Je suis en train de retravailler en ligne ma traduction du Commentaire des distiques de Saraha (Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā tib. Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120) par Advaya-Avadhūtipa. J’en suis au verset DKG n° 15, qui est la clé de cette oeuvre. Après avoir fait passer en revue toutes les méthodes non-bouddhistes et bouddhistes qui ne donnent pas accès au Naturel (skt. sahaja, tib. lhan cig skyes pa), le Commentaire va passer aux instructions propres à la non-méthode de Saraha. C’est ce verset qui sert de charnière.
15.1 Ceux qui entrent dans la vacuité sans compassion (skt. karuṇa)Ceux qui entrent dans la vacuité sans compassion (skt. karuṇa) (15.1) “ne verront pas le chemin extraordinaire du Sceau universel (skt. mahāmudrā)”, ajoute le Commentaire, en mentionnant pour la première et seule fois le terme “Grand sceau” (skt. mahāmudrā) hors contexte tantrique, et dans un contexte de recherche du Sens (tib. snying po’i don). Plus loin dans le Commentaire on trouvera bien des références à la mahāmudrā, mais ce sera dans le cadre tantrique des quatre mudrā.
15.2 Ne trouveront pas le Chemin éminent (skt. uttama-mārga tib. lam mchog)
15.3 En ne pratiquant que la compassion
15.4 On restera dans l'Errance sans s'en affranchir[1]
A noter qu’ici le chemin extraordinaire (tib. lam thun mong ma yin pa), qui correspond au éminent chemin (tib. lam mchog, dans la ligne suivante du Commentaire), est implicitement appelé le Chemin éminent du Grand sceau. C’est une indication importante, car cela voudrait dire que le “chemin” proposé dans le Commentaire est le “chemin éminent”, et plus particulièrement le chemin éminent du Grand sceau (mahāmudrā). Cela implique que l’auteur du Commentaire écrit ou bien après l’introduction de l’utilisation du terme mahāmudrā pour la méthode Naturelle (sahaja), ou bien que ce terme ait été ajouté ultérieurement. Personnellement, c'est son approche qui m'intéresse, quel que soit le nom qu'on lui donne et quel que soit le motif pour l'attribution de ce nom.
Le Chemin éminent pour désigner le chemin du Sceau universel est un terme que l’on retrouve entre autres chez Gampopa (1079-1153) (Guirlandes de joyaux du chemin éminent, tib. lam mchog rin chen phreng ba)[2] et Yudrakpa Zhang (1122-1193) qui est l’auteur de L'ultime chemin profond du Grand sceau (tib. phyag rgya chen po lam zab mthar thug). Last but not least, on trouve une référence au chemin profond dans L’Antologie des êtres authentiques de la lignée Kadampa (tib. bKa' gdams kyi skyes bu dam pa rnams kyi gsung bgros thor bu ba rnams) compilée par Chegompa Sherab Dorje (1130 ?-1200 ?). Le terme utilisé est en fait “la meilleure de toutes les instructions du chemin” (tib. lam gyi chos thams cad kyi mchog). Voir la traduction dans mon blog La panacée d'Atisha. Le Coeur de ce chemin est “la vacuité dotée du coeur de la compassion” (tib. stong nyid snying rje’i snying po can).
“Dromteun demanda quelle était l'ultime instruction spirituelle.Le terme “panacée”, utilisée par certains pratiquants kagyupa du “Grand sceau”, fut au centre des polémiques lancées par Sakya Pandita (1182-1251). On le voit ici utilisée par Atiśa, ou attribué à lui par cette anthologie. Sakya Pandita aurait pu connaître cette occurrence. Atiśa semble bien considérer que cette instruction de la vacuité dotée du coeur de la compassion constitue le meilleur chemin, le chemin éminent. Atiśa connaissait le Chant de distiques de Saraha. Il aurait même été le premier à l’enseigner au Tibet. Pour Gö Lotsawa Zhönnu-pel (1392-1481), Atiśa serait même à l’origine de la première introduction de la mahāmudrā au Tibet[3]. Et c’est Saraha qui fut le premier à enseigner la mahāmudrā comme le chemin éminent (lam phul tu phyung ba[4]), et qui l’aurait transmis à Śavaripa, le maître (visionnaire) d’Advayavajra.
[Atiśa] repondit : “La vacuité dotée du coeur de la compassion. Il existe dans le monde un médicament appelé ‘panacée’ (tib. dpa’ bo chig thub) capable de guérir toutes les maladies. Tout comme [l'administration de] ce médicament « panacée », si l'on accède à la vacuité de toutes les propriétés, [la vacuité] sera le remède de tous les affects (skt. kleśa).”
Des sources hagiographiques tibétaines racontent qu’Atiśa fut interdit d’enseigner (publiquement) le Chant des distiques de Saraha. Néanmoins, nous savons qu’une méthode du type Naturel (skt. sahaja tib. lhan cig skyes pa) était transmis en secret dans la lignée Kadampa. Jamgoeun Kongtrul (1813-1899) nous apprend dans son Trésor des connaissances qu’Atiśa serait l’auteur d’un texte intitulé (ou décrit comme) “Le Sceau Universel qui réintègre le Naturel, instruction de la double armure” (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor go cha gnyis pa’i man ngag), mais ce texte, sous ce titre et attribué à Atiśa, semble introuvable. Cela n’empêche pas que d’autres maîtres kagyupa ont rédigé des textes portant le terme “phyag chen lhan cig skyes sbyor” dans le titre. Les instructions dans le cadre de ce sahaja-mahāmudrā ont été par la suite qualifiée par certains comme la “mahāmudrā selon le sūtrayāna”, pour la distinguer de la mahāmudrā tantrique, dont la forme développée au Tibet suite aux polémiques est qualifiée par David Higgins et Martina Draszczyk comme “mahāmudrā post-classique”.
De ce qui précède, il nous est permis de conclure qu’il existait bien une instruction sahaja(-mahāmudrā) à l’époque d’Atiśa ; que celle-ci venait d’Advayavajra (via Saraha et Śavaripa) ; qu’Atiśa aurait été le premier à (tenter de) l’introduire au Tibet ; qu’une instruction de ce type était transmise en secret au sein de la lignée kadampa ; que cette instruction était considérée comme un chemin éminent (voir une panacée) ; et que quelquefois on se référait à elle sous le nom “mahāmudrā”.
C’est seulement par la suite que l’on a considéré que ce “chemin éminent” ne serait finalement pas si éminent que cela, et qu’il ne pouvait pas conduire à l’ Eveil complet, c’est-à-dire un Éveil, où les Corps formels (à édifier à travers des pratiques yogiques et visionnaires) ne découlent plus naturellement du Corps réel (dharmakāya).
Advayavajra et les apratiṣṭhānavādins ne tenaient pas comme position qu’une pratique spécifique d’édification des Corps formels est indispensable, mais agissaient conformément à “l’activité initiale” (skt. adikarma), c’est-à-dire la pratique des cinq premières perfections, y compris “après Eveil”[5]. La source de cette théorie sur l'activité initiale" qu'un "éveillé" n'est pas censé abandonner est La Destruction des vues erronées (Kudṛṣṭinirghātana) d'Advayavajra.
Elle est aussi mentionnée dans les Vingt versets sur le Mahāyāna d'Advayavajra (skt. mahāyāna-vimśika tib. theg pa chen po nyi shu pa[6])
“16. Il a été dit partout que l'activité initiale (skt. adikarma)
Est l'activité du yoga en son intégralité (skt. sarvayogibhiḥ)
L'indissociabilité de la vacuité et de l'engagement (skt. śūnyatākaruṇābhinnaṃ)
Est dit être la connaissance principielle de l'Eveillé (skt. bodhau jñānam)
17. Il n'y a pas d'engagement hors la vacuité
L'engagement (skt. karuṇā) est un synonyme de [la vacuité]
Cela s'appelle (T. brjod pa) l'Union (skt. yuganaddha)
18. Tenir un vase etc.
Est fait comme une méditation de "yoga total" (skt. dhyānasātatyayogataḥ)
C'est par cela que l'on devient le grand Eveillé (skt. mahābuddhaḥ)
Le corps unique de toutes les formes mentales (skt. sarvākāraikavigrahaḥ).”[7]
***
[1] snying rje dang bral stong pa nyid zhugs gang*//
des ni lam mchog rnyed pa ma yin no//
'on te snying rje 'ba' zhig bsgoms na yang*//
'khor ba 'dir gnas thar pa thob mi 'gyur//
[2] C’est dans le colophon des Guirlandes de joyaux du chemin éminent que Gampopa explique que le chemin qu’il enseigne est “le trésor qui contient donc les instructions des transmissions Kadampa et Mahāmudrā”# (blog Gampopa répond). En tibétain : bka' phyag gnyis kyi gdams pa'i mdzod 'chang ba.
[3] dang por snga bo ni jo bo chen po rje lha gcig gis theg pa chen po rgyud bla ma rtsa ‘grel dang*/ do ha dang grub snying gi skor dang*/ kun tu bzang po’i spyod pa byed tshul rnams ‘brom la gsungs pa/ Deb ther sngon po vol. II, p. 987
[4] De phul tu phyin pa. La citation exacte : “rgyal ba shAkya thub pa’i bstand pa ‘di la phyag rgya chen po zhes lam phul tu phyung bar mgo ‘don mkhan bram ze chen po sa ra ha dga’ ba bu/ de’i lugs ‘dzin pa rgya gar na rje ri khrod zhabs yab sras yin/ Deb ther sngon po vol. II, p. 985
[5] “Having abandoned [all practice of] affirmation and exclusion
With regard to the fruit, reality and what is opposed [to liberation],
The wise one awakens towards supreme full enlightenment,
But even after that, [he will be engaged] in initial activity.” (KDN 5) Kudṛṣṭinirghātana, La destruction des vues erronées d’Advayavajra, trad. anglaise : . Klaus-Dieter Mathes, A Fine Blend of Mahāmudrā and Madhyamaka Maitrīpa’s Collection of Texts on Non-conceptual Realization (Amanasikāra).
[6] TBRC W23703-1367-eBook-2.pdf pp 274-276. Dege TG n° 2252, Pékin TG n° 3097. La traduction française est ancienne et a été faite sans accès au sanskrit.
[7] ji ltar gsungs pa dang po'i las/
rnal 'byor kun gyi bya ba yin/
stong dang snying rje dbyer med pa/
de ni sang rgyas ye shes 'dod/
stong las snying rje gzhan min te/
snying rje yi ni ming gzhan yin/
brjod pa zung du 'jug par ro/
bum pa la sogs 'dzin gang la/
rnal 'byor kun gyi bsam gtan bya/
'dis ni sangs rgyas chen por 'gyur/
rnam pa kun gyi lus gcig pa'o/
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