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Tour de Babel (détail wikimédia), Pieter Bruegel l'ancien, 1563 |
Quand on pose une réalité invisible et inconnaissable pour les non-initiés, et un mode de connaissance supérieure (gnose) qui y donnerait accès, ce qui sépare le commun des mortels de cette réalité invisible est leur propre manque de gnose (a-vidyā). Ceux qui ont accès à la réalité primordiale invisible et inconnaissable, les connoisseurs, peuvent guider les non-connaissants vers la gnose par des méthodes différentes. Ces différentes méthodes peuvent être hiérarchisées, et de nouvelles méthodes et expertises peuvent apparaître et surclasser les méthodes existantes. Le savoir, c'est le pouvoir. La gnose, c'est le pouvoir. La gnose au pouvoir, c’est la théocratie.
"Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu'on appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet ; tant que les nombreuses natures qui poursuivent actuellement l'un ou l'autre de ces buts de façon exclusive ne seront pas mises dans l'impossibilité d'agir ainsi, il n'y aura de cesse [...] aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain." (Platon, La République, livre V, 473c-d)Surenchères de Grand sceau
Sans hiérarchiser, on peut dire qu’il y a trois sortes d’approches dites “Grand sceau” ou “Sceau universel” (mahāmudrā). Un Grand sceau centriste (Mādhyamika), un Grand sceau mystique (Advaya-Avadhūti , Sahajavajra, Gampopa) et un Grand Sceau ésotérique. Ces trois approches ne sont pas clairement délimitées, et peuvent se chevaucher. Les trois approches en soi peuvent d’ailleurs être bouddhistes ou non-bouddhistes. De toute façon, le nom grandiloquent (mahā-) suggère une certaine universalité, qui va au-delà de radeaux ou d’échelles spécifiques. Cela est cependant moins vrai pour le Grand sceau ésotérique, qui est comme une gnose, car les systèmes ésotériques s’inscrivent nécessairement dans des sociétés ou communautés spécifiques (théocraties).
Jim Rheingans de l’université de Vienne a étudié de près le Grand sceau pratiqué et enseigné par le huitième Karmapa Mikyö Dorje (1507–1554)[1] d’après les sources hagiographiques de Karmapa, ses oeuvres et les entrevues spirituels (dri lan) avec ses disciples. Rheingans soutient que la Mahāmudrā de l'école Karma Kagyü n'est pas un système statique. Il s'agit plutôt d'un système indépendant que le Guru/Lama adapte aux besoins des différents disciples, caractérisé par un pragmatisme didactique.
Le destin avant tout
Il y a aussi la vie et l’évolution individuelle de Karmapa 8, qui a pu soutenir différentes vues à différentes phases de sa vie, dans ses oeuvres et lors des entretiens. Il était le chef réincarné (tulku) de la lignée Karma Kagyu. Ce statut l’inscrit par dans un système ésotérique et la société théocratique des régions tibétaines. Le roi légendaire Indrabhūti avait abdiqué de son pouvoir, afin de devenir un bhikkhu/yogi bouddhiste, pour revenir parmi son peuple comme un dharmarāja théocrate par la suite. J'ignore des cas de hiérarques tibétains ayant renoncé à leur statut. Aucun n'est devenu un simple moine, yogi ordinaire, ou logicien mādhyamika. Il y a bien une hégémonie ésotérique, qui l’empêcherait de faire cela. Il ne peut pas choisir librement entre madhyamaka, yogācāra, vajrayāna ou tel type de Grand sceau. Il ne peut déclarer l'un supérieur à l'autre ou le préconiser. A titre individuel, il peut évidemment avoir ses préférences comme tout un chacun. Il ne faudrait pas, selon moi, donner trop de poids à l’une ou l’autre de ses déclarations dans une des sources, même si elles peuvent être intéressantes. La grande ligne reste celle d’un chef théocrate qui se soucie de la pérennité de sa lignée, qui passera à une autre réincarnation de théocrate.
Esotérisme et théocratie, l’alliance transcendante
L’ésotérisme étant ce qui justifie la position du théocrate ou du dharmarāja/cakravartin, il restera le cadre de toute entreprise spirituelle au sein d’une lignée. C'est universel, même le roi d’Angleterre, qui est à la fois le gouverneur suprême de l'Église d'Angleterre descend du roi David par une opération ésotérique limpide. Les conceptions contemporaines du Grand sceau restent définies par Jamgon Kongtrul Lodro Thaye (1813-1899). Il distinguait trois types : Mahāmudrā de type Sūtra, de type Mantra, et Mahāmudrā essentielle. La Mahāmudrā essentielle n’est accessible qu’à des individus prédisposés, et correspond au "chemin de la cognition directe" de Gampopa, qui se situe au-delà des sūtra et des tantras. La Mahāmudrā de type Sūtra ne donne pas accès à la réalisation finale, et est présenté comme laborieux et long. La Mahāmudrā de type Mantra est l’approche préconisée pour tous, même si, en fonction des dispositions inférieures ou intermédiaires, il faudrait initialement passer par des approches inférieures ou intermédiaires.
Esotérisme et hiérarchisation
Les systèmes ésotériques procèdent à des classements hiérarchiques de méthodes et d’individus, et ont besoin de maîtres (guru, lama, etc.) pour gérer la progression des individus en fonction de leurs talents et handicaps respectifs par rapport aux niveaux à atteindre. C’est le maître qui valide les acquis spirituels (réalisations, siddhis), et qui fait accéder le disciple à un autre niveau par le biais d’une autre méthode plus appropriée.
Il semble ne pas y avoir de fin aux classements hiérarchiques, il y a toujours moyen de surclasser le dernier niveau insurpassable, même pour les yogatantras supérieurs (bla na med pa).
“Le Kālacakra Tantra considère les tantras-père (comme Guhyasamāja et Yamāntaka) et tous les tantras-mère (comme Cakrasaṃvara et Hevajra) comme des tantras mondains ('jig rten pa). Les initiations obtenus par ces tantras, et plus particulièrement l'utilisation de la karmamudrā et jñānamudrā lors de la troisième initiation pour atteindre la quatrième, visent à obtenir des siddhis “mondains”. Les siddhis atteints par les tantras “mondains” sont ceux du Vajradhara surpassable (bla bcas pa), ou du "Vajrasattva inférieur" (rdor sems nyi tshe ba).L’état de Vajrasattva “limité” (nyi tshe ba, s. prādeśika), des yogatantras insurpassables, comme le Guhyasamāja et le Hevajra, déclassés en “mondains” ('jig rten pa), ne permettent pas d’aller tout au bout du bout, et ne lavent pas plus blanc que blanc. Karmapa 8 préfère donc le Kālacakra tantra. Il se trouve que ce soit aussi le tantra le plus ouvertement et largement théocratique… et millénariste ainsi que militariste.
Les initiations supramondaines du Kālacakra (en particulier la quatrième initiation) conduisent à l’état de Vajrasattva universel (khyab pa'i rdor sems) et à la réalisation ultime du Mahāmudrā ésotérique. Dans ce système, la troisième initiation du Kālacakra, qui prépare à la quatrième (l'ultime sagesse du Grand Sceau), n'est pas mélangée aux siddhis mondains. La quatrième initiation du Kālacakra est ainsi considérée comme supérieure à la quatrième initiation provenant d'autres tantras comme Cakrasaṃvara et Guhyasamāja. Le Kālacakra est considéré comme plus profond, plus vaste et plus complet dans sa présentation de la voie ultime, clarifiant ce qui peut être caché ou moins explicite dans d'autres tantras.” (Blog Kālacakra Tantra et Mahāmudra ésotérique)
Le besoin de hiérarchie produit trois sortes de Grand sceau
Retour au Grand sceau madhyamaka et mystique. Le Grand sceau mādhyamika semble correspondre à la réalisation que les Dix versets sur le Réel (Tattvadaśaka d’Advayavajra) considèrent comme la voie du Milieu “intermédiaire”, “non ornée par les instructions du Guru”. Le Grand sceau mystique est celui d’Advayavajra, qui fait l’objet du Tattvadaśaka et de son commentaire par Sahajavajra ; celui diffusé par Gampopa et associé au chemin graduel Kadampa. Cette méthode (Introduction ngos sprod) est considérée au-dela des sūtras et tantras par Gampopa. Sahajavajra montre comme cette méthode Grand-mādhyamika est compatible avec les tantras (“mondains” comme le Hevajra). Cette compatibilité ne suffit pas cependant. La méthode de Gampopa peut être donnée hors du cadre des quatre initiations des yogatantras supérieurs, ou du chemin ésotérique (thabs lam), et par un simple ami de bien (kalyāṇamitra, dge bshes), et non un Guru ésotérique. Il s’agit au fond d’entrer dans l’ésotérisme. Pourquoi ? L’objectif est le “parfait état de Bouddha” avec les trois, quatre ou cinq Corps d’un Bouddha, car sur ce point aussi, il n’y a pas de fin aux classements et surclassements.
Le parfait éveil à un corps, et jusqu’à cinq corps
Le “parfait état de Bouddha” doté du plus grand nombre de Corps est celui du Kālacakra Tantra. Un seul, le Corps Gnostique (Jñānakāya), mais qui en contient quatre : le Sahajakāya (vacuité et béatitude), le Dharmakāya, le Sambhogakāya, et le Nirmāṇakāya. Dans le kālacakra, l'actualisation des quatre corps du Bouddha comme les quatre aspects du Jñānakāya est instantanée. La purification des quatre gouttes (bindu), qui sont les supports intérieurs des quatre types de Jñānakāya, est graduelle. Ainsi, on peut comprendre qu'il y a quatre types de Jñānakāya qui correspondent aux quatre corps. La gnose (jñāna) est également décrite en termes de gnose-vajra, de gnose de la béatitude innée (représentée par Kālacakra) et de gnose de la vacuité ayant tous les aspects (représentée par Viśvamata). Cela rejoint les six yogas du Kālacakra.
Il est évident que selon le Kālacakra tantra et la vue associée du vide extrinsèque (gzhan stong), le Grand sceau mādhyamika et le Grand sceau mystiques, non-ésotériques, ne peuvent pas conduire au “parfait état de Bouddha” et son jñānakāya primordial.
Voir ou ne pas voir la réalité lumineuse
La vue du vide extrinsèque pose une réalité lumineuse transcendante, qui, n’étant pas reconnue, englobe en quelque sorte la réalité conventionnelle et la réalité ultime ordinaires ou naturelles, tout comme le jñānakāya englobe les quatre (ou trois) Corps de Bouddha. L’union des deux vérités, conventionnelle et ultime, non-dualiste, est en contact avec la réalité lumineuse schématiquement parlant. Même en étant au sein même de la réalité lumineuse, elle ne La connaît pas positivement. Il manque la Gnose transcendante, qui n’est pas accessible par des moyens non-ésotériques. Les poissons voient-ils l’eau dans laquelle ils nagent, les oiseaux voient-ils l’air qu'ils traversent ? Tant d’ignorance.
Le Grand sceau mystique, “orné par les instructions du Guru”, par le biais d’une Introduction ou révélation (ngo sprod, en anglais souvent Pointing out), est une “connaissance” non-conceptuelle, déjà plus positive, rendue “tangible” par des paroles et des symboles d’un guide, conduisant à une expérience immédiate. De quoi ? De “la nature de la pensée”, la pensée se voyant elle-même. Que voit une pensée qui se voit elle-même ? La luminosité, l’auto-illumination de la conscience réflexive (Dharmakīrti) sont des métaphores.
“X a sans doute raison de se comparer à un “volcan”, mais il a tort d’entrer dans des détails.” (Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né)Exploiter celles-ci, excessivement, est se rendre sur un terrain glissant, d’un point de vue bouddhiste mainstream. Regarder son esprit (sems la blta ba), et voir sa nature lumineuse très bien, mais où en est la lumification/divinisation de ton corps lumineux ?
Le Grand sceau mystique non plus ne conduit au “parfait état de Bouddha au complet”. Ce sont les plus hauts tantras qui vous le disent, et ceux-ci se surclassent les uns les autres, souvent à grand bruit. Il reste donc que le Grand sceau ésotérique, susceptible de doter un candidat de parfait état de Bouddha complet de ses trois, quatre ou cinq Corps. On trouve d’ailleurs la même logique de (sur)classement dans le Dzogchen, et dans tout système ésotérique.
Dans le prochain blog, j'aborderai d’autres thèmes intéressants soulevés dans les recherches de Jim Rheingans
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[1] The Eighth Karmapa’s Life and his Interpretation of The Great Seal: A Religious Life and Instructional Texts in Historical and Doctrinal Contexts. 2017, Hamburg Buddhist Studies 9. Bochum/Freiburg: Projektverlag.
The Eighth Karmapa’s Answer to Gling drung pa: A Case Study, publié dans 2011, In Kapstein, Matthew T. and Roger R. Jackson (eds.), Mahāmudrā and the bKa´-brgyud Tradition. Proceedings of the 11th Seminar of the International Association for Tibetan Studies Bonn. IITBS GmbH: Halle, 345–386.
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