dimanche 27 mai 2012

En apparence




Le shivaïsme Trika, de par ses sources différentes[1], aborde de diverses façons le rapport entre Śiva et le monde. La plus intéressante, car la plus proche du bouddhisme et d’une vue sans Créateur est la théorie des apparences (S. ābhāsavāda T. snang bar smra ba[2]). Selon cette théorie, Śiva ne crée pas le monde comme un potier créerait un pot avec de la matière, mais le projeterait, le manifesterait. Le monde projeté n’est pas de nature inerte, mais il est conscience. Śiva étant ou représentant la Conscience absolue. Les apparences (S. ābhāsa T. snang ba) sont le reflet de la Conscience/Śiva, et semblables aux images réfléchies (S. pratibimba) dans un miroir. Selon la théorie des apparences, l’émission créatrice de Śiva est comparée à une lumière (S. prakāśa) et son rayonnement/reflet (S. vimarśa). Evidemment, le rayonnement n’est pas différent de la lumière et il est de même nature. C’est une théorie qui aurait été influencée par le bouddhisme de la conscience seule (S. cittamātra).

Le terme « bouddhiste » « Claire lumière » est la traduction du tibétain « ‘od gsal ». Dans cette traduction, la lumière (‘od) est prise pour le substantif, dont claire (gsal) est l’adjectif. Mais, il s’agit en fait de la juxtaposition de Lumière et de rayonnement : Lumière-rayonnement. C’est la même idée que dans le shivaïsme Trika, la notion divine en moins. Dans le bouddhisme cittamātra, la conscience était considérée comme un absolu, tout comme la Conscience absolue de Śiva. Le bouddhisme, n’admettant pas de conscience absolue (voir la mésaventure de Vacchagotta), cette vue a dû être amendée par la suite en y injectant un peu de madhyamaka. La conscience absolue était alors diluée en l’alliance de la vacuité et des apparences (T. snang stong). Ce que le Śiva de la théorie des apparences est pour le Trika, la vacuité l’est pour le bouddhisme mahāyāna. D’un côté la lumière et le rayonnement (S. prakāśa-vimarśa), de l’autre la lumière et le rayonnement (T. ‘od gsal), ou encore la vacuité et les apparences.

Dans la théorie des apparences bouddhiste, les phénomènes (dharma), tels qu’ils étaient conçus par le bouddhisme ancien (p.e. sarvavastivāda), perdent en importance. Rappelons que les « phénomènes » dans le sens de « dharma », sont les objets de la perception psychosensorielle (du mental). A l’origine considérés comme ayant une certaine réalité, après le cittamātra et le madhyamaka, il ne restait plus grand-chose de leur réalité. Ils étaient devenus des simples « apparences ».

Avec le développement du Yogācāra (adeptes du Yoga) et l’introduction des tantras, la situation va se compliquer. Le Yogācāra admet des méthodes yoguiques comme moyen habile (S. upāya). Le Yoga est souvent considéré comme la partie pratique de la théorie que serait le Sāṃkhya. Le Sāṃkhya, tout comme le bouddhisme n’est pas théiste. Mais le Yoga admet un Seigneur (Īśvara T. dbang phyug) comme un modèle[3] auquel il faut s’identifier. Selon Patañjali, d’après Eliade, ce Seigneur n’est pas le créateur du Cosmos, mais simplement « un archétype du yogin », dont celui-ci peut faire l’objet de ses concentrations et qui lui facilité donc l’obtention du samādhi. Les boudhistes recommandent de toujours garder présent à l’esprit le Bouddha (S. buddhānusmṛti) et d’en faire un objet de concentration. En se dotant de méthodes yoguiques, les bouddhistes Yogācāra ont remplacé Īśvara par le bouddha et les grands bodhisattvas. Les tantras plongent leurs racines dans le fond mythologique indien commun et utilisent tous ses matériaux. En récyclant du matériel à haute teneur théiste, il est logique d’en trouver des reflets dans les doctrines.

Les tantras bouddhistes, sans admettre des dieux ou des bouddhas cosmiques « créateurs » au départ, utilisent quand-même des divinités à la façon de l’Iśvara du Yoga, des « archétypes », comme dirait Eliade. Mais même la position et la nature de cet Īśvara a évolué avec les siècles. « Ainsi, sous les influences conjointes de certaines idées vedantiques et de la bhakti (dévotion mystique), Vijñāna Bhikṣu s’attarde longuement sur ‘la spéciale grâce de Dieu’ (Yoga-sāra-saṃgrāha, 18-19, 45-46 rnal 'byor snying po kun las btus pa ?) ».[4] Et Nīlakaṇtha accorde à Īśvara une « ‘volonté’ capable de prédestiner les vies des hommes ; car ‘il force ceux qu’il veut élever à faire de bonnes actions’ ».[5] L’Īśvara prend alors les allures d’un véritable Dieu et finira par devenir la source de la création/manifestation. C’est le cas du shivaïsme Trika.

On constate une évolution similaire dans le bouddhisme tantrique, mais celui-ci, comme il s’appuie quand même sur les thèses du Bouddha, doit être plus prudent et menager pas mal de gardes-fou, tout en évoluant aux limites et quelquefois même en les dépassant. Entre le Śiva du Trika et le Samantabhadra des trois Sections (T. sde gsum) du Dzogchen, les différences sont vraiment minimes, à part les « clauses de non-responsabilité » d’usage du bouddhisme madhyamaka. Śiva, par le biais de ses Puissances, est la source de tous les degrés de manifestation (S. tattva T.de nyid), qui se déploient à partir de lui et sont resorbés en lui. Il est complet comme l’œuf de paon (S. mayūrāṇḍarasavat). Même si le jus de l’œuf est sans couleur, il est à l’origine de toutes les couleurs du plumage du paon adulte[6]. Śiva est le sans-clan (akula) à l’origine de tous les clans (kula). Samantabhadra peut être représenté par l’image d’une boule de cristal, qui fractionne la lumière en cinq rayons de lumières de couleurs différentes, pour expliquer l’apparition de la multiplicité. Notons au passage, la différence entre les images de fluide (génétique et donc de filiation) et de lumière dans les exemples utilisés.

Conscience (quelque soit sa nature), apparences et lumière vont bien ensemble. On voit bien comment la notion de liberté puisse s’y insérer. Mais la notion d’un Dieu, d’une généalogie divine, d’une filiation, de la transmission de fluide génétique spirituel ou non, dans le cadre d’initiations et de rituels, avec des liens de féodalité entre les uns et les autres, et qui plonge ses racines dans la mythologie, n’a pas grand-chose à voir avec la liberté, plutôt avec l’aservissement. D’autant plus que dans ce type de filiation le pouvoir religieux et séculier se mélangent de façon indissociable. Filiation spirituelle et génétique se marient très bien… L’un sert l’autre, dans quel but ?

Il me semble que ce mélange de genres, que l’on voit aussi bien dans le shivaïsme, que dans le bouddhisme tibétain, peut poser problème. La Conscience absolue et la vacuité avec leurs apparences inhérentes (T. rang snang), très bien, la Lumière et le rayonnement (S. prakāśa-vimarśa T. ‘od gsal), parfait. Les personnifier (façon  Īśvara /buddhānusmṛti) à titre de modèle, pour permettre une adhésion plus facile, voire même de la dévotion (bhakti) pourquoi pas ? Les sources de la conscience sont un mystère. Impossible de ne pas s’en faire une idée ou de ne pas se le représenter. Mais élever ces représentations en principes, et instaurer ces principes en autorité, dont toutes les autres autorités tirent leur substance à travers du storytelling… Je ne vois pas comment cela puisse aboutir à une liberté, extérieure ou intérieure. Les symboles font trop souvent figure de couleuvres.



[1] Fluide (génétique), énergie, onde vibratoire (sons) et autre fréquences…
[2] Le maître Śāntarakṣita (T. zhi ba ‘tso 8ème s.) est considéré comma un adepte de cette théorie, selon le Dhyāna-sārasamuccaya nibhandana T. ye shes snying po kun las btus pa zhes bya ba'i bshad sbyar (toh: 3852), de a. byang chub bzang po; t. santibhadra; chos kyi shes rab
[3] Le Yoga, immortalité et liberté, Mircéa Eliade, p. 83-86
[4] Le Yoga, immortalité et liberté, Mircéa Eliade, p. 85-86
[5] Le Yoga, immortalité et liberté, Mircéa Eliade, p. 86, citant Dasgupta, Yoga as a Philosophy and Religion, p. 89.
[6] (Pandit, 2003), p. 180

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