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lundi 21 décembre 2015

Naissance d’un bouddhisme monothéiste ?


Illustration de Curtis the Artist

Le Veda (Savoir ou Science), c’est l’ensemble de textes inspirés par les divinités aux voyants (sct. ṛṣi) selon la tradition. Les textes les plus archaïques de cette collection s’apparentent de les Gāthā de l’Avesta iranien. Les textes du Veda datent probablement de l’époque où les premiers indo-européens en provenance du plateau iranien s’installèrent dans la vallée du Gange. Ceux qui suivent les Veda sont appelés vaidika. Les vaidika s’appuient notamment sur la Révélation (sct. śrūti), les textes révélés, et sur la Mémoire/Tradition (sct. smṛti), les textes attribués à des ṛṣi comme Manu (Manusmṛti ou Lois de Manu), Angiras, Vyāsa et Kaśhyapa.

L’article « Tolerance, Exclusivity, Inclusivity, and Persecution in Indian Religion During the Early Mediaeval Period » d’Alexis Sanderson explique l’évolution des vaidika, des vaiṣṇava (ou adeptes de Vichnou), les śaiva (ou adeptes de Shiva), les śākta (les adeptes de la Déesse) et les saura (les adeptes de Sūrya, le soleil) pour former ultérieurement « l’hindouïsme », n’excluant que le bouddhisme et le jaïnisme.

Au moyen-âge indien, la Révélation et la Tradition védiques posaient des conditions à la validité et la reconnaissance des autres courants spirituels. La plupart de ces courants avaient fini par intégrer d’une façon ou d’une autre les conditions védiques. En Inde, les bouddhistes et les jaïns y avaient résisté, se définissant en quelque sorte contre le Veda, ou quelquefois comme une sorte de réforme de celui-ci (le « vrai brahmane », « le chemin vers Brahma », etc. du Bouddha). Simultanément, les conditions des vaidika s'étaient assouplies au cours des siècles, comme il s’avère de l’article de Sanderson, qui cite la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902)[1]. Dans cette pièce, les culte bouddhiste et jaïna sont autorisés, à condition que soit reconnu une divinité unique, omnisciente et sans nom, qui se manifeste de diverse façons aux hommes en fonction de leurs dispositions naturelles, sous la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha (sans doute sous la forme d’un adibuddha, une sorte de bouddha monothéiste) et Manu. Seuls les kaula sont exclus à cause de leur culte violent et libertaire. Tel semble donc être la situation au Cachemire au début du Xème siècle. L’acceptation de la « divinité unique » était également assortie du système des castes (sct. varṇā) et des stades de la vie brâhmane (sct. āśramāṇā), dont le roi était le garant. La paix religieuse semblait être à cette condition, y compris pour les bouddhistes. Chacun acceptait son caste avec tous ses devoirs et rituels. Il y avait donc une religion d’état (Dieu unique, castes et disciplines, dont le roi fut le garant) valable pour tous, et ensuite on avait la liberté de pratiquer la religion de ses ancêtres ou le dieu de son choix pour son propre salut, à l’exclusion de certains cultes antinomiques, violents et libertaires de type kaula.

Mais ce ne fut pas pour autant la fin de ces cultes, qui devaient désormais se pratiquer en secret. Leurs membres devaient communiquer en langage codé et se réunir le soir, dans des lieux peu fréquentés. Ce qui fait que la pratique religieuse des adeptes kaula ou de Bhairava avait trois niveaux, extérieur (public), intérieur (privé) et secret, le dernier n’étant pas officiellement autorisé. Dans le culte de Bhairava, les initiés ne devaient pas faire de distinction entre les castes (sct. avivekī), puisque tous appartenaient à la grande famille de Bhairava (sct. bhairavīyā jātih) et faire référence à la caste ancienne d’un initié fut une transgression conduisant à une renaissance infernale... Mais cette règle valait au niveau « secret », pendant les réunions clandestines. Cela ne voudrait pas dire que les initiés pouvaient faire des mariages inter-castes...

L’auteur smārta (donc spécialiste de la Tradition) Aparāditya critique cette triplicité, mais c'est une critique un peu facile quand on est du bon côté du dogme (orthodoxie) et de la pratique (orthopraxie) :
« Il doit être un kaula en privé (sct. antaḥ kaulo), un shivaïte manifestement (sct. bahiḥ śaivo), mais un vaidika dans ses observances mondaines (sct. lokācāre tu vaidikaḥ), préservant ainsi l’essence [de sa religion cachée à l’intérieur de ces deux couches superficielles], tout comme la noix de coco [garde le lait à l’intérieur de sa chair, qui est à son tour recouvert par une bourre dure]. »[2]˙
Il en va de même pour le bouddhisme mantrayānique qui aurait été tout à fait acceptable aux deux niveaux superficiels, tant qu’il respectait la « divinité unique » et ses multiples manifestations ainsi que le système des castes. Il était « veda-compatible ». Cela se corsait avec l’avènement des tantras mahāyoga, anuttara et yoginī, qui subirent des influences kaula et bhairava. Tout comme leurs confrères shivaïtes, les adeptes bouddhistes de ces cultes devaient tenir leurs cercles en secret. Il existe une multitude d’hagiographies sur des moines bouddhistes pratiquant initialement en secret ces tantras, jusqu’à ce qu’ils soient découverts. Ils montrent alors la pureté de leur pratique par un miracle, défroquent et vivent désormais ouvertement en (mahā)siddha. Ce qu’il faut retenir de ces anecdotes est sans doute uniquement l’aspect clandestin de ces cultes pendant un certain temps.

C’est l’époque où le Tibet se tourna vers l’Inde et le Népal, pour augmenter sa forme de bouddhisme avec les dernières nouveautés bouddhistes indiennes et népalaises. Le Tibet, n’étant pas védique et ne requérant pas la conformité aux Vedas, n’avait que faire des injonctions indiennes. Mais le bouddhisme impérial était au départ surtout monastique et mahāyāna, et une certaine conformité à ce niveau s’imposait. Cette donne sera quelque peu changée par les chamans, les sngags-pa, les nouveaux maîtres laïcs, ainsi que le mouvement de yogis Réchungpistes un peu plus tard. Une certaine discrétion était de mise. Mais contrairement à la situation indienne, les adeptes de ces pratiques secrètes étaient estimés et célébrés dans les hagiographies. Le vajrayāna sera secret (tib. gsang sngags rdo rje theg pa) pour d’autres raisons, davantage élitistes. Il n’aurait malheureusement pas pour effet d’abolir les castes, même si celles-ci n’avaient pas la même forme qu’en Inde.

***

Voir aussi le phénomène de la tâqiya dans l'Islam.


[1] Āgamaḍambara, Much ado about religion, Dezsö, Csaba, 2005

[2] Référence de Sanderson : Rājānaka Jayaratha, Tantrālokaviveka on 4.251ab. For Aparāditya’s version see Yājñavalkya­smrtiṭīkā, p. 10, ll. 12–13

lundi 20 avril 2015

A la recherche du réel perdu



Le mot grec Alètheia (ἀλήθεια), traduit par « vérité » signifie en fait dévoilement, révélation. Il est composé de lèthè « oubli », et du préfixe de négation a : un non-oubli. C’est assez étonnant qu’un mot qui exprime la vérité, quelque chose qui devrait briller par elle-même, soit construit négativement à partir d’un terme dont le sens est généralement perçu comme négatif.

Lèthè précède sémantiquement A-lètheia. Tout comme le chaos précède le cosmos. Ces deux paires seraient-elles quasi synonymes ? La vérité procède-t-elle de l’oubli, ou recouvre-t-elle l’oubli ? Cette vérité qui est tirée de l’oubli était-elle déjà présente de façon latente ou elle a été créée nouvellement ?

Dans son livre Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Marcel Detienne, établit un lien entre l’Alètheia des grecs et le ṛta indo-iranien, qu’il traduit également par vérité. Le mot ṛta vient de la racine , articuler, et désignait « le monde de l’agencé, notion cosmique à laquelle répond dans le domaine humain, l’agencement du sacrifice. Entre les deux existe une corrélation mystérieuse d’ordre magique, le processus rituel reproduisant celui de l’univers. Quant aux connexions qui règlent l’harmonie de ces deux mondes, les brāhmaṇa s’étaient employés à les étudier et à mettre l’accent sur elles. »[1] Le mot Dharma, racine dhṛ, est d’ailleurs également relié à la même racine. C’est la loi qui sous-tend l’univers. Le sacrifice s’inscrit dans cette loi.

Le ṛta, l’agencé, émerge de l’inagencé, anṛta. Ici, c’est l’inagencé qui se construit sémantiquement à partir de l’agencé. Les racines de l’idée deVérité (Alètheia) sont plongées dans la religion : la plaine d’Alètheia, « que l’âme de l’initié aspire à contempler »[2] et dont Plutarque dirait[3], plus tard, « où gisent immobiles les principes, les formes, les modèles de ce qui a été et de tout ce qui sera ». Dans le poème de Parménide, c’est un char conduit par les filles du Soleil qui conduit aux portes du Jour et de la Nuit, où l’on est accueilli par une déesse qui révèle la connaissance véritable.[4]

Marcel Detienne expose comment le devin, le poète (aède, chantre) et le roi de justice sont les seuls à avoir accès à la Vérité et à La dire. Ce sont les filles de Mémoire (Mnèmosunè), les Muses, qui inspirent la parole du poète qui est une parole rythmée, une parole chantée (mousa), qui fait (re)vivre la Mémoire. Le poète a une double fonction : célébrer les dieux (immortels) et célébrer « les exploits des hommes vaillants », qui ainsi passent à l’immortalité.[5] Les Muses, à travers le poète, disent la Vérité (Alètheia), autrement dit « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. »[6] La Vérité et la Mémoire sont intimement reliées. Devenir immortel, c’est entrer dans la Mémoire. C’est le poète, inspiré, qui décide qui entre dans la Mémoire, par sa gloire[7]. Le poète fait entrer dans la Mémoire en faisant sortir de l’oubli par ses hymnes et louanges. « Par la puissance de sa parole, le poète fait d’un simple mortel ‘l’égal d’un Roi’. »[8] Et l’Alétheia « donne du lustre à toutes choses »[9], en les mettant en lumière.

Ceux qui n’ont pas le pouvoir de véridiction n’ont pas une parole qui compte ; leur parole ne participe pas de la Vérité, et passe à l’oubli. Il n’en restera rien. Elle sera comme non-existante, car elle n’est pas remémorée. Seul un poète, pourrait les tirer de là et les rendre immortels en les incluant en la Mémoire, la Vérité.

Traduit en religieux, le grand oubli mythologique des Grecs est le Hadès. Chez les grecs, après la mort, l’âme passe dans les enfers, c’est ainsi que sont appelés les mondes souterrains du royaume d’Hadès où séjournent les morts. Les enfers sont traversés par cinq fleuves, dont un est justement appelé le Léthéoubli »). Les âmes (psychai) vertueuses ou qui avaient purgé leurs peines, pouvaient reprendre une existence sur la terre, mais après avoir traversé le fleuve Léthé, où ils perdaient le souvenir de leurs vies antérieures. L’ingestion des eaux du Léthé provoquait l'amnésie. Aussi, il était appelé la rivière sans-souci (fleuve Amélès, Ameles potamos), dont aucun vase ne peut contenir l'eau et dont il faut boire une certaine quantité d’eau, au risque de perdre tout souvenir de manière irrécupérable.[10]

Le Léthé fonctionne ainsi comme une véritable fontaine de jouvence. En tant que fontaine, ou source, le Léthé est souvent représenté ensemble avec la fontaine de Mnémosyne (mémoire). En buvant de la fontaine de Léthé, tout souvenir du passé est effacé. Boire l’eau de la fontaine de Mnémosyne aide également à conserver la mémoire de tout ce que l’on voit ou entend[11]. Mnémosyne est la mère des neuf Muses, de tous les Arts, Zeus étant leur père. Elle est omnisciente et sait tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera. Notamment par rapport aux origines et aux généalogies[12]. L’oubli précède et permet le souvenir, et donc la création. « Lorsque le poète est possédé des Muses, il s’abreuve directement à la science de Mnémosyne. » « Le passé ainsi dévoilé est plus que l’antécédent du présent : il en est la source. En remontant jusqu’à lui, la remémoration cherche, non à situer les événements dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l’être, à découvrir l’originel, la réalité primordiale dont est issu le cosmos et qui permet de comprendre le devenir dans son ensemble. »[13]

La Vérité s’exprime par le Verbe, elle est « dite ». Et ce qui est « dit » est la Vérité ; véri-diction. Zeus, « tirant l’ordre du chaos » (Hymne à Zeus de Cléanthe), est le Père, Mnémosyne, la source de Vérité, est la mère. Leurs neuf filles font émerger la Vérité en La mettant dans la bouche de ceux habilités à parler, à dire la Vérité : le devin, le poète (aède, chantre) et le roi de justice (sct. dharmarāja). Le Verbe est la manifestation de la Vérité. Il a force de Loi divin et établit l’ordre éternel.
« Dispensateur de tous les biens, Roi des éclairs et du tonnerre,
Sauve les hommes du péril et que ta bonté les éclaire,
Que le jour se fasse en leur âme, et que resplendisse à leurs yeux
Ta loi, cette immuable loi, raison des mortels et des dieux.
Père, alors réunis à toi, par le malheur rendus plus sages,
Nous pourrons, ainsi qu’il est bien, répandre à tes pieds nos hommages;
Car la chaîne d’or qui relie ensemble la terre et le ciel,
Dieu souverain, c’est ta justice, — elle est pour tous l’ordre éternel
. »
(verset final de l’Hymne à Zeus, de Cléanthe)
La fin de l’Hymne à Zeus rappelle d’ailleurs le Pater noster. Ce Père aux cieux, dont la volonté doit être faite, et qui se manifeste à travers son Fils, qui est la Voie, la Vérité et la Vie (Jean 14,6), autrement dit le Verbe.

Et ce Verbe est la Mémoire de Dieu.
« C'est ainsi que Dieu crée le Verbe : Dieu tourne son regard sur lui-même dans l'acte premier de sa connaissance; il voit l'unité de son être dans sa pureté primitive ; il y voit réunies toutes les créatures ; et alors il s'objective lui-même par la parole, et par cet acte de sa pensée il fait naître le Verbe qui est la connaissance parfaite qu'il a de lui-même, et c'est là le Fils. Alors que le monde sommeillait encore dans les profondeurs éternelles de Dieu, l'intelligence divine, cette puissance qui fait sortir de Dieu tout ce qui s'y trouve dans le sein du Père dans son unité primitive et substantielle, et, dans ce premier effluve de Dieu, les créatures sont sorties du Père dans leur multiplicité, tout en demeurant unes quant à leur essence. C'est dans ce premier effluve du monde hors du sein de Dieu, que la lumière a lui à elle-même, c'est-à-dire que le fait de la conscience s'est produit en Dieu. Ces images éternelles sont pour Dieu l'objet de sa connaissance[14]
Le Fils, le Verbe, est alors l’ensemble des idées universelles/images éternelles, sorties des profondeurs éternelles de l’intelligence divine.
« Dieu, dit [Eckhard], s'exprime lui-même dans le Fils, et il exprime en lui toutes les créatures. Le Père s'exprime lui-même dans une autre personne, dans le Verbe, avec toutes les créatures qu'il renferme en lui. Dieu crée une image de lui-même dans l'acte de sa connaissance, et dans cette image sont réunies les images de toutes les choses !»[15]
Selon le dogme chrétien, ce Verbe s’est fait chair en le Fils, qui est l'Église (communauté des chrétiens formant un corps social hiérarchiquement organisé), proposant à chacun de participer à la royauté spirituelle du Christ, le reflet ici-bas du Royaume céleste. L’Église est le véritable Corps du Christ, en lequel le Verbe se fait chair. Ceux qui ont le pouvoir de véridiction sont les clercs et les rois qui représentent sa Justice.

Il en va de même pour le Véda. Le Veda est la plus ancienne collection de textes sacrés de l’Inde. Ce mot est dérivé de la racine ved qui signifie « informer qqn. <dat.>; faire savoir, montrer, communiquer qqc. <acc.>; apprendre qqc. à qqn. » C’est une révélation (śruti), un savoir, une Science, une Mémoire/Vérité qui a été vue et transmise par des Poètes au nom de rishi (ṛṣi). Quand ce Verbe est érigé en absolu (brahman), il est le Śabdabrahman. Les phonèmes du Véda constituent alors son corps. Ce Verbe peut prendre la forme de plusieurs divinités (pas de Fils unique), mais elles sont néanmoins des manifestations du même principe. Par exemple Kālī, qui dans l’Hymne à Kālī (Karpūrādi-stotra) est dite être le Verbe de l’absolu (śabdabrahman).Elle est la personnification du Verbe et tant qu’Absolu, et représentée portant une guirlande de 50 têtes humaines, symbolisant les 50 phonèmes. C’est dans sa gorge que se situent les semences (S. bīja T. sa bon) des 50 phonèmes. Ces semences sont les idées universelles/images éternelles. Elle est vénérée comme la Mère et comme la source de l’univers, elle est le bienheureux Brahman paré du Śabdabrahman, dont le corps est constitué de tous les mantras.[16]

L’idée d’un ordre éternel, une Loi, qui procède d’un principe invisible, devient manifeste (« se fait chair ») dans une communauté qui l’applique et qui la transmet dans une Mémoire/Vérité est d’origine religieuse. Cette Loi/Mémoire/Vérité est garantie par ceux qui ont pouvoir de véridiction : le devin, le poète (aède, chantre, ṛṣi, gter ston) et le roi de justice (dharmarāja). Ces trois, s’abreuvant directement à la source de la Mémoire, sont inspirés par les 9 muses, et peuvent intervenir sur la Loi/Mémoire/Śāsana transmise. Les autres membres de ce Corps mystique sont des sujets, ils sont « soumis à une autorité souveraine », sujets à Dieu, à son Verbe, ou à ceux qui ont autorité de le proclamer. Sujet vient du latin subjectus « soumis, assujetti », le participe passé de subjicere « placer dessous, mettre sous, soumettre, assujettir ».

Nous, citoyens modernes et post-modernes, ne sommes pas des soumis. Du moins, c’est ce que nous croyons. Nous sommes des réalistes et nous ne nous appuyons que sur la réalité, ou le réel. C’est le réel qui guide nos actions. Mais où trouver « le réel » ? Alain Badiou vient de publier un petit ouvrage intéressant à ce sujet, qui s’intitule « A la recherche du réel perdu » (Fayard, ouvertures). Le réel est plutôt inaccessible, mais il est aussi « ce qui déjoue le jeu » et « qui hante le semblant ». Surtout, il est avancé comme le support d’une imposition (as-sujet-issement), à ceux voudraient imposer un réel idéologique.
« Il y a une chose qui, de ce point de vue, joue aujourd’hui un rôle décisif, c’est la place qu’occupe l’économie dans toute discussion concernant le réel. On dirait que c’est à l’économie qu’est confié le savoir du réel. C’est elle qui sait. »[17]
Du moins, c’est ce qu’elle croit, car elle n’a pas pu prévoir les imminents désastres dans sa propre sphère, comme l’écrit Badiou. Le « réel » a détruit cette illusion, ce qui ne l’empêche pas de continuer à avancer « le réel », ou plutôt un semblant de réel, pour s’imposer et pour assujettir. Dieu et le réel ont ceci en commun, qu’ils ne peuvent que se manifester par un Verbe (Vérité), une figure du réel, et celle-ci par ceux qui la disent. Quand un Verbe s’est réellement fait chair, c’est-à-dire quand une communauté s’y est assujettie, il devient comme invisible, totalement intégré : « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. »[18] Toute opposition à ce réel « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut » serait ressentie comme une violence, une folie, un blasphème.
« L’allégorie de la caverne nous représente un monde clos sur une figure du réel qui est une fausse figure. C’est une figure du semblant qui se présente pour tous ceux qui sont enfermés dans la caverne comme la figure indiscutable de ce qui peut exister. Peut-être est-ce là notre situation. Il se peut que l’hégémonie de la contrainte économique ne soit en définitive qu’un semblant. Mais le point n’est pas là. Le point que nous signifie Platon, c’est que pour savoir qu’un monde est sous la loi d’un semblant, il faut sortir de la caverne, il faut échapper au lieu que ce semblant organise sous la forme d’un discours contraignant. Toute consolidation de ce semblant comme tel, et tout particulièrement toute consolidation savante de ce semblant - comme l’est le discours de l’économie - ne fait qu’interdire qu’une sortie soit possible, et nous fixer plus encore à notre place de victimes intimidées par la prétendue réalité de ce semblant, au lieu de chercher et de trouver où est la sortie. »[19]
La figure du réel, le semblant du réel est une māyā. Le Verbe révélé est une māyā. Comment en sortir ? Les Distiques de Saraha enseignent 35 métaphores. La troisième est décrite ainsi :

« L'enlacement d'un "maillage d'illusions" [DKG n° 33] pour illustrer comment contrer l'attachement à la culture mentale et comment voir sa propre tradition comme une vérité superficielle. » Elle est développée par Advayavajra dans son commentaire au verset n° 33.
« L'engagement dans une culture mi-irréelle et mi-réelle illustré par la métaphore de l'entrée dans un enchevêtrement d'illusions.[20]
On ne trouvera pas la délivrance en investissant mentalement des absorptions profondes telles celles des apparences vides (tib. snang stong), de la félicité vide (tib. bde stong), de la luminosité vide (tib. gsal stong), de l’Intelligence vide (tib. rig stong) et de l'alliance des contraires (tib. zung ‘jug) etc.[21] Ce n'est pas à travers un engagement mental que l'on se libérera du triple univers (S. tridhātu).
Certains disent que par le biais de l'équilibre méditatif (S. samāhita) du repos mental (sct. śamatha) et de la vision directe (sct. vipaśyanā ) et du recueillement subséquent (S. pṛṣṭhalabdha)[22], on accèdera au Principe ultime tel qu'il est et que si l'on ne s'en écarte plus, on trouvera la libération. Ils ne voient pas que cela devrait alors être une alliance équilibrée permanente, et qu'ils ne pourront pas se libérér par cette méditation mentalement construite
.[23]
།བསམ་གཏན་བརྫུན་པས་ཐར་བ་རྙེད་མིན་ནོ།Ce n'est pas à travers une méditation manipulée que l'on trouvera la délivrance
Si l'on ne connaît pas la méditation continue, il ne s'agira que d'une méditation temporaire avec remémoration. »
Dans ce passage, tout le parcours traditionnel du bouddhisme/bouddhisme ésotérique est présenté comme un enchevêtrement d’illusions. Ce n’est pas à travers une série d’illusions, que l’on sortira de l’illusion explique Advayavajra, qui propose la méditation continue qui se déroule naturellement, contrairement aux méditations temporaires[24] (le temps d’une session), qui se font à l’aide de remémorations (tib. dran pa sct. smṛti). La remémoration chez Advayavajra est la remémoration d’un objet de contemplation, qui s’inscrit dans un discours, qui participe d’un Verbe (révélé)/Śāsana.

La méthode proposée par Advayavajra est le non-engagement mental (tib. yid la mi byed pa), qui s’abstient de tout engagement mental artificiel maintenu par une remémoration (tib. dran med), ainsi que - justement - la non-remémoration. Le non-engagement et la non-remémoration sont les constantes du mental originel (tib. gnyug ma’i yid), qui est la manifestation authentique du Naturel sct. sahaja).
« Ne pas investir mentalement la nature (sct. prakṛti) du Naturel (sct. sahaja), qui est originelle et authentique. Les constructions mentales sont le mental et donc des remémorations[25]. Quand les remémorations s'effacent comme le brouillard
།གཉུག་མའི་ཡིད་ནི་གཅིག་ཏུ་སྡོད་དང་རྣལ་འབྱོར་པ།
Le mental originel reste seul et est réintégré. »



***

[1] Histoire des religions I**, l’Hindouisme, par Anne-Marie Esnoul, p. 996

[2] Marcel Detienne, p. 55, citant Épiménide de Crète (Cnossos).

[3] De defectii oraculorum, 22

[4] Marcel Detienne, p. 54, Le poème de Parménide http://philoctetes.free.fr/uniparmenide.htm

[5] Marcel Detienne, p. 68

[6] Hésiode, Theogonie, 32 et 38

[7] Kudos, la gloire qui illumine le vainqueur, accordé par les dieux. Kleos, la gloire qui se développe de génération en génération, et qui monte aux dieux. Detienne, p. 74

[8] Detienne, p. 75, citant Pindare, Ném., IV, 83-84

[9] Bacch., VIII, 4-5

[10] Comparer avec l’idée de la fonction du nāga Ananta-Śeṣa (résidu) dans le mythe du barratage de l’océan de lait, résidu de la création précédente, permettenat la nouvelle création du monde. « Porter créance à ce conte, rappelle Platon, peut nous sauver, en nous faisant, dès cette vie, prendre l’habitude de la sagesse, qui nous sauvera lors du choix d’une vie prochaine. » http://www.keepschool.com/cours-fiche-platon_les_mythes_platoniciens.html

[11] Source : Pausanias le Périégète

[12] Aspects du mythe, Mircéa Eliade, p. 152

[13] Aspects du mythe, Mircéa Eliade (citant J.-P. Vernant), p. 152

[14] Passage attribué à Maître Eckhart, mais qui pourrait être apocryphe. Essai sur le mysticisme spéculatif de maître Eckhart, Auguste Jundt pp 73-74

[15] Eckhart cité par Auguste Jundt. « Der vater sprech sich und alle creature in sime sune (527, 31). Da er sprichet daz wort, da sprichet er sich uud alle dinc in einer anderu persône (37, 1). In >cinera ëwigen verstentnisse erbildet der vater ein bild sînes selhst, sioen sus ; in dem erbilden sich alliu dinc (378, 39) ».

[16] Hymn to Kali, by Arthur Avalon (Sir John George Woodroffe), [1922], at sacred-texts.com, Verset 6 « She who is Śabdabrahman consisting of 50 Letters. Niruttara-Tantra says, 'She is adorned with a garland of heads representing the 50 letters.' Kāmadhenu-Tantra says, 'In My throat is the wonderful Bīja of 50 letters.' Again ' I worship the Mother the source of the universe, Śabdabrahman itself, blissful.' Viśvasāra says, 'Blissful Brahman is adorned with Śabdabrahman and within the body is represented by all Mantras. »

[17] Alain Badiou, A la recherche du réel perdu, p. 10

[18] Hésiode, Theogonie, 32 et 38

[19] Badiou, p. 12

[20] Voir Acintyākramopadeśa n° 48

[21] Snang stong, bde stong, gsal stong, rig stong, zung ‘jug

[22] rjes la thob pa'i shes pa de nyid ji lta ba bzhin du rtogs pa

[23] Voir la Trentaine de Vasubandhu « 28.Lorsque la conscience n'appréhende plus/ Aucun objet référent/ Elle s'établit dans la "simple perception sans plus",/ Car en l'absence d'objet appréhendé, il n'y a plus de saisie qui tienne. » La Trentaine de Vasubandhu et son Explication par Shtiramati dans : Cinq traités sur l'esprit seulement, trad. Philippe Cornu, Fayard, collection "Trésors du bouddhisme", Paris, 2008.

[24] « Qui se dresse sur la pointe des pieds ne tiendra pas longtemps debout. » Lao-tseu

[25] Rnam par rtog pa ni yid yin pas dran pa’o/

samedi 14 septembre 2013

Le Verbe, corps mystique



Le Veda est la plus ancienne collection de textes sacrés de l’Inde. Ce mot est dérivé de la racine ved qui signifie « informer qqn. <dat.>; faire savoir, montrer, communiquer qqc. <acc.>; apprendre qqc. à qqn. » C’est une révélation (śruti), un savoir, une Science, qui a été vue et transmise par des Poètes au nom de rishi (ṛṣi). Quand ce Verbe est érigé en absolu (brahman), il est le Śabdabrahman. Les phonèmes du Véda constituent alors son corps.

Dans l’Hymne à Kālī (Karpūrādi-stotra), Kālī est dite être le Verbe en tant qu’absolu (śabdabrahman). Ce Verbe est alors un corps qui consiste en 50 phonèmes. Toute réalité discursive est constituée de concepts, de mots, qui peuvent se réduire aux phonèmes. Aussi, Kālī, la personnification du Verbe et tant qu’Absolu, est représentée portant une guirlande de 50 têtes, symbolisant les 50 phonèmes. C’est dans sa gorge que se situent les semences (S. bīja T. sa bon) des 50 phonèmes. Elle est vénérée comme la Mère et comme la source de l’univers, elle est le bienheureux Brahman paré du Śabdabrahman, dont le corps est constitué de tous les mantras.[1]

Même le plus grand abruti (jaḍacetāh), dit verset 7, peut devenir un Poète (Kavīh), ce qui veut dire un Jñānī détenteur de connaissance ») nous dit la glose, quand, par sa vision mentale, il La voit, celle qui est le corps de la triade existence-conscience-joie (saccidānandarūpiṇī)[2]. Celle qui a trois yeux comme pour signifier qu’elle voit « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. » La Mémoire, et par là, la Source de tout, La Nature. Que veut dire « voir » Kālī ? Ce n’est pas voir sa représentation symbolique, ni une personne, aussi divine soit-elle, mais avoir accès au Verbe, à la Révélation, au Savoir. Participer à ce Savoir, l’incarner, le vivre.

Kālī comme l’absolu visible, paré de qualités, se tient sur l’absolu invisible, sans qualités, non manifeste. Celle qui est parée des 50 phonèmes se tient sur le Nirguṇa-Brahman, qui est sa Base (S. ādhāra T. gzhi), au milieu de l’espace universel (mahākāśa), symbolisé par un vaste charnier (śmaśāna) où toutes les créatures sont des corps sans vie. Comme elle est indissociable de Mahākāla (parama-Śiva), Elle se délecte d’Elle-même en une plénitude indifférenciée (akhaṇḍa).

Théologiquement parlant, les choses ont bougé un peu, depuis Enlil, le dieu sumérien de l’orage, qui avait pour Verbe le tonnerre qui faisait trembler la terre. Beaucoup de spéculations ont coulé sous les ponts depuis cette époque lointaine. Mais le Verbe tonitruant est toujours resté un attribut inséparable de tout dieu suprême dont les débuts sentent le foudre. C’est le Verbe du dieu qui deviendra la source de la création, ce qui fait que, selon certaines spéculations, le dieu est en quelque sorte séparé de la création. Beaucoup de spéculations également sur la nature de l’auteur, du Verbe et de la nature du lien qui relie les deux. Avec le culte des Yoginī, de Kālī etc. c’est le Verbe (ou la Nature) qui est considéré comme l’absolu, prenant la place principale, en intégrant son auteur.

Dans les doctrines de la Reconnaissance, du Dzogchen radical et de la Mahāmudrā, qui sont un prolongement plus abstraite de cette évolution, on voit un certain éloignement des éléments mythologiques, à des degrés différents. Suivi quelquefois d’un puissant retour de manivelle du mythologique.

Le hasard fait bien les choses. Un billet sur les mystères du Christ, où l’on parle de la Révélation et du Verbe, que personnifie le Christ, en qui sont cachés, ainsi que le proclame saint Paul (Col 1, 16, 20 ; 2, 2, 3), « tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu ». Le Verbe auquel tout le monde peut avoir accès par un mariage spirituel, en s’unissant au Corps[3] du Christ/Verbe, qu’est l’Eglise. « Je complète en ma chair les épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Église. » (Col 1, 24.)

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[1] Hymn to Kali, by Arthur Avalon (Sir John George Woodroffe), [1922], at sacred-texts.com, Verset 6 « She who is Śabdabrahman consisting of 50 Letters. Niruttara-Tantra says, 'She is adorned with a garland of heads representing the 50 letters.' Kāmadhenu-Tantra says, 'In My throat is the wonderful Bīja of 50 letters.' Again ' I worship the Mother the source of the universe, Śabdabrahman itself, blissful.' Viśvasāra says, 'Blissful Brahman is adorned with Śabdabrahman and within the body is represented by all Mantras. »

[2] Existence-conscience-joie, formule évoquant l'extase dans l'unité brahman-ātman.

[3] Le corps mystique du Christ (Ro 2, 4-6. Ep. 4, 15, 16)

samedi 5 mai 2012

Mémoire, remémoration et oubli



La croyance en la transmigration des âmes (métempsycose), présuppose l’existence d’une âme qui transmigre. Chez les grecs, après la mort, l’âme passe dans les enfers, c’est ainsi que sont appelés les mondes souterrains du royaume d’Hadès où séjournent les morts. Ces enfers contenaient aussi bien les Champs-Élysées que le Tartare, la région la plus profonde. Les âmes vertueuses passent une existence heureuse aux Champs-Élysées, où règne le printemps éternel, au milieu de fleurs, de végétation et d'oiseaux, tandis que dans le Tartare les méchants subissent des souffrances rétributaires. Les enfers sont traversés par cinq fleuves, dont un est le Léthé (« oubli »). Les âmes (psychai) verteuses ou qui avaient purgé leurs peines, pouvaient reprendre une existence sur la terre, mais après avoir traversé le fleuve Léthé, où ils perdaient le souvenir de leurs vies antérieures. L’ingestion des eaux du Léthé provoquait l'amnésie. Aussi, il était appelé la rivière sans-souci (fleuve Amélès, Ameles potamos), dont aucun vase ne peut contenir l'eau et dont il faut boire une certaine quantité d’eau, au risque de perdre tout souvenir.[1]

Le Léthé fonctionne ainsi comme une véritable fontaine de jouvance. En tant que fontaine, ou source, le Léthé est souvent représenté ensemble avec la fontaine de Mnémosyne (mémoire). En buvant de la fontaine de Léthé, tout souvenir du passé est effacé, puis boire l’eau de la fontaine de Mnémosyne aide à conserver la mémoire de tout ce que l’on voit ou entend[2]. Mnémosyne est la mère des neuf Muses, de tous les arts (upāya)[3], Zeus étant leur père. Elle est omnisciente et sait tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera. Notamment par rapport aux origines et aux généalogies[4]. L’oubli précède et permet le souvenir, et donc la création. « Lorsque le poète est possédé des Muses, il s’abreuve directement à la science de Mnémosyne. » « Le passé ainsi dévoilé est plus que l’antécédent du présent : il en est la source. En remontant jusqu’à lui, la remémoration cherche, non à situer les événéments dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l’être, à découvrir l’originel, la réalité primordiale dont est issu le cosmos et qui permet de comprendre le devenir dans son ensemble. »[5]

Pour les mystiques, l’oubli et le souvenir sont deux côtés de la même médaille. Ainsi, Plotin dit :  « Le souvenir est pour ceux qui ont oublié » (Ennéades, 4,6,7). Et Platon : « Pour ceux qui ont oublié, la remémoration est une vertu ; mais les parfaits ne perdent jamais la vision de la vérité et ils n’ont pas besoin de la remémorer. » (Phédon, 249 c,d).

Il y a donc deux cas de figure. Ceux qui oublient la « connaissance originelle » (« des origines ») et perdent la vision de la vérité s’engagent dans les filets du devenir, tout en en restant captifs. A leur mort, ils retournent « à l’état primordial et parfait, perdu périodiquement par la réincarnation de l’âme. »[6] Un genre d’état intermédiaire (T. bar do) qui est la substance des choses (T. chos nyid bar do). Et ceux qui retrouvent la « connaissance originelle » (mythologique) avec l’aide des Muses, ou qui l’ont définitivement acquise et qui se rappellent de leurs existences antérieures, comme Pythagore, Empédocle ou le Bouddha... Les initiés de la confrérie orphico-pythagoricienne sont instruits afin d’éviter la source Léthé sur la route de gauche, de prendre la route de droite qui conduit à la source issue du lac de Mnémosyne et d’implorer les gardiens de la source : « Donnez-moi vite de l’eau fraîche qui s’écoule du lac de Mémoire ». « Et d’eux-mêmes ils le donneront à boire de la source sainte et, après cela, parmi les autres héros tu seras le maître. »[7] On pourrait dire un genre de vīra (T. dpa' bo) ou « détenteur de connaissance originelle » (S. vidyā-dhara T. rig pa 'dzin pa).

Chez Advayavajra, les termes remémoration (S. smṛti T. dran pa) et non-remémoration (S. asmṛti T. dran med) sont les termes clé de son système. Pour lui, la remémoration est la rencontre avec les apparences (S. ābhāsa T. snang ba) et la non-remémoration la rencontre avec la vacuité. Dans le processus cognitif, tel que pensé par le bouddhisme, les objets sont connus par le biais d’images reçues et re-présentées (S. ākāra T. rnam pa). Mais dans le processus d’identification des objets, des informations parasites stockées avec des expériences précédentes peuvent être ré-activées. C’est ce qu’Advayavajra essaie d’éviter en accédant à la non-remémoration, qui est comme un sous-courant continu. Il est impossible d’empêcher des apparences d’apparaître, mais on peut éviter qu’elles soient altérées ou déformées par les traces sous-conscientes (S. vāsanā T. bag chags) d’expériences anciennes, en restant dans un non-agir et en n’appliquant aucun jugement sur elles, c’est-à-dire en les recevant telles qu’elles sont.

Deux conceptions s’opposent, une où il y a une connaissance des origines, une Science (S. vidyā) transmise de maître à disciple dans un cadre mythologique, et une autre où la connaissance du réel tel quel est l’absence d’erreur (T. thar pa nor ba zad tsam nyid/ extrait du Mahāyāna-sūtrālaṅkāra IX, 3). Ici aussi, différentes approches sont possibles et certaines puisent aussi dans un fond mythologique. Mais il n’y a pas de véritable transmission, plutôt une médiation. Le médiateur pointe (T. ngo sprod) vers le réel et l’élève voit (T. ngo ‘phrod) ou pas.

Illustration : John Roddam Spencer Stanhope, The Waters of Lethe by the Plains of Elysium, 1879-1880


[1] Comparer avec l’idée de la fonction du nāga Ananta-Śeṣa (résidu) dans le mythe du barratage de l’océan de lait, résidu de la création précédente, permettenat la nouvelle création du monde.  « Porter créance à ce conte, rappelle Platon, peut nous sauver, en nous faisant, dès cette vie, prendre l’habitude de la sagesse, qui nous sauvera lors du choix d’une vie prochaine. » 
[3] L’art s’oppose à la nature.
[4] Aspects du mythe, Mircéa Eliade, p. 152
[5] Aspects du mythe, Mircéa Eliade (citant J.-P. Vernant), p. 152
[6] Aspects du mythe, Mircéa Eliade (expliquant la vision de Platon), p. 157
[7] Mircéa Eliade, sur les initiations orphico-pythagoriciennes, p. 154