dimanche 15 mars 2020

Après les dieux


Sacrifices d'animaux au temple de Gadhimai (Népal)

Yves Bonnefoy définissait la poésie moderne comme la poésie sans les dieux. « Mais nous autres venons après les dieux. Nous n’avons plus le recours d’un ciel pour garantir la transmutation poétique, et il faut bien que nous demandions quel est le sérieux de celle-ci. » (« L’acte et le lieu de la poésie » [1959]. La modernité serait en quelque sorte penser “après le dieux”, ce qui n’est pas forcément penser “sans les dieux”, car le souvenir des dieux sefface difficilement.

Ce type de modernité eut des précurseurs en Grèce au IIIème siècle avant J.C. Sous la menace des Etoliens, Douris de Samos, en bon chantre, fait le louange du roi Démétrios Poliorcète :
Ô fils du très puissant dieu Poséidon et d’Aphrodite, salut ! Les autres dieux soit sont très loin, ou n 'ont pas d’oreilles, ou n 'existent pas ou ne font pas du tout attention à nous. Tandis que toi, nous te voyons présent, ni en bois ni en pierre, mais bien réel. Aussi nous te prions. D’abord apporte-nous la paix, toi le très aimé. Toi, tu es le maître.” (Athénée, Deipnosophistes, VI, 253 d-f).
Les Athéniens sont prêts à se débrouiller sans les dieux, quelle que soit leur réalité, et leurs poètes le disent. Le culte des rois et des héros n’est-il pas un pis-aller ? C’est un autre sujet. Mais une distance s’installe entre les hommes et leurs dieux anciens, ce qui laisse d’ailleurs de la place à des dieux nouveaux (Fortune[1], ...) et à de nouvelles formes de culte (mystères, ...).

L’école que nous connaissons sous le nom de stoïcisme naquit dans la crise profonde (de près d’un siècle) que traversait la Grèce et dans une sorte de “retour à la nature” dans la culture post-Alexandrine, après la ruine des cités grecs.[2] Le modèle des cyniques allait déjà dans le sens d’un homme plus près de la nature.
A toutes les bêtes, la Nature donne le nécessaire,
mais elle résiste à l’homme.
C’est peut-être parce que nous seuls nous l’attaquons
et la tournons sens dessus dessous,
qu’elle se venge ainsi de nous
.” Philémon de la Nouvelle Comédie (frg. 88)

Ne voyez-vous pas les bêtes et les oiseaux, combien ils sont libres de soucis, plus heureux et mieux portants que les hommes…” (Diogène, apud Dion Chr., Disc., X, 16.)[3]
A cette époque, la Nature n’était pas simplement “la totalité des choses qui existent[4] ; elle était le corps de Gaïa, peuplé de démons et de génies de toutes sortes. Chaque fonction “naturelle” était doublé d’un agent qui l’animait et qui la gérait. Cette tendance “religieuse” est parfois appelée “système hypersensible de détection d’agentivité” (hypersensitive agency detection device, HADD). “Certains scientifiques pensent que la croyance en des dieux créateurs est un sous-produit (ou trompe) de la détection d'agent”. Ainsi, la Nature peut-être considérée comme une création, et si on pense ainsi la question “qui est le créateur ?” peut se poser. Le Bouddha dirait sans doute que cette question est mal posée[5].

La détection d’agents dans une Nature enchantée peut conduire à la volonté d’influer ces agents, afin d’obtenir des faveurs ou d’éviter des défaveurs, autrement dit à la magie. “Après les dieux”, la magie antique, tournée vers les astres/dieux et les génies, devient une magie naturelle, une première émancipation qui est comme le premier stade vers la science.

La Terre témoin du Bouddha

La Nature, la Terre, Gaïa, est aussi “l’« œil » qui est partout et veille sur la bonne marche des choses humaines” (Daraki). Dans la culture indienne, c’est la Terre qui émerge pour témoigner de l’éveil du Bouddha. Les stoïciens prêtent une intention au Logos et considèrent le monde comme un être vivant. Mais les bouddhistes anciens (śramana) et les stoïciens choisissent une certaine indépendance (émancipation). Le karma, signifie au départ “acte rituel” dans la société védique indienne basé sur le sacrifice. Tout homme est redevable aux dieux, aux ancêtres, aux voyants (skt. ṛsi) et aux autres hommes. La "dette" envers les dieux est acquittée par les sacrifices.[6]
"Les hommes eurent un désir : rejetons le manque, le mal, la mort. Grâce au rite (skt. karma), ils rejetèrent le manque, le mal, la mort." śatapatha brāhmaṇa. X1,2,7
Peut-être sous l’influence du zoroastrisme, le bouddhisme transforma le karma en un acte portant des fruits au niveau individuel. Ce ne sont plus les dieux ou un Dieu qui décidera du fruit (Fortune, Destin), mais l’homme lui-même à travers ses actions (karma)/intentions (cetana). Le jugement est “automatisé” par les obscurs algorithmes de la Loi du Karma. A voir si cette conception est un développement moral ultérieur, d’une plus simple loi de coproduction conditionnée (pratītyasamutpāda).
Ceci étant, cela devient ;
Ceci apparaissant, cela naît.
Ceci n'étant pas, cela ne devient pas ;
Ceci cessant, cela cesse [de naître]
.[7]
Nous savons que l’on ne passe pas simplement d’une Nature enchantée au Réel (tathatā), et que le religieux n’est jamais loin. On ne se défait pas si facilement de l’ombre de Dieu ou du Bouddha[8].

Cela n’a pas empêché les bouddhistes anciens (śramana) et les stoïciens anciens de suivre une discipline autonome dans laquelle ils ne demandaient rien à la Nature, ni à ses dieux et génies, ni au Logos, même si en tant que membres d’une société ils participaient à ses us et coutumes. Cela aussi fait partie du projet de “se conformer à la Nature”, dont la société est une expression. Les stoïciens peuvent croire aux dieux, aux génies, au daimon, à Dieu/Logos/Nature etc., ou pas, cela n’influe en rien la discipline qu’ils suivent (éthique, physique, logique). Dans ce sens, leur chemin vient “après les dieux” et est “moderne”. Ils prennent leur vie en leurs propres mains, et n’aspirent pas à devenir un avec la Nature ou le Logos, dans un sens théopathique ou mystique. Les “dieux soit sont très loin, ou n'ont pas d’oreilles, ou n 'existent pas ou ne font pas du tout attention à nous”. Occupons-nous de nous-mêmes.
31, 1. Les jugements droits concernant les dieux
31. 1. Pour ce qui est de la piété envers les dieux, sa que la chose la plus importante est celle-ci : avoir des jugements droits à leur sujet, à savoir qu'ils existent, qu'ils gouvernent l'univers d'une manière bonne et juste, et être disposé à leur obéir, à leur céder et à les suivre de bon gré en tout ce qui arrive, parce que cela est produit par la plus excellente des volontés. Ainsi tu ne blâmeras pas les dieux et tu ne leur feras pas le reproche de te négliger.”[9]
Tout est dans le “ainsi…”. Il ne s’agit pas de déposer la responsabilité de notre malheur à autrui, divin ou non. Ni de lui demander de fournir ce qui créerait notre bonheur.

Cette attitude “moderne”, on la trouve dès l’origine dans le bouddhisme. Le triple entraînement (éthique, méditation, sapience) qu’enseigne le Bouddha (qui sort du milieu des śramanas) ne “détecte pas d’agents” dans la Nature etc., et s’il le fait il n’en tient pas compte dans son approche. Si le “bouddhisme”, et notamment le triple entraînement, est le chemin sotériologique qu’enseigne le Bouddha, il n’est pas plus religieux que le stoïcisme, quelle que soient par ailleurs les croyances que ses adeptes puissent avoir à titre individuel ou collectif. Ce “bouddhisme” correspondrait plutôt à ce que certains appellent bouddhisme nirvanique, et qu’ils opposent à un “bouddhisme karmique”.

Si Socrate (qui n’est pas stoïcien) sacrifie un coq à Esculape, si Cléanthe compose un Hymne à Dieu, ou si Epictète ou Marc-Aurèle font référence à “Dieu”, ou aux dieux, en participant au culte aux moments opportuns, cela ne viendrait à l’idée de personne que ce que le stoïcisme à en propre consisterait autant à faire le culte de Dieu, ou d’un dieu et à faire des offrandes, qu’à se conformer à la Nature par l’éthique, la physique et la logique. Personne ne dirait qu’il est temps de considérer les sacrifices de coqs etc. comme étant autant du stoïcismepur que le stoïcisme “nirvanique”.

Contrairement au bouddhisme nirvanique, ce stoïcisme “pur” n’existe plus de nos jours[10], sauf si on considère qu’il a été en partie intégré dans le christianisme. Si modernité égale “après les dieux”, et que le stoïcisme, “une religion sans Dieu”, était “moderne” dans ce sens, disons que le bouddhisme (nirvanique) l’était autant. Au cours de l’histoire, le bouddhisme (et d’autres nāstika, y compris les carvakas) a connu des périodes plus ou moins “modernes”, et a eu des courts élans de “modernisme”, avant que des universitaires du XIX-XXème siècle ne parlent de “modernisme bouddhiste” et d’orientalisme” et autres formes de colonialisme ou impérialisme intellectuels. Sous leur guise de défenseurs de croyances menacées par la modernisation et par des impérialistes intellectuels occidentaux, on les soupçonne d’une certaine nostalgie pour le religieux exotique, à moins qu’ils ne défendent leur fonds de commerce.
 

***


[1]Le nom de la nouvelle déesse souveraine ne désigne pas exactement la « Fortune » mais la Fortune-Changeante. Sa brusque promotion coïncide avec le discrédit des dieux de l’Olympe qui disparaissent presque complètement du culte domestique.” Une religiosité sans Dieu, Maria Daraki.

[2] Daraki mentionne l’influence d’Aratos et de son livre Les Phaenomena, où celui-ci raconte l’Âge d’or, l’homme primitif et l’évolution de la race humaine.
Les hommes primitifs menaient une vie simple, sobre, mais sans peine. Ils ignoraient deux maux : la guerre et le commerce. « Conflits et divisions » leur étaient inconnus ainsi que la « guerre haïssable » (108-109) ; ils s’abstenaient de tout échange commercial et « de la mer difficile » ; leur nourriture « n’était pas apportée par des bateaux de loin » (110-111). « Ceci continua aussi longtemps que la terre nourrissait cette race d’or » (114).”

[3]Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n'amassent rien dans des greniers; et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux?” Matthieu 6:26
Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement? Considérez comment croissent les lis des champs: ils ne travaillent ni ne filent;” Matthieu 6:28

[4] Dictionnaire de la philosophie, Armand Colin, p. 218

[5] « Seigneur, Qui s'approprie ?"
"La question n'est pas correcte" disait le Bienheureux "Je n'ai pas dit "Il s'approprie". Si je disais cela, alors la question "Qui s'approprie" serait correcte. Mais comme je n'ai pas dit cela, la question correcte est "Quelle est la condition de l’appropriation ?" et la réponse correcte est "l'avidité est la condition de l'appropriation, et l'appropriation est la condition du processus du devenir". Tel est l'origine de tout ce monceau de souffrances.
C'est par l'extinction complète, la cessation complète de ces six bases que le contact cesse. Par la cessation du contact, la sensation cesse. Par la cessation de la sensation, l'avidité cesse. Par la cessation de l'avidité, le processus du devenir cesse. Par la cessation du processus du devenir, cesse la naissance. Par la cessation de la naissance, cessent la vieillesse, la maladie, la tristesse, les lamentations, la souffrance, la détresse et le désespoir. Telle est la cessation de tout ce monceau de souffrances
. » (Phagguna Sutta)

[6] Féminité de la parole, Charles Malamoud, p.161

[7] MN i.263, ii.32, iii.63; SN ii.28, 65, 70, 78, 79, 95, 96, v.388; AN v.184; Ud 1, 2.
imasmim sati, idam hoti ;
imassuppâdâ, idam uppajjati.
Imasmim asati, idam na hoti ;
imassâ nirodha, idam nirujjhati

[8] "Après la mort de Bouddha, l'on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne, - une ombre énorme et épouvantable. Dieu est mort : mais, à la façon dont sont faits les hommes, il y aura peut-être encore pendant des milliers d'années des cavernes où l'on montrera son ombre. - Et nous - il nous faut encore vaincre son ombre !" (Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir)

[9] Manuel d’Epictète, Pierre hadot, p. 183

[10] Malgré les tentatives dans ce sens : “Modern Stoicism”.

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