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lundi 21 décembre 2015

Naissance d’un bouddhisme monothéiste ?


Illustration de Curtis the Artist

Le Veda (Savoir ou Science), c’est l’ensemble de textes inspirés par les divinités aux voyants (sct. ṛṣi) selon la tradition. Les textes les plus archaïques de cette collection s’apparentent de les Gāthā de l’Avesta iranien. Les textes du Veda datent probablement de l’époque où les premiers indo-européens en provenance du plateau iranien s’installèrent dans la vallée du Gange. Ceux qui suivent les Veda sont appelés vaidika. Les vaidika s’appuient notamment sur la Révélation (sct. śrūti), les textes révélés, et sur la Mémoire/Tradition (sct. smṛti), les textes attribués à des ṛṣi comme Manu (Manusmṛti ou Lois de Manu), Angiras, Vyāsa et Kaśhyapa.

L’article « Tolerance, Exclusivity, Inclusivity, and Persecution in Indian Religion During the Early Mediaeval Period » d’Alexis Sanderson explique l’évolution des vaidika, des vaiṣṇava (ou adeptes de Vichnou), les śaiva (ou adeptes de Shiva), les śākta (les adeptes de la Déesse) et les saura (les adeptes de Sūrya, le soleil) pour former ultérieurement « l’hindouïsme », n’excluant que le bouddhisme et le jaïnisme.

Au moyen-âge indien, la Révélation et la Tradition védiques posaient des conditions à la validité et la reconnaissance des autres courants spirituels. La plupart de ces courants avaient fini par intégrer d’une façon ou d’une autre les conditions védiques. En Inde, les bouddhistes et les jaïns y avaient résisté, se définissant en quelque sorte contre le Veda, ou quelquefois comme une sorte de réforme de celui-ci (le « vrai brahmane », « le chemin vers Brahma », etc. du Bouddha). Simultanément, les conditions des vaidika s'étaient assouplies au cours des siècles, comme il s’avère de l’article de Sanderson, qui cite la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902)[1]. Dans cette pièce, les culte bouddhiste et jaïna sont autorisés, à condition que soit reconnu une divinité unique, omnisciente et sans nom, qui se manifeste de diverse façons aux hommes en fonction de leurs dispositions naturelles, sous la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha (sans doute sous la forme d’un adibuddha, une sorte de bouddha monothéiste) et Manu. Seuls les kaula sont exclus à cause de leur culte violent et libertaire. Tel semble donc être la situation au Cachemire au début du Xème siècle. L’acceptation de la « divinité unique » était également assortie du système des castes (sct. varṇā) et des stades de la vie brâhmane (sct. āśramāṇā), dont le roi était le garant. La paix religieuse semblait être à cette condition, y compris pour les bouddhistes. Chacun acceptait son caste avec tous ses devoirs et rituels. Il y avait donc une religion d’état (Dieu unique, castes et disciplines, dont le roi fut le garant) valable pour tous, et ensuite on avait la liberté de pratiquer la religion de ses ancêtres ou le dieu de son choix pour son propre salut, à l’exclusion de certains cultes antinomiques, violents et libertaires de type kaula.

Mais ce ne fut pas pour autant la fin de ces cultes, qui devaient désormais se pratiquer en secret. Leurs membres devaient communiquer en langage codé et se réunir le soir, dans des lieux peu fréquentés. Ce qui fait que la pratique religieuse des adeptes kaula ou de Bhairava avait trois niveaux, extérieur (public), intérieur (privé) et secret, le dernier n’étant pas officiellement autorisé. Dans le culte de Bhairava, les initiés ne devaient pas faire de distinction entre les castes (sct. avivekī), puisque tous appartenaient à la grande famille de Bhairava (sct. bhairavīyā jātih) et faire référence à la caste ancienne d’un initié fut une transgression conduisant à une renaissance infernale... Mais cette règle valait au niveau « secret », pendant les réunions clandestines. Cela ne voudrait pas dire que les initiés pouvaient faire des mariages inter-castes...

L’auteur smārta (donc spécialiste de la Tradition) Aparāditya critique cette triplicité, mais c'est une critique un peu facile quand on est du bon côté du dogme (orthodoxie) et de la pratique (orthopraxie) :
« Il doit être un kaula en privé (sct. antaḥ kaulo), un shivaïte manifestement (sct. bahiḥ śaivo), mais un vaidika dans ses observances mondaines (sct. lokācāre tu vaidikaḥ), préservant ainsi l’essence [de sa religion cachée à l’intérieur de ces deux couches superficielles], tout comme la noix de coco [garde le lait à l’intérieur de sa chair, qui est à son tour recouvert par une bourre dure]. »[2]˙
Il en va de même pour le bouddhisme mantrayānique qui aurait été tout à fait acceptable aux deux niveaux superficiels, tant qu’il respectait la « divinité unique » et ses multiples manifestations ainsi que le système des castes. Il était « veda-compatible ». Cela se corsait avec l’avènement des tantras mahāyoga, anuttara et yoginī, qui subirent des influences kaula et bhairava. Tout comme leurs confrères shivaïtes, les adeptes bouddhistes de ces cultes devaient tenir leurs cercles en secret. Il existe une multitude d’hagiographies sur des moines bouddhistes pratiquant initialement en secret ces tantras, jusqu’à ce qu’ils soient découverts. Ils montrent alors la pureté de leur pratique par un miracle, défroquent et vivent désormais ouvertement en (mahā)siddha. Ce qu’il faut retenir de ces anecdotes est sans doute uniquement l’aspect clandestin de ces cultes pendant un certain temps.

C’est l’époque où le Tibet se tourna vers l’Inde et le Népal, pour augmenter sa forme de bouddhisme avec les dernières nouveautés bouddhistes indiennes et népalaises. Le Tibet, n’étant pas védique et ne requérant pas la conformité aux Vedas, n’avait que faire des injonctions indiennes. Mais le bouddhisme impérial était au départ surtout monastique et mahāyāna, et une certaine conformité à ce niveau s’imposait. Cette donne sera quelque peu changée par les chamans, les sngags-pa, les nouveaux maîtres laïcs, ainsi que le mouvement de yogis Réchungpistes un peu plus tard. Une certaine discrétion était de mise. Mais contrairement à la situation indienne, les adeptes de ces pratiques secrètes étaient estimés et célébrés dans les hagiographies. Le vajrayāna sera secret (tib. gsang sngags rdo rje theg pa) pour d’autres raisons, davantage élitistes. Il n’aurait malheureusement pas pour effet d’abolir les castes, même si celles-ci n’avaient pas la même forme qu’en Inde.

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Voir aussi le phénomène de la tâqiya dans l'Islam.


[1] Āgamaḍambara, Much ado about religion, Dezsö, Csaba, 2005

[2] Référence de Sanderson : Rājānaka Jayaratha, Tantrālokaviveka on 4.251ab. For Aparāditya’s version see Yājñavalkya­smrtiṭīkā, p. 10, ll. 12–13

samedi 14 septembre 2013

Le Verbe, corps mystique



Le Veda est la plus ancienne collection de textes sacrés de l’Inde. Ce mot est dérivé de la racine ved qui signifie « informer qqn. <dat.>; faire savoir, montrer, communiquer qqc. <acc.>; apprendre qqc. à qqn. » C’est une révélation (śruti), un savoir, une Science, qui a été vue et transmise par des Poètes au nom de rishi (ṛṣi). Quand ce Verbe est érigé en absolu (brahman), il est le Śabdabrahman. Les phonèmes du Véda constituent alors son corps.

Dans l’Hymne à Kālī (Karpūrādi-stotra), Kālī est dite être le Verbe en tant qu’absolu (śabdabrahman). Ce Verbe est alors un corps qui consiste en 50 phonèmes. Toute réalité discursive est constituée de concepts, de mots, qui peuvent se réduire aux phonèmes. Aussi, Kālī, la personnification du Verbe et tant qu’Absolu, est représentée portant une guirlande de 50 têtes, symbolisant les 50 phonèmes. C’est dans sa gorge que se situent les semences (S. bīja T. sa bon) des 50 phonèmes. Elle est vénérée comme la Mère et comme la source de l’univers, elle est le bienheureux Brahman paré du Śabdabrahman, dont le corps est constitué de tous les mantras.[1]

Même le plus grand abruti (jaḍacetāh), dit verset 7, peut devenir un Poète (Kavīh), ce qui veut dire un Jñānī détenteur de connaissance ») nous dit la glose, quand, par sa vision mentale, il La voit, celle qui est le corps de la triade existence-conscience-joie (saccidānandarūpiṇī)[2]. Celle qui a trois yeux comme pour signifier qu’elle voit « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. » La Mémoire, et par là, la Source de tout, La Nature. Que veut dire « voir » Kālī ? Ce n’est pas voir sa représentation symbolique, ni une personne, aussi divine soit-elle, mais avoir accès au Verbe, à la Révélation, au Savoir. Participer à ce Savoir, l’incarner, le vivre.

Kālī comme l’absolu visible, paré de qualités, se tient sur l’absolu invisible, sans qualités, non manifeste. Celle qui est parée des 50 phonèmes se tient sur le Nirguṇa-Brahman, qui est sa Base (S. ādhāra T. gzhi), au milieu de l’espace universel (mahākāśa), symbolisé par un vaste charnier (śmaśāna) où toutes les créatures sont des corps sans vie. Comme elle est indissociable de Mahākāla (parama-Śiva), Elle se délecte d’Elle-même en une plénitude indifférenciée (akhaṇḍa).

Théologiquement parlant, les choses ont bougé un peu, depuis Enlil, le dieu sumérien de l’orage, qui avait pour Verbe le tonnerre qui faisait trembler la terre. Beaucoup de spéculations ont coulé sous les ponts depuis cette époque lointaine. Mais le Verbe tonitruant est toujours resté un attribut inséparable de tout dieu suprême dont les débuts sentent le foudre. C’est le Verbe du dieu qui deviendra la source de la création, ce qui fait que, selon certaines spéculations, le dieu est en quelque sorte séparé de la création. Beaucoup de spéculations également sur la nature de l’auteur, du Verbe et de la nature du lien qui relie les deux. Avec le culte des Yoginī, de Kālī etc. c’est le Verbe (ou la Nature) qui est considéré comme l’absolu, prenant la place principale, en intégrant son auteur.

Dans les doctrines de la Reconnaissance, du Dzogchen radical et de la Mahāmudrā, qui sont un prolongement plus abstraite de cette évolution, on voit un certain éloignement des éléments mythologiques, à des degrés différents. Suivi quelquefois d’un puissant retour de manivelle du mythologique.

Le hasard fait bien les choses. Un billet sur les mystères du Christ, où l’on parle de la Révélation et du Verbe, que personnifie le Christ, en qui sont cachés, ainsi que le proclame saint Paul (Col 1, 16, 20 ; 2, 2, 3), « tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu ». Le Verbe auquel tout le monde peut avoir accès par un mariage spirituel, en s’unissant au Corps[3] du Christ/Verbe, qu’est l’Eglise. « Je complète en ma chair les épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Église. » (Col 1, 24.)

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[1] Hymn to Kali, by Arthur Avalon (Sir John George Woodroffe), [1922], at sacred-texts.com, Verset 6 « She who is Śabdabrahman consisting of 50 Letters. Niruttara-Tantra says, 'She is adorned with a garland of heads representing the 50 letters.' Kāmadhenu-Tantra says, 'In My throat is the wonderful Bīja of 50 letters.' Again ' I worship the Mother the source of the universe, Śabdabrahman itself, blissful.' Viśvasāra says, 'Blissful Brahman is adorned with Śabdabrahman and within the body is represented by all Mantras. »

[2] Existence-conscience-joie, formule évoquant l'extase dans l'unité brahman-ātman.

[3] Le corps mystique du Christ (Ro 2, 4-6. Ep. 4, 15, 16)

samedi 14 juillet 2012

Le monde est un être vivant




Le monde est un être vivant[1], rationnel et parfait, où tout est à sa place, et qui réalise le bien absolu, diraient les stoïciens.
« Le logos physique est l'ordre rationnel et immanent du monde (kosmos), de part en part déterminé par des relations causales qui ne souffrent pas d'exception. Les Stoïciens distinguent deux principes cosmologiques fondamentaux, qui reproduisent la division stricte entre agir et pâtir : la matière (hulè), qui est pur principe indéterminé, stricte capacité de subir, et le logos duquel chaque chose tire sa détermination. Ils appellent ce logos « dieu », en tant qu'ils le considèrent comme le démiurge, à l'action motrice et formatrice. Son nom physique est le «feu », héritier du logos héraclitéen : ainsi, pour Zenon, le dieu est « un feu artisan qui procède méthodiquement à la genèse du monde ». En outre, chaque être vivant, chaque corps, chaque individu du monde physique, contient des logoi spermatikoi, des raisons séminales, selon lesquelles il se développe, chacune représentant la raison singulière de la loi fatale conformément à laquelle il se développera, pourvu qu'il rencontre des conditions favorables. C'est le logos, on le verra, qui justifie l'identité stoïcienne entre nature (nature commune comme nature propre), destin, providence et Zeus. Raison divine, le logos désigne aussi la raison humaine et le discours. »[2]
Ce logos est d’ailleurs le Verbe ou la Parole de l’introduction à l’évangile selon Jean. L’être vivant qu’est l’homme est la réflexion de l’être vivant qu’est le monde. L’Homme cosmique (S. lokapuruṣa) pourrait-on dire. Tout comme l’homme a une partie maîtresse ou directrice (hêgémonikon), le monde aurait une partie directrice, que Chrysippe[3] appelle « le ciel ». Chez l’homme :
« La partie directrice est la partie principale de l’âme, dans laquelle les représentations (phantasia) et les impulsions se produisent et à partir de laquelle le langage est émis. Cette partie se trouve dans le cœur. »[4]
Dans la culture indienne, le langage ou la parole (vāk) joue un rôle similaire. Le BṛhadāraṇyakaUpaniṣad dit que la Parole est le Brahman (vāg vai brahmeti) est d’origine divine (daivi vāk). Contrairement au christianisme, la création, l’animation par la Parole, (et la dissolution) est continue dans le brahmanisme. Le cosmos est un enchainement, sans commencement ni fin, de cycles d’apparition et de disparition du monde. Idée que l’on retrouve dans une version instantanée chez les bouddhistes, ou l’on s’appuie sur la succession rapide d'apparitions (P. udaya) et de disparitions (P. vaya), pour développer la perception de la nature des phénomènes (P. udayabbayañāṇa), qui sert de base à la pratique de Vipassanā. Ce qui préfigure la façon de laquelle le bouddhisme ancien traitera la Parole…

Un des plus grands philosophes de langage de l’Inde, Bhartṛhari (6ème s.) est à l’origine de la théorie « intuitioniste » appélée Sphoṭa, d’après la racine sphuṭ, qui signifie « jaillir », « éclater », « exploser », « s'épanouir »… Appliqué au langage, le terme signifie « le jaillissement d’un éclair ou d’un aperçu », « l’idée qui jaillit ou s’illumine dans l’esprit quand un son est prononcé »[5]. Au départ le mot (S. śabda) existe dans l’esprit de celui qui parle comme une unité ou sphoṭa. Celui qui écoute entend bien une série de sons différents, porteurs de sens, mais ce n’est que lorsque ce dernier perçoit l’énonciation comme une unité, qu’il a un moment de reconnaissance (S. pratibhā). Il éprouve alors le même « jaillissement » (S. sphoṭa) que celui que son interlocuteur avait éprouvé. Il n’y a donc pas de transmission à travers les sons extérieurs (S. vaikhari vāk), mais ceux-ci servent uniquement comme un stimulus qui révèlera le sens (S. artha) qui était déjà présent dans l’esprit de clui qui écoute.[6]

A la différence des brahmanistes, les naturalistes (S. cārvāka), quelquefois appelés « matérialistes », et les bouddhistes considèrent la parole (S. vāk) non pas comme d’origine divine, mais comme un simple outil conventionnel (S. vyavahāra). Des écoles comme les Jaïns ou la Nyāya occupent une position intermédiaire. Dans les traditions où la Parole est considérée comme d’origine divine, le monde est une création due à l’union de Prajāpati (« l’Homme cosmique) et la Parole (S. vāc), qui est « la mère des vedas »[7] ou d'autres formes de la Déesse.

Les vedas[8] et textes sacrés afférents étaient reçus, c’est-à-dire vus (S. dṛś) ou entendus (S. śruti), sans s’appuyer sur une perception sensorielle, par des poètes visionaires (S. ṛṣi) dans un éclair d’intuition spontanée (S. dhī). Ce que les visionaires avaient reçu lors de l’éclair intuitif (S. dhīḥ) était ensuite « traduit dans des mots audibles et intelligibles…le noyau initial devait être développé en une série de stances plus ou moins cohérentes. »[9] Pendant la période des Brāhmaṇa, les hymnes ainsi apparus furent systématisés (S. śabdapramāṇa) dans une formulation rigide, qui furent considérés comme une révélation (S. śruti) faisant authorité[10]. Elle n’est pas en elle-même la vérité absolue, mais elle est considérée comme la fonction nécessaire qui y conduit.

Il y a ceux qui admettent, quelquefois avec des précautions (le sāṅkhya), l’autorité (S. pramāṇa) de la Révélation (S. śruti) et des enseignements sacrés (S. śastra), tels qu’ils furent reçus par les visionaires et transmis (S. āgama T. lung) par la suite, et ceux qui ne l’admettent pas, comme les naturalistes et les bouddhistes. C’est cette transmission (āgama) qui est considérée comme connaissance valide (śabdapramāṇa).

Pour résumer, un veda (connaissance révélée), est initialement vu ou entendu par des visionaires, édité par eux et transmis (S. āgama) de père à fils, plus tard de maître à disciple pour qu’ils s’y appuient afin qu’ils voient à leur tour la vérité révélée (S. satya). L’origine de toute révélation est le Seigneur (S. Īśvara T. dbang phyug) dans une de ses manifestations. C’est un Seigneur qui se manifeste, et qui se manifeste dans et par la Parole créatrice à l’origine de tout.

VācaspatiMiśra (10ème s.) explique dans sa glose des Aphorismes de yoga de Patañjali (Tattvavaiśāradī), que la Parole, et donc la transmisison de celle-ci (S. āgama), est la verbalisation de l’omniscience (S. sarvajñā) du Seigneur. C’est dans sa forme d’omniscience qu’il fut celui qui enseigna (S. guru) les anciens visionnaires. C’est dans ce pouvoir d’omniscience, qui est un potentiel, qu’il est toujours accessible. Ce potentiel est présent comme le son primordial, le « bourdonnement » (S. praṇava) de la syllabe AUM, avant le jaillissement de la Parole, puisque AUM est la semence de laquelle le langage et les semences verbales (S. bīja-mantra) sont issus. Un peu comme les raisons séminales (G. logoi spermatikoi) des stoïciens.
Initialement, le bouddhisme n’admettait pas l’autorité de la Parole (S. śabdapramāṇa), puisqu’elle n’était pas l’expérience directe de la vérité des veda ou du Brahman. Il n’admet d’ailleurs pas non plus les autres critères de la connaissance (S. pramāṇa) que sont la perception empirique (S. pratyakṣa T. mngon sum), l’inférence (S. anumāna T. rjes dpag) etc. puisqu’elles ne sont pas sans erreur.
« Celui qui est arrivé à terme n’a plus de critères (P. pamāṇa)
Permettant à quelqu’un de dire que pour lui [ce terme] n’existe pas.
Quand tous les phénomènes ont été éliminés
Les moyens de parler ont été éliminés également. »[11]
Mais des vieilles habitudes sont difficiles à changer, surtout si on les retrouve reproduites partout autour de soi. La Parole de l’Éveillé (S. budhhavacana) était déjà considérée officieusement comme autoritaire (S. śabdapramāṇa). D’ailleurs, le Bouddha dit lui-même qu’il ne faisait que révéler une vérité toujours présente, le Buddhadharma. Avec l’avènement des tantras bouddhistes, qui empruntaient beaucoup au fonds védique de l’Inde, l’attitude par rapport à la Parole révélée et sa transmission a vraiment considérablement changé.


[1] le monde est un être vivant entièrement rationnel et parfait, où tout est à sa place, et qui réalise le bien absolu
[2] Les stoïciens I, Frédérique Lidefonse, Les Belles Lettres, pp. 26-27
[3] Dans son traité « Sur la providence ». Lidefonse, p. 33
[4] Diogène Laërce, Sur Zénon, Livre VII, La Pochotèque, p. 882
[5] A bursting forth of illumination or insight », The Sphoṭa Theory of Language, Harold G. Coward, p. 10
[6] The Sphoṭa Theory of Language, Harold G. Coward, p. 12
[7] Śatapatha brāhmaṇa 6.5.3.4, 10.5.5.1
[8] Atilf : « L'ensemble de la Révélation (S. śruti) est renfermée dans les Quatre Veda qui portent respectivement les noms de Rgveda, le Veda des strophes; de Yajurveda, le Veda des formules; de Sâmaveda, le Veda des mélodies et d'Atharvaveda, le Veda de la magie (P. MARTIN-DUBOST, Çankara et le Vedanta, 1973, p. 48) »
[9] Jan Gonda, The Vision of the Vedic Poets, p. 106
[10] The Sphoṭa Theory of Language, Harold G. Coward, p. 24
[11] Sn 5 :6, The Mind like Fire Unbound, Thanissaro Bhikkhu, p.28