jeudi 1 mai 2025

Vade retro, corpus immundum

"Recule corps impur", L'archange Michel vainquant Satan, Guido Reni (Meisterdrucke)

Sans l’eau, les bactéries, l’humus, ainsi que d’autres facteurs, la vie, et donc la conscience ne seraient pas possibles sur la terre. La membrane cellulaire, permettant la séparation physique et chimique du contenu cellulaire, est indispensable à toute cellule vivante, et donc à tout “corps”. Sans ces facteurs élémentaires, la vie humaine ne serait pas possible.

Dans les discours métaphysiques, ces facteurs, les corps, la terre (“dirt” en américain) sont souvent considérés comme impurs, et opposés à ce qui est considéré pur. Cette opposition rejoint celle de la matière et de l’esprit (pneuma, Noûs). Ainsi, ce qui relève de la matière est impur, et ce qui relève de l’immatériel, du spirituel est pur. Le corps, et tout ce qui est associé au corps est impur, ce qui relève de l’esprit est pur, mais peut être partiellement souillé par la matière. Le principe spirituel est 100% pur. Dans de nombreuses religions, le sang menstruel est emblématique de l’impur. Dans le bouddhisme, c’est ce qui ferait des femmes des candidats probables des enfers “avoisinants” (s. utsada) dits de “cadavres en putréfaction" (t. ro myags) ou Mare de sang.

Kuanyin sauve les âmes féminines de la Mare du sang (détail)

Dans le bouddhisme tibétain, le mot “dag pa” peut signifier à la fois “pur”, “correct”, “authentique” (t. rnam dag) et “symbolique”, quand il se rapporte à la réalité éternelle lumineuse du principe spirituel. Il correspond en gros au mot “śuddha” en sanskrit. Logiquement, le plus haut des cieux s’approche du 100% pur, et les enfers les plus bas et vils du 100% impur.

St Michael sauve des âmes du Purgatoire, Jacopo Vignali

Le pur et l’impur peuvent être instantanés, quand les moments de pensée (citta) sont considérés instantanés (bouddhisme Sarvāstivāda). Quand le bouddhisme évolue, le sens de "pensée" (citta) évolue aussi. Il devient plus durable, et se traduit souvent par “l’esprit”, “la conscience”, etc. Ce ne sont plus des moments de pensée qui peuvent être “purs” ou “impurs”, “lumineux” ou “obscurcis”, mais tout “l’esprit”. Il s’agit alors d’éliminer toutes les impuretés de “l’esprit”. Celui-ci est comme un miroir brillant et “pur”, mais sur la surface de laquelle se sont formées des scories (oxydation). Eh oui, les miroirs étaient souvent en cuivre à l’époque.

Quelle est la nature des scories ? Le principe spirituel étant 100% spirituel, ou or, les scories sont des “impuretés” formées par le contact entre le spirituel et le matériel. Cela devient plus platonicien on pourrait dire. Le spirituel est actif, et la matière inerte. Le spirituel (in)forme la matière. Quand la matière/un corps se laisse former par le spirituel, sans résister, sa forme sera la plus parfaite possible. En cas de résistance, des impuretés se forment et se développent. Au niveau de l’esprit, les clashes entre matière et esprit sont les kleśa, les passions, les afflictions, les souillures, les “émotions perturbatrices”. Perturbatrices, car il y a aussi des “émotions” vertueuses comme l’amour, la compassion et la joie, qui agissent comme le détergent Monsieur Propre. Une fois toutes les souillures éliminées, l’esprit brille comme un miroir.

Certaines méthodes bouddhistes projettent le résultat futur qu’ils veulent atteindre sur la situation actuelle, une sorte de “réalisation anticipée”. Ils font comme s’ils étaient déjà des Bouddhas pleinement réalisés, comme s’ils avaient déjà éliminées toutes les impuretés, et que leur esprit reflétait telle qu’elle la réalité éternelle. Comme par un décret de loi auto imposé, autrement dit un “voeu”. Ils imaginent être “purs”. Comme on ne devient pas réellement “pur” du jour au lendemain, et que des passions, des actes impurs, etc. se manifestent par habitude ou par conditionnement, ils pratiquent des rituels de confession, de renouvellement du voeu, et de purification. Potentiellement, ils sont déjà “purs”, des Bouddhas, mais il reste du chemin à faire pour que la “réalisation anticipée” matche parfaitement la réalité éternelle. Evidemment, cela requiert de la foi en le principe même de “réalisation anticipée” et en les méthodes de purification. On peut utiliser le même type d’arguments pour les voies de la transmutation (vajrayāna). Tout le chemin bouddhiste est imprégnée des notions de “pur” et de “impur”.

Sans “l’impur”, il n’y aurait pas la “vie” telle que nous la connaissons, ni d’ailleurs même la “conscience”.

Les oppositions pur-impur et esprit-matière opèrent à fond dans la pratique bouddhiste. Si “non-dualité” il y a, elle doit se situer au plus profond de l’être bouddhiste. A la surface, on n’en voit pas le moindre signe. L’élimination de “l’impur” (purification) est devenue l’essentiel de la pratique bouddhique, où la notion du “pur” s’est progressivement confondue avec celle de “la Lumière”, qui est 100% pure et spirituelle, délestée de tout ce qui est matériel, corporel, passionnel, en d’autres termes de tout ce qui relève de “l’humain”.

Les tantras bouddhistes avancent la non-dualité pur-impur, mais en partant d’un principe spirituel (tathāgatagarbha) parfaitement pur, cependant “recouvert par des impuretés”. Le corps humain impur héberge le principe spirituel pur. Au lieu d’éliminer l’impur --comment éliminer le corps humain ?-- ils proposent de le transformer en pur. Dans le cadre de mystères, appelées initiations (abhiṣeka) dans le bouddhisme, conférées par des mystes, appelés guru ou lama. Cela passe également par des yogas, qui focalisent sur le corps lumineux, associé au principe spirituel, “hébergé” dans le corps humain. Au lieu de s’identifier avec le corps humain matériel, le yogi s’identifie avec le corps lumineux divin du principe divin. Cela le rend immortel, car le corps lumineux divin est éternel, immatériel, sans aucune impureté. Les passions sont transformées en sagesse (jñāna). Le yogi n’a alors que faire du corps humain qui meurt et se décompose. Son vaisseau lumineux, ou corps de résurrection, le conduira à bon port : la Lumière éternelle parfaitement pure et 100% immatérielle.

Comment savoir si un yogi a parfaitement éliminé toutes les impuretés ? Difficile à voir de l’extérieur, car son véritable corps lumineux n’est pas visible à cause du corps matériel qui l'habille. Son corps peut “rayonner” un peu, à cause de l’intensité lumineuse à l’intérieur. Mais sinon rien n’indique qu’il est parfaitement pur. Si des non-initiés croient percevoir des passions et des fautes en un yogi lumineux, ce ne sont que leurs propres projections souillées, ou bien l’activité habile du yogi en mode “folle sagesse”.

Idéalement, la terre sera un jour vidée de tous les corps humains imparfaits. Ou bien, ceux-ci seront transmutés, façon “Invasion of the Body Snatchers” ou remplacés par des corps lumineux, autrement dit dessaints. Quoi qu’il en soit de la non-dualité pur-impur, le bouddhisme ésotérique a clairement choisi son côté. Le corps valorisé et chanté par le Tantra n’est pas le corps humain impur, mais le corps spirituel lumineux pur et immatériel.


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