La croyance en la transmigration des âmes (métempsycose),
présuppose l’existence d’une âme qui transmigre. Chez les grecs, après la mort,
l’âme passe dans les enfers, c’est ainsi que sont appelés les mondes
souterrains du royaume d’Hadès où séjournent les morts. Ces enfers contenaient aussi
bien les Champs-Élysées que le Tartare, la région la plus profonde. Les âmes
vertueuses passent une existence heureuse aux Champs-Élysées, où règne le
printemps éternel, au milieu de fleurs, de végétation et d'oiseaux, tandis que
dans le Tartare les méchants subissent des souffrances rétributaires. Les
enfers sont traversés par cinq fleuves, dont un est le Léthé
(« oubli »). Les âmes (psychai) verteuses ou qui avaient purgé leurs
peines, pouvaient reprendre une existence sur la terre, mais après avoir
traversé le fleuve Léthé, où ils perdaient le souvenir de leurs vies antérieures.
L’ingestion des eaux du Léthé provoquait l'amnésie. Aussi, il était appelé la
rivière sans-souci (fleuve Amélès, Ameles potamos), dont aucun vase ne peut
contenir l'eau et dont il faut boire une certaine quantité d’eau, au risque de
perdre tout souvenir.[1]
Le Léthé fonctionne ainsi comme une véritable fontaine de jouvance. En tant que fontaine, ou source, le Léthé est souvent représenté
ensemble avec la fontaine de Mnémosyne (mémoire). En buvant de la fontaine de
Léthé, tout souvenir du passé est effacé, puis boire l’eau de la fontaine de Mnémosyne
aide à conserver la mémoire de tout ce que l’on voit ou entend[2].
Mnémosyne est la mère des neuf Muses, de tous les arts (upāya)[3],
Zeus étant leur père. Elle est omnisciente et sait tout ce qui a été, tout ce
qui est et tout ce qui sera. Notamment par rapport aux origines et aux généalogies[4]. L’oubli
précède et permet le souvenir, et donc la création. « Lorsque le poète est
possédé des Muses, il s’abreuve directement à la science de Mnémosyne. »
« Le passé ainsi dévoilé est plus que l’antécédent du présent : il en
est la source. En remontant jusqu’à lui, la remémoration cherche, non à situer
les événéments dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l’être, à
découvrir l’originel, la réalité primordiale dont est issu le cosmos et qui
permet de comprendre le devenir dans son ensemble. »[5]
Pour les mystiques, l’oubli et le souvenir sont deux côtés
de la même médaille. Ainsi, Plotin dit :
« Le souvenir est pour ceux
qui ont oublié » (Ennéades, 4,6,7). Et Platon : « Pour ceux qui
ont oublié, la remémoration est une vertu ; mais les parfaits ne perdent
jamais la vision de la vérité et ils n’ont pas besoin de la remémorer. »
(Phédon, 249 c,d).
Il y a donc deux cas de figure. Ceux qui oublient la
« connaissance originelle » (« des origines ») et perdent
la vision de la vérité s’engagent dans les filets du devenir, tout en en
restant captifs. A leur mort, ils retournent « à l’état primordial et
parfait, perdu périodiquement par la réincarnation de l’âme. »[6]
Un genre d’état intermédiaire (T. bar do) qui est la substance des choses (T. chos nyid bar
do). Et ceux qui retrouvent la « connaissance originelle » (mythologique) avec
l’aide des Muses, ou qui l’ont définitivement acquise et qui se rappellent de
leurs existences antérieures, comme Pythagore, Empédocle ou le Bouddha... Les
initiés de la confrérie orphico-pythagoricienne sont instruits afin d’éviter la
source Léthé sur la route de gauche, de prendre la route de droite qui conduit
à la source issue du lac de Mnémosyne et d’implorer les gardiens de la
source : « Donnez-moi vite de l’eau fraîche qui s’écoule du lac de
Mémoire ». « Et d’eux-mêmes ils le donneront à boire de la source
sainte et, après cela, parmi les autres héros tu seras le maître. »[7]
On pourrait dire un genre de vīra (T. dpa' bo) ou « détenteur de connaissance originelle » (S. vidyā-dhara T. rig pa 'dzin pa).
Chez Advayavajra, les termes remémoration (S. smṛti T. dran pa) et
non-remémoration (S. asmṛti
T. dran med) sont les termes clé de son système. Pour lui, la remémoration est
la rencontre avec les apparences (S. ābhāsa T. snang ba) et la
non-remémoration la rencontre avec la vacuité. Dans le processus cognitif, tel
que pensé par le bouddhisme, les objets sont connus par le biais d’images
reçues et re-présentées (S. ākāra T. rnam pa). Mais
dans le processus d’identification des objets, des informations parasites
stockées avec des expériences précédentes peuvent être ré-activées. C’est ce
qu’Advayavajra essaie d’éviter en accédant à la non-remémoration, qui est comme un sous-courant continu. Il est impossible
d’empêcher des apparences d’apparaître, mais on peut éviter qu’elles soient
altérées ou déformées par les traces sous-conscientes (S. vāsanā T. bag chags)
d’expériences anciennes, en restant dans un non-agir et en n’appliquant aucun
jugement sur elles, c’est-à-dire en les recevant telles qu’elles sont.
Deux conceptions s’opposent, une où il y a une connaissance
des origines, une Science (S. vidyā) transmise de maître à disciple dans un cadre mythologique,
et une autre où la connaissance du réel tel quel est l’absence d’erreur (T. thar pa nor ba zad tsam nyid/ extrait du Mahāyāna-sūtrālaṅkāra IX, 3). Ici aussi, différentes approches sont possibles et certaines puisent aussi dans un fond
mythologique. Mais il n’y a pas de véritable transmission, plutôt une
médiation. Le médiateur pointe (T. ngo sprod) vers le réel et l’élève voit (T. ngo
‘phrod) ou pas.
Illustration : John Roddam Spencer Stanhope, The Waters of Lethe by the Plains of Elysium, 1879-1880
[1] Comparer
avec l’idée de la fonction du nāga Ananta-Śeṣa (résidu) dans le mythe du barratage de l’océan de lait, résidu de
la création précédente, permettenat la nouvelle création du monde. « Porter créance à ce conte, rappelle
Platon, peut nous sauver, en nous faisant, dès cette vie, prendre l’habitude de
la sagesse, qui nous sauvera lors du choix d’une vie prochaine. »
[3] L’art
s’oppose à la nature.
[4] Aspects
du mythe, Mircéa Eliade, p. 152
[5] Aspects
du mythe, Mircéa Eliade (citant J.-P. Vernant), p. 152
[6] Aspects
du mythe, Mircéa Eliade (expliquant la vision de Platon), p. 157
[7] Mircéa
Eliade, sur les initiations orphico-pythagoriciennes, p. 154
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