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En attendant le soleil, Monts Simien en Ethiopie (photo Caters News Agency) |
“Les babouins sont capables de produire au moins cinq vocalisations ayant les propriétés des voyelles [le ‘i’, le ‘æ’, le ‘a’, le ‘o’ et le ‘u’[1]], malgré un larynx élevé, et [ ] ils sont capables de les combiner lorsqu'ils communiquent avec leurs partenaires. Les vocalisations des babouins préfigurent ainsi un système de parole chez les primates non humains[2].”Les babouins aiment monter aux sommets de montagnes pour accueillir les premiers rayons du soleil (Daily Mail Online, 18/03/2014). Sans doute pour ce genre de raisons et d’autres, les égyptiens les considéraient proches des dieux, voire des dieux eux-mêmes (Toth), notamment à Hermopolis, où se trouvait le temple de Toth.
“Thot représente l'intelligence divine et en incarne la parole. C'est le dieu de la Lune, le dieu des guérisseurs, le dieu des scribes et le patron des magiciens. C'est le maître de tous les arts, de la parole, car son verbe est créateur, de la science des nombres et des signes.” (Wikipedia)
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Le scribe royal Nebmertuf écrivant sous la dictée de Thot, Meisterducke |
Toth est considéré comme l’origine du langage, de l’écriture, des arts et des sciences, qu’il transmit à l’homme. C’est à Hermopolis que fut inventée la cosmogonie hermopolitaine : l'Ogdoade (groupe de huit dieux créateurs)[3], quatre couples.
“Au sein de l'océan primordial apparut la terre émergée. Sur celle-ci, les Huit vinrent à l'existence. Ils firent apparaître un lotus d'où sortit Rê, assimilé à Shou. Puis il vint un bouton de lotus d'où émergea une naine, auxiliaire féminin nécessaire, que Rê vit et désira. De leur union naquit Thot qui créa le monde par le Verbe.” (texte gravé dans le temple d’Edfou)
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Evidence of a Vocalic Proto-System in the Baboon |
Toth fit naître ses dieux parèdres en émettant des sons de sa bouche[4]. L'utilisation de ces voyelles est associée à la notion égyptienne de la langue mystérieuse des babouins, qui sont perçus comme des chœurs angéliques adorant le dieu solaire en chantant des hymnes. Toth était assimilé à Hermès par les grecs. Les cultes dérivés de Toth/Hermès ont eu une grande influence sur la pensée et la spiritualité de l’époque gréco-romaine : la cosmogonie, la théogonie, l’anthropogonie, la mythologie, les cultes, les rituels, … On en trouve des traces chez les pythagoriciens, les platoniciens, les religions du Livre, les gnostiques, les hermétistes, les théurgistes. La théorie de l’harmonie des sphères (ou Musique des Sphères) de Platon y prend une place centrale. Les corps célestes y sont au nombre de huit : la sphère des étoiles fixes, et les sept planètes, la lune y comprise, correspondant à l’Ogdoade[5].
Toth/Hermès qui créa le monde par le Verbe, et qui en est donc l’architecte, est logiquement celui qui en connaît tous les secrets, astuces et raccourcis. Selon les pythagoriciens et Platon, les planètes produisent des couleurs (lumières) et des sons en fonction de leur position et vitesse de révolution[6]. C’est une harmonie de ce genre, décrite ailleurs comme “Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas” (Table d'émeraude), qui semble servir de base à toutes les théories de l’ascension, de remontée vers la Source au-delà de l’Un. Si Toth a créé le monde par son Verbe, et sait comment créer “ses dieux parèdres en émettant des sons de sa bouche”, rien ne semble impossible dans le domaine de la création par le Verbe. La puissance des sons ouvre de nouveaux horizons sons-et-lumières possibles. En émettant les mêmes sons, ou d’autres sons, les créations peuvent être défaites, et il devient ainsi possible de remonter à l’Un et à sa Source, du moins pour les initiés. Les babouins avec leur quintuple cri primal prédiscursif semblent en savoir davantage…
Car, au fond, l’homme est gêné par son langage discursif et sa connaissance discursive et rationnelle, qui le maintiendraient sous un plafond de verre. Les voyelles primales des babouins, qui sont par ailleurs les ancêtres évolutionnaires des humains, serviraient de médiateurs entre le langage discursif et le silence qui règne dans les sphères supérieures, l'Ogdoade et l'Ennéade, la huitième et la neuvième. En produisant des sons en parfaite harmonie avec ceux des sept planètes, et la sphère des étoiles fixes, les vocalisateurs primaux peuvent traverser les sphères célestes, et peut-être même toucher “la dixième” qui n’a même pas de nom (la Source), en cessant toute vocalisation.
Et en effet, dans différentes traditions, en Orient comme en Occident, un des objectifs principaux est de remonter vers la Source, voire d’en redescendre par la suite, pour donner des coups de main aux prisonniers du discursif sur la Terre. Souvent à l’aide de “vocalisations” dans le sens le plus large. Moins celles-là ont un sens rationnel, plus on montera haut. Dans les traditions religieuses, les “vocalisations” sont souvent appelées louanges, hymnes, cantiques, psaumes, mantras, incantations, etc., et adressées à des entités spirituelles, considérées comme les maîtres des sphères traversées, pour établir une connexion façon modem, avec une “poignée de main” (handshake) sonore.
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Quatre babouins en, adoration devant le soleil levant (Louxor), Louvre Paris, (photo 2007 Flickr Domotic) |
La traversée des sphères en ascendant et en descendant apparaît très clairement dans L’Ascension d’Isaïe (voir mon blog Luminous Praise, où je fais un parallèle avec le Mañjuśrīnāmasamgīti, le concert des noms de Mañjuśrī, où l’on trouve d’ailleurs une série de douze voyelles (vers 26), alphabet sanskrit oblige :
“a ā i ī u ū e aiDans la “huitième sphère” (“bhūmi”) hermétiste/gnostique de l’Ogdoade, le groupe des huit dieux créateurs, les âmes qui sont en l’Ogdoade, ainsi que les anges chantent des hymnes en silence. “Mais à moi, l’Intellect (Noûs), il me sont intelligibles[7]”. C’est ce que Toth/Hermès (le Père) dit au Fils (spirituel, Tat).
o au aṃ aḥ sthito hṛdi |
jñāna-mūrtir ahaṃ buddho
buddhānāṃ trya-dhva-vartinām” (26)
“a ā i ī u ū e ai o au aṃ aḥ—Moi, le Bouddha, situé dans le cœur, je suis le corps de gnose de tous les bouddhas qui existent dans les trois temps”
“(Fils :) Je fais silence, ô mon Père. Je désire te chanter une hymne en silence.En faisant silence, l’Ennéade/l’Un est révélée au Fils sous forme de Lumière. Il “chante une hymne du fond de [s]on coeur”, qui “est plein à déborder”, adressée au “Principe du principe”,
(Hermès :) Chante-la-moi donc, car je suis l’Intellect [Noûs].” (Ecrits gnostiques, p. 964)
“qui fait naître la Lumière et la véritéEt le Fils finit par invoquer du fond du coeur le Nom mystérieux du Père Hermès, “Celui qui est avec l’Esprit” :
Celui qui sème le Verbe,
L’amour de la vie éternelle !
Nul discours caché ne saurait parler de toi, Seigneur !
C’est pourquoi mon intellect
Veut te chanter ses hymnes chaque jour.
Je suis l'instrument de ton Esprit,
L'Intellect <est> ton plectre,
Et ton conseil joue sur moi un psaume.
Je me vois moi-même.
J'ai reçu puissance de toi,
Car ton amour est venu jusqu'à nous.” (Ecrits gnostiques, p. 967-968)
“a ō ееō ēēē ōōō iii ōōōō ooooo ōōō ōō uuuuuu ōō ōōōō ōōōōō ōō ōōōōōō ōō”Hermès sort alors de son extase et revient aux affaires courantes, la main ferme. Les babouins quittent la scène... Hermès commande le Fils de faire un livre de cette révélation, et d’y joindre une “imprécation” (anathema). Ceux qui respecteront cette imprécation, Dieu se joindra à eux. Mais ceux qui passeront outre cette imprécation[8]…
“Que, sur la tête de chacun d'entre eux,Les dieux susnommés sont les quatre éléments, “le ciel et la terre, et le feu et l'eau”, les Sept Ousiarques, maîtres des sept planètes, “Et l'Esprit démiurgique qui est en eux”. Les archontes au fond. Même les entités généralement plus bienveillantes participent à l’exécution de l’anathème, le Dieu inengendré, l’auto-engendré et l’engendré. Il est recommandé de ne pas provoquer leur ire. S’il vous plaît, respectez l’imprécation de Hermès.
S'abatte la colère de chacun des (dieux susnommés) !” (Ecrits gnostiques, p. 971)
Ce genre d’imprécation est aussi très courant dans les sūtras du Mahāyāna et dans les tantras bouddhiste. Voici ce qu’écrit Michel Strickmann sur le ton plus menaçant des premiers sūtras traduits en chinois :
“On doit relever une différence de ton entre ces premiers sūtra mahāyāna et les ‘Évangiles du bouddhisme’ qui les ont précédés. Les récits et apologues antérieurs furent assez circonstanciés dans leurs prophéties, mais toujours détachés en quelque manière et éloignés. On pouvait, certes, y repérer les indications sur l'avenir et en tirer des conséquences morales, mais elles restaient de l'histoire relevant du passé lointain. Avec ces textes précoces du mahāyāna, on semble entendre résonner une nouvelle voix au timbre marqué par l'urgence et la crise. C'est la voix du livre lui-même. Il devient insistant: «Tiens-moi, récite-moi, copie-moi, prêche-moi ou diffuse-moi, car sinon...! » Ces textes excellent dans la pratique. Ils disent au lecteur exactement ce qu'il doit faire. Les exégètes monastiques continuent et continueront toujours à spéculer autour de la fin de la Loi, selon les diverses traditions savantes. Ce sont cependant les textes de ce genre qui ont déterminé les contours du bouddhisme en Asie orientale, et c'est dans cette ambiance mouvementée que nous devons réinsérer les premières phases du tantrisme en Chine, en les comprenant à travers ce contexte eschatologique.” (Mantras et mandarins, Le bouddhisme tantrique en Chine, Gallimard, 1996, p. 111)Dieu et Bouddha sont amour et bienveillance, mais ne peuvent rien pour ceux qui désobéissent. Good cop, bad cop. “C’est nous ou les archontes, faites vos choix.” Les hymnes des choeurs angéliques dans les plus hautes sphères, ou des vocalisations en compagnie de babouins pour saluer le lever du soleil sur la Terre. Ange ou bête ?
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i, æ, a, o, u (photo Caters News Agency) |
Lire aussi l'article Monkey Business: Magical Vowels and Cosmic Levels in the Discourse on the Eighth and the Ninth (NHC VI,6), 2017, de Christian H Bull.
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[1] Les babouins peuvent vocaliser cinq voyelles, révèle une étude française, RFI 15/01/2017
[2] Les babouins produisent des vocalisations comparables aux voyelles, CNRS COMMUNIQUÉ DE PRESSE NATIONAL I PARIS I 5 JANVIER 2017.
[3] Composée de huit dieux créateurs réunis par couple. Noun et Nounet, le liquide primordial ; Kekou et Kekout, l'obscurité ; Heh et Hehet, l'espace ; Amon et Amonet. Voir mon blog Elémentaire, mon cher Horus.
[4] Gaston Maspero, Etudes d'archéologie et de mythologie égyptiennes. Tome II, Bibliothèque égyptologique, Page 373
[5] “Au nombre sept des sphères planétaires on a ajouté la sphère des fixes et le cercle de la Terre ; ce qui a produit le système des neuf sphères. Les Grecs y attachèrent neuf intelligences, sous le nom de Muses, qui, par leur chants, formaient l'harmonie universelle du Monde. Les Chaldéens et les Juifs y plaçaient d’autres intelligences, sous le nom de Chérubins et de Séraphins, etc., au nombre de neuf chœurs, qui réjouissaient l’Éternel par leurs concerts.” Charles-François Dupuis (1742-1809), Abrégé de l’origine de tous les cultes, 1847.
[6] Platon, La République, Livre X, 616-617.
[7] L’Ogdoade et l’Ennéade, Ecrits Gnostiques, la Pléiade p. 964.
[8] “Voici l'imprécation:
Je conjure quiconque lira ce livre saint,
Par le ciel et la terre, et le feu et l'eau,
Par les Sept Ousiarques
Et l'Esprit démiurgique qui est en eux,
Par le Dieu <In>engendré,
Celui-qui-s'engendre-lui-même
Et l'Engendré,
Qu'il respecte ce qu'a dit Hermès!
Quant à ceux qui respecteront cette imprécation,
Dieu se joindra à eux,
Ainsi que tous ceux que nous avons nommés.
Mais ceux qui passeront outre à cette imprécation,
Que, sur la tête de chacun d'entre eux,
S'abatte la colère de chacun des (dieux susnommés) !
Voilà qui est vraiment parfait, ô mon enfant.”
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