La notion de vie est la notion centrale de la philosophie
d'Heraclite.
« Vivre, c'est ne pas rester un seul instant figé dans une identité morte — telle qu'une identité substantielle. La notion de « vie » exclut la notion de « substance ». On ne vit pas une fois pour toutes. Il n'y a pas de vie de tout repos. Vivre, c'est se renouveler sans cesse. Les morts « reposent ». Plus rien ne leur arrive. Ils n'ont plus affaire aux événements. Inversement, celui qui ne change plus meurt. — Le monde est « Feu toujours vivant »[1] […], c'est-à-dire à l'être passé ou à venir, donc au non-être du monde, se trouve ici associé au présent du monde : car c'est maintenant que le monde est « Feu toujours vivant ». De sorte que le maintenant du monde porte en lui le toujours. »[2]
« Le Feu n’est jamais sans engendrer le monde. Le monde n’est jamais sans nourrir le Feu. On n’a jamais eu le Feu d’abord, le monde ensuite : l’un comme l’autre ‘était toujours’ ».[3] « Le Feu cosmique ‘s’allume’ et ‘s’éteint’ en respectant la mesure. »[4]
Car Feu et non-feu ont un lien dissociable[5].
« Sans cesse le non-feu devient feu et le feu non-feu, avec avantage tantôt à l’un tantôt à l’autre. » « Le monde est un ; il naît du feu et de nouveau se résout en feu, selon les cycles réguliers, dans une alternance éternelle. »[6]
Un autre fragment d’Héraclite dit : « La foudre
gouverne tout »[7].
La foudre (G. keraunos) est l’attribut de Zeus avec lequel il avait foudroyé les
Titans. Conche explique qu’il ne faut pas interpréter, comme certains l’ont
fait, que « Zeus gouverne tout ». Il pense plutôt qu’il faut y voir
un lien avec la notion du Feu d’Héraclite, puisque la foudre est
« porteuse de feu ». Keraunos est la foudre qui frappe et qui apporte
le feu destructeur.
« La foudre gouverne toutes choses par le moyen de toutes choses ; elle gouverne les contraires par le moyen de leurs contraires, de même qu’en faisant tourner, à l’arrière du vaisseau, le gouvernail d’un certain côté, on fait tourner l’avant du côté opposé. Toutes choses ensemble constituent le monde, le cosmos, lequel est comparable à un vaisseau dont la foudre est le timonier ».[8]
Conche explique ensuite qu’il y a différents types de feu.
Keraunos, que Zeus tient dans sa main, n’est pas le feu éteint (non-feu), ce
n’est pas non plus le prestèr, « le feu atmosphérique, car celui-ci est un
intermédiaire, un moyen terme, entre l’eau marine et le feu ouranique ».
Et c’est par un extrême que l’on gouverne les choses, pas par un milieu. La
terre, la partie la plus immobile et la plus « éteinte » est un
extrême incapable de diriger les choses. Ce rôle ne peut incomber au Feu pur[9],
le feu ouranique, le Keraunos.
Le feu peut être « pur » ou mélangé. Il y a des "conversions du feu" :
« d’abord mer, de mer, la moitié terre, et la moitié souffle brûlant » (Fragment 82, Diels 31).
L’impulsion vient du feu pur (keraunos), pas du feu mêlé, et ensuite le feu se convertit
successivement en mer, de la mer en terre, etc.[10]
Dan Martin a tenté d’établir un lien entre le Keraunos de
Zeus et le vajra. Le vajra à cinq pointes. Sous la forme telle que nous la
connaissons, elle a les cinq pointes courbées vers l’intérieur, tandis que les
pointes du Keranous de Zeus étaient tournées vers l’extérieur. Mais il existe aussi
des types de vajra (Cambodge, Post-Bayon (1250-1431) bronze, Musée Guimet, MA
1617) avec les pointes tournées vers l’extérieur. Le centre du vajra représente
la vacuité, et une des interprétations possibles pour les cinq pointes est
qu’elles représentent les cinq éléments. Le rapprochement que fait Dan Martin
entre le Keraunos et le vajra est intéressant. Et celui de Marcel Conche entre
la foudre et le Keraunos, Feu cosmique, l’est autant.
A voir les conformités entre les théories du feu chez les
grecs en général et d’Héraclite en particulier (et sa théorie des conversions
du feu) par rapport à celles en Inde, notamment à l’égard d’Agni.
« Il [Agni] qui est l’embryon des eaux, l’embryon des bois, l’embryon de toute chose animé et inanimée » (RV 1,70,2).[11]
Le feu s’éteint, mais ne disparaît pas et reste latent. Comme l’huile est
contenu dans les graines de sésame, le beurre dans le lait, le feu est contenu
dans le bois, et le Soi dans le soi.
« I-13: Le feu n'est pas perceptible à sa source – le bâton à feu – avant d'être lancé en combustion par friction (1). L'essence subtile du feu, néanmoins, n'a jamais été absente du bâton; car le feu peut être obtenu depuis sa source, le bâton à feu, à chaque fois qu'on le frotte. Il en est ainsi de l'état de l'Atman (2) avant et après sa réalisation. C'est en méditant sur le Pranava (3) que l'Atman est manifestement perçu à l'intérieur du corps, mais il était là à l'état latent bien avant la réalisation.
I-15-16: Ainsi que l'huile dans les graines de sésame, le beurre dans le lait caillé, l'eau dans les sources souterraines, le feu dans le bois, ainsi ce Soi est perçu dans le soi (1). Celui qui, s'appuyant sur l'honnêteté, le contrôle de soi et la concentration, part en quête – inlassablement – de ce Soi, lequel est omniprésent à la façon du beurre contenu dans le lait, et tire ses racines de la connaissance de soi et de la méditation – celui-là devient ce Brahman suprême, destructeur de l'ignorance. »
— Ŝvetāśvatara Upaniṣad 1.13-14[12]
Marcel Conche :
« Le non-feu n’est que du feu éteint, i.e. du mouvement qui s’est ralenti, voire figé, mais sans céder la place au non-mouvement, à l’immobilité ; car, en ce cas, il ne pourrait plus retourner à sa forme vive, et ce serait la mort. Et certes, il y a ce qui est mort, mais cela n’est plus au monde – cela a été : ce n’est plus ni feu, ni non-feu. »[13]
A explorer davantage... Le nirvāṇa comme extinction, comme une flamme soufflée, n’est pas le néant. A lire aussi à cet égard de Thanissaro Bhikkhu Mind like Fire Unbound.
Photo : source
MàJ 100512 : "La Grande Prêtresse Ino Menegaki a allumé la flamme olympique "à la lumière directe des rayons du soleil" vers 09h10 GMT"
MàJ 100512 : "La Grande Prêtresse Ino Menegaki a allumé la flamme olympique "à la lumière directe des rayons du soleil" vers 09h10 GMT"
[1]
Traduction du fragment : « Ce monde, le même pour tous, ni dieu, ni
homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours
vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure. », Conche p. 279
[3] Conche,
p. 284
[4] Conche,
p. 285
[5] Tout
comme Zeus et Hadès, mais Héraclite ne croyait pas aux dieux. Conche, p. 303
[6]
Héraclite, cité par Diogène (IX, 8). Conche, p. 285
[7] Conche,
p. 302. Il y a un vers dans les distiques de Saraha (DKG n° 87, ajouté à la
version tibétaine) : « Les expédients (S. upāya) gouvernent tous les royaumes. » (T. །ཐབས་ཀྱིས་རྒྱལ་སྲིད་ཀུན་ལ་དབང་སྒྱུར་བ།).
Les « royaumes » étant les trois plans (tridhātu, triloka).
[8] Conche,
pp. 303-304
[9] Car
« purifié d’air et de vent comme d’humidité, qui n’est que du feu ».,
Conche, p. 304
[10] Conche,
p. 304
[11] http://www.accesstoinsight.org/lib/authors/thanissaro/likefire/2-1.html
[12] http://www.les-108-upanishads.ch/svetasvatara.html
Dans cet upaniṣad,
on trouve également le prototype de la pratique du caṇḍalī
(T. gtum mo) : « I-6: Là où le feu est attisé, où le souffle est
contrôlé, où la liqueur de Soma coule à flots – là l'esprit atteint la
perfection. ».
[13] Conche,
p. 288
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