dimanche 1 mars 2020

Sur un thangka de mahasiddhas (XVIIIème) au British Museum


Le thangka fait partie de l’exposition What is Tantra ?”. On y voit représenté au centre Saraha, puis de haut en bas et de gauche à droite : Nāgārjuna - Buton Rinpoché - Virūpa
(Saraha au centre)
puis, Ḍombi Heruka, seul, - sans doute Saṅkaja/Paṅkaja (illisible) - Padmavajra (Saroruha le jeune).

Le Saraha représenté ici est un Saraha tantrique portant les 6 ornements d’os (mudrikā-ṣaṭka, ce sont des attributs kāpālika ou kālāmukha. Pas de couronne de fleurs). On note que les femmes (śākti) sont absentes et les ceintures de méditation symbolisent des pratiques de type haṭhayoguiques. On a l’impression d’une sélection un peu improvisée, pas de la représentation d’une lignée précise. La présence de “Bu ston rinpoché” (bu ston rin chen grub 1290–1364) en haut est un peu énigmatique. S’il s’agit d’une lignée de transmission, je ne la connais pas.*

Nous savons grâce à Kurtis R. Schaeffer[1], que les plus anciennes représentations iconographiques des 57 (sic !) mahāsiddhas[2] que nous connaissons sont justement de Buton Rinchendrub.[3] La liste la plus ancienne des mahāsiddhas est également de lui, même si le titre de l’ouvrage[4] en mentionne 84, le compte n’y est pas. Saraha figure à la neuvième place. Buton fait d’ailleurs partie de ceux qui pensent que seul le Dohākoṣagīti est une oeuvre authentique de Saraha[5].

La présence du Nāgārjuna médiéval fait sans doute référence à son appartenance à la transmission du Guhyasamāja dans le bouddhisme ésotérique.

Détail d'un autre thangka, une nāgī/nāginī versant
de l’élixir dans le bol du Nāgārjuna médiéval
Dans la tradition tibétaine et notamment celle de la mahāmudrā post-classique, Saraha est considéré comme le maître de Nāgārjuna, qui serait à son tour le maître de Śavaripa (le maître d’Advayavajra). Sur le thangka, nous aurions pu nous attendre à voir Śavaripa. Dans la tradition de la Mahāmudrā post-classique, il y a souvent une confusion entre Saraha et Śavaripa, parfois appelé Saraha le jeune. Aux pieds de Saraha, nous trouvons peut-être le mahāsiddha Saṅkaja/Paṅkaja (né-du-lotus), un autre disciple du Nāgārjuna médiéval.

Son histoire est intéressante par rapport à la version de la transmission de la Mahāmudrā selon Tāranātha (1575–1634), qui utilise une anecdote de Nāgārjuna et un icône. Saṅkaja/Paṅkaja aurait adoré un icône de la divinité Avalokiteśvara[6] pendant douze ans, en lui offrant des lotus, “sans aucun résultat” (comprenons siddhi). Un beau jour, Nāgārjuna passe, offre à son tour un lotus à l’icône et l’icône d’Avalokiteśvara place la fleur offerte sur sa tête. Sous les protestations de Saṅkaja/Paṅkaja, l’icône précise que Saṅkaja/Paṅkaja avait des pensées impures et que la divinité n’appréciait pas ses actions”. La vérité sort de la bouche des icônes. 
Tournons nous vers la version de la vie de Śavaripa selon Tāranātha que l’on trouve aussi dans le manuscrit de Sham Sher, traduit par Sylvain Lévi. Śavaripa était un des trois enfants d’un danseur au Bengale. Un jour Nāgārjuna passa devant la maison et fut invité pour assister à une performance de danse. Nāgārjuna leur montra un icône du bodhisattva Ratnamāti. Un des enfants (Śavaripa) demanda à le voir aussi. Il y vit son propre reflet comme dans un miroir au plein milieu des flammes de l'enfer. Effrayé, Śavaripa demanda des instructions à Nāgārjuna qui lui donna la consécration de Saṃvara. Après avoir réalisé la cinquième phase (yugannadah[7]), Ratnamāti lui apparut et lui ordonna d’aller dans le Sud au Mont Śrī Parvata.

La présence de Virūpa “qui arrêta le soleil” est moins étonnant, Buton Rinchendrub étant un maître de l’école Sakyapa. En bas, à gauche, nous voyons sans doute Ḍombi Heruka (auteur d’un Sahajasiddhi version tantrique), sans sa ḍombī (laveuse), chevauchant un tigre ou une tigresse. Les légendes écrites en or sur le thangka sont mal lisibles, souvent mal orthographiées, et mal recopiées. Un exemple. La légende sous Ḍombi Heruka :

(je lis : stag zhon brdzin btid brgal//) 

(je lis : gding ba btid nas bang+gA brgal (???) // stag la zhon nas dngos grub brnyes//
Dom+bi he ru ka zhes pa’i// bla ma de la phyag ‘tshal lo//)
 


Sur ce dernier thangka Himalayanart (87232), Ḍombi Heruka est bien en compagnie de sa ḍombī

Le dernier mahāsiddha en bas à droite est Padmavajra (Saroruha le jeune)[8], que certains aiment identifier avec Padmasambhava ou Gourou Rinpoché. Son changement de carrière de fermier en yogi est raconté dans le Guide du Naturel. Je reviendrai sur les attributs kāpālika (mudrikā-ṣaṭka) dans les représentations iconographiques (plus tardives) et qui montrent bien le changement de nature des instructions attribuées à Saraha (et Advayavajra/Maitrīpa). Pour un blog sur la représentation iconographique de Śavaripa 

Padmavajra (Saroruha le jeune)

*“According to the Blue Annals and the Sakya master Amé Shaps History of the Guhyasamaja,the Marpa tradition and the Go tradition were transmitted eventually to the great scholar Butön Rinchen Drup (1290-1364). Also, the Blue Annals states that many masters of the Marpa Guhyasamaja tradition studied the Guhyasamaja of the Go tradition. These include Tsurtön Wangi Dorjé, an actual disciple of Marpa, and Tsurtön’s own disciple Khön Gepa Kîrti. Tsongkhapa received the Marpa Guhyasamaja tradition from Khyungpo Lhepa Shonu Sonarn, who had received it from Butön Rinpoché.
He received the Go tradition from Khyungpo Lhepa as well as from Rendawa Shonu Lodro, who was one of his main teachers.” A Lamp to Illuminate the Five Stages


***

[1] Dreaming the Great Brahmin, Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Oxford

[2] Voir à ce sujet The Alchemical Body, David Gordon White, chapitre 4, pp. 78 etc.

[3] The Life of Bu ston Rin po che Ruegg, 1966, p.117

[4] Grub thob brgyad cu rtsa bzhi’i mtshan dans The collected works of Bu ston. Lokesh Chandra, Ed. International Academy of Indian Culture, New Delhi, 1971, vol. 16, pp. 23-24

[5] Schaeffer, pp. 73 et 78.

[6] Il faudrait voir le lien entre Saraha et Avalokiteśvara dans la tradition tibétaine. Voir ce thangka sur Himalayanart (227).

[7] La dernière phase des cinq phases (pañcakrama) est celle de l’union (skt. yuganaddha, tib. zung ‘jug), où le corps illusoire s’unit à la Luminosité.

[8] “La transmission de la lignée de karmamudrā présentée par Tārānātha passe de cette danseuse à Padmavajra le majeur, Anaṅgavajra le gardien de porcs (tib. phag tshangs pa), Padmavajra Saroruha (tib. mthso skyes) l’intermédiaire, puis à Indrabhūti l’intermédiaire, Jālandharipa, Kṛṣṇacārya, Kalyānanātha (tib. dge ba’i mgon po), Amitavajra (tib. dpag med rdo rje) et finalement à Kusalabhadra. Une lignée très complexe avec des histoires fort étranges et merveilleuses.” Extrait du Guide du Naturel. Source : The Seven Instruction Lineages (tib. bka’ babs bdun ldan), LTWA, traduit en anglais par David Templeman, p. 24.

2 commentaires:

  1. Je ne sais pas si les ceintures de yoga renvoient au Hatha. En effet, aucun texte de Hatha, à ma connaissance, ne mentionne cet accessoire.

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  2. Non, mais quand j’utilise le terme hathayoguique dans le contexte tibétain, c’est pour désigner des méthodes qui demandent un effort (selon le sens premier de haṭhayoga, “forceful yoga”) en utilisant le souffle, des exercices physiques etc. D’autres le font aussi. Sans forcément faire référence aux textes de Haṭhayoga de Goraksa etc. Voir The Meaning of haṭha in Early Haṭhayoga de Jason Birch. Iconographiquement, le port d’une ceinture de méditation sur des thangkas tibétains renvoie à l’utilisation de ce genre de méthodes (notamment pour la pratique de la caṇḍālī (gtum-mo).

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