi sku zhes pa de yang / chos kyi dbyings stong pa nyid kyi don rtogs pas/nor ba thams cad zad pa'am/ 'khrul ngor snang ba'i rang bzhin log tsam zhig la/ chos kyi sku zhes tha snyad btags pa tsam yin gyi/ don gyi ngo bo la chos kyi sku dang / chos kyi sku yi mtshan nyid dang / mtshan gzhir grub pa gang yang mi mnga' ba'i phyir/ bla ma mi las gsungs pa de ka ltar yin no//

[6] The Significant Leap from Writing to Print: Editorial Modification in the First Printed Edition of the Collected Works of Sgam po pa Bsod nams rin chen, Ulrich Timme Kragh
In conclusion, the core of the Jewel Ornament may have been written by Sgam po pa Bsod nams rin chen, but the treatise assumed its present form and prestige at a later time.”

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