Le monde
est un être vivant[1], rationnel et parfait, où tout est à sa place, et qui réalise le bien absolu, diraient les stoïciens.
« Le logos physique est l'ordre rationnel et immanent du monde (kosmos), de part en part déterminé par des relations causales qui ne souffrent pas d'exception. Les Stoïciens distinguent deux principes cosmologiques fondamentaux, qui reproduisent la division stricte entre agir et pâtir : la matière (hulè), qui est pur principe indéterminé, stricte capacité de subir, et le logos duquel chaque chose tire sa détermination. Ils appellent ce logos « dieu », en tant qu'ils le considèrent comme le démiurge, à l'action motrice et formatrice. Son nom physique est le «feu », héritier du logos héraclitéen : ainsi, pour Zenon, le dieu est « un feu artisan qui procède méthodiquement à la genèse du monde ». En outre, chaque être vivant, chaque corps, chaque individu du monde physique, contient des logoi spermatikoi, des raisons séminales, selon lesquelles il se développe, chacune représentant la raison singulière de la loi fatale conformément à laquelle il se développera, pourvu qu'il rencontre des conditions favorables. C'est le logos, on le verra, qui justifie l'identité stoïcienne entre nature (nature commune comme nature propre), destin, providence et Zeus. Raison divine, le logos désigne aussi la raison humaine et le discours. »[2]
Ce logos
est d’ailleurs le Verbe ou la Parole de l’introduction à l’évangile selon Jean.
L’être vivant qu’est l’homme est la réflexion de l’être vivant qu’est le monde.
L’Homme cosmique (S. lokapuruṣa) pourrait-on
dire. Tout comme l’homme a une partie maîtresse ou directrice (hêgémonikon), le
monde aurait une partie directrice, que Chrysippe[3]
appelle « le ciel ». Chez l’homme :
« La partie directrice est la partie principale de l’âme, dans laquelle les représentations (phantasia) et les impulsions se produisent et à partir de laquelle le langage est émis. Cette partie se trouve dans le cœur. »[4]
Dans la
culture indienne, le langage ou la parole (vāk) joue un rôle similaire. Le BṛhadāraṇyakaUpaniṣad dit que la Parole est le Brahman (vāg vai brahmeti) est d’origine
divine (daivi vāk). Contrairement au christianisme, la création, l’animation
par la Parole, (et la dissolution) est continue dans le brahmanisme. Le cosmos
est un enchainement, sans commencement ni fin, de cycles d’apparition et de
disparition du monde. Idée que l’on retrouve dans une version instantanée chez
les bouddhistes, ou l’on s’appuie sur la succession rapide d'apparitions (P.
udaya) et de disparitions (P. vaya), pour développer la perception de la nature
des phénomènes (P. udayabbayañāṇa), qui sert de base à la pratique de
Vipassanā. Ce qui préfigure la façon de laquelle le bouddhisme ancien traitera la
Parole…
Un des
plus grands philosophes de langage de l’Inde, Bhartṛhari (6ème s.)
est à l’origine de la théorie « intuitioniste » appélée Sphoṭa,
d’après la racine sphuṭ, qui signifie « jaillir », « éclater »,
« exploser », « s'épanouir »… Appliqué au langage, le terme
signifie « le jaillissement d’un éclair ou d’un aperçu »,
« l’idée qui jaillit ou s’illumine dans l’esprit quand un son est
prononcé »[5].
Au départ le mot (S. śabda) existe
dans l’esprit de celui qui parle comme une unité ou sphoṭa. Celui qui écoute entend bien une série de sons différents,
porteurs de sens, mais ce n’est que lorsque ce dernier perçoit l’énonciation
comme une unité, qu’il a un moment de reconnaissance (S. pratibhā). Il éprouve alors le même « jaillissement » (S.
sphoṭa) que celui que son
interlocuteur avait éprouvé. Il n’y a donc pas de transmission à travers les
sons extérieurs (S. vaikhari vāk),
mais ceux-ci servent uniquement comme un stimulus qui révèlera le sens (S. artha) qui était déjà présent dans l’esprit
de clui qui écoute.[6]
A la
différence des brahmanistes, les naturalistes (S. cārvāka), quelquefois appelés « matérialistes », et les
bouddhistes considèrent la parole (S. vāk)
non pas comme d’origine divine, mais comme un simple outil conventionnel (S. vyavahāra). Des écoles comme les Jaïns
ou la Nyāya occupent une position intermédiaire. Dans les traditions où la
Parole est considérée comme d’origine divine, le monde est une création due à l’union
de Prajāpati (« l’Homme cosmique) et la Parole (S. vāc), qui est « la
mère des vedas »[7] ou d'autres formes de la Déesse.
Les
vedas[8] et
textes sacrés afférents étaient reçus, c’est-à-dire vus (S. dṛś) ou entendus (S. śruti), sans s’appuyer sur une
perception sensorielle, par des poètes visionaires (S. ṛṣi) dans un éclair d’intuition spontanée (S. dhī). Ce que les visionaires avaient reçu lors de l’éclair intuitif
(S. dhīḥ) était ensuite « traduit
dans des mots audibles et intelligibles…le noyau initial devait être développé
en une série de stances plus ou moins cohérentes. »[9] Pendant
la période des Brāhmaṇa, les hymnes ainsi apparus furent systématisés (S. śabdapramāṇa) dans une formulation
rigide, qui furent considérés comme une révélation (S. śruti) faisant authorité[10]. Elle
n’est pas en elle-même la vérité absolue, mais elle est considérée comme la
fonction nécessaire qui y conduit.
Il y a
ceux qui admettent, quelquefois avec des précautions (le sāṅkhya), l’autorité (S. pramāṇa) de la Révélation (S. śruti) et des enseignements sacrés (S. śastra), tels qu’ils furent reçus par
les visionaires et transmis (S. āgama
T. lung) par la suite, et ceux qui ne
l’admettent pas, comme les naturalistes et les bouddhistes. C’est cette
transmission (āgama) qui est
considérée comme connaissance valide (śabdapramāṇa).
Pour
résumer, un veda (connaissance révélée), est initialement vu ou entendu par des
visionaires, édité par eux et transmis (S. āgama)
de père à fils, plus tard de maître à disciple pour qu’ils s’y appuient afin qu’ils
voient à leur tour la vérité révélée (S. satya).
L’origine de toute révélation est le Seigneur (S. Īśvara T. dbang phyug)
dans une de ses manifestations. C’est un Seigneur qui se manifeste, et qui se
manifeste dans et par la Parole créatrice à l’origine de tout.
VācaspatiMiśra (10ème s.) explique dans sa glose des Aphorismes de yoga de
Patañjali (Tattvavaiśāradī), que la
Parole, et donc la transmisison de celle-ci (S. āgama), est la verbalisation de l’omniscience (S. sarvajñā) du Seigneur. C’est dans sa
forme d’omniscience qu’il fut celui qui enseigna (S. guru) les anciens visionnaires. C’est dans ce pouvoir d’omniscience,
qui est un potentiel, qu’il est toujours accessible. Ce potentiel est présent
comme le son primordial, le « bourdonnement » (S. praṇava) de la syllabe AUM, avant le
jaillissement de la Parole, puisque AUM est la semence de laquelle le langage et
les semences verbales (S. bīja-mantra) sont issus. Un peu comme les raisons
séminales (G. logoi spermatikoi) des stoïciens.
Initialement,
le bouddhisme n’admettait pas l’autorité de la Parole (S. śabdapramāṇa), puisqu’elle n’était pas l’expérience directe de la
vérité des veda ou du Brahman. Il n’admet d’ailleurs pas non plus les autres
critères de la connaissance (S. pramāṇa)
que sont la perception empirique (S. pratyakṣa T. mngon sum), l’inférence (S. anumāna T. rjes dpag) etc. puisqu’elles ne sont pas sans erreur.
« Celui qui est arrivé à terme n’a plus de critères (P. pamāṇa)
Permettant à quelqu’un de dire que pour lui [ce terme] n’existe pas.
Quand tous les phénomènes ont été éliminés
Les moyens de parler ont été éliminés également. »[11]
Mais des
vieilles habitudes sont difficiles à changer, surtout si on les retrouve reproduites
partout autour de soi. La Parole de l’Éveillé (S. budhhavacana) était déjà considérée officieusement comme autoritaire (S. śabdapramāṇa). D’ailleurs, le Bouddha
dit lui-même qu’il ne faisait que révéler une vérité toujours présente, le Buddhadharma. Avec l’avènement des
tantras bouddhistes, qui empruntaient beaucoup au fonds védique de l’Inde, l’attitude
par rapport à la Parole révélée et sa transmission a vraiment considérablement
changé.
[1] le monde
est un être vivant entièrement rationnel et parfait, où tout est à sa place, et
qui réalise le bien absolu
[2] Les
stoïciens I, Frédérique Lidefonse, Les Belles Lettres, pp. 26-27
[3] Dans son
traité « Sur la providence ». Lidefonse, p. 33
[4] Diogène
Laërce, Sur Zénon, Livre VII, La Pochotèque, p. 882
[5] A
bursting forth of illumination or insight », The Sphoṭa Theory of
Language, Harold G. Coward, p. 10
[6] The Sphoṭa
Theory of Language, Harold G. Coward, p. 12
[7] Śatapatha
brāhmaṇa 6.5.3.4, 10.5.5.1
[8] Atilf :
« L'ensemble de la Révélation (S. śruti)
est renfermée dans les Quatre Veda qui portent respectivement les noms de
Rgveda, le Veda des strophes; de Yajurveda, le Veda des formules; de Sâmaveda,
le Veda des mélodies et d'Atharvaveda, le Veda de la magie (P. MARTIN-DUBOST,
Çankara et le Vedanta, 1973, p. 48) »
[9] Jan
Gonda, The Vision of the Vedic Poets, p. 106
[10] The
Sphoṭa Theory of Language, Harold G. Coward, p. 24
[11] Sn 5
:6, The Mind like Fire Unbound, Thanissaro Bhikkhu, p.28
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire