Dans son Histoire de Bouddhisme Indien (1967), Etienne Lamotte décrit l’évolution de la perception du Bouddha, passant d'un sage éclairé à un être divinisé. Il attribue cette transformation à la ferveur populaire, plus soucieuse de dévotion que de compréhension profonde. Les fidèles laïcs bouddhistes, confrontés aux difficultés de la vie, aspiraient à un dieu vivant, capable d'intervenir activement dans leur existence, comme chez leurs contemporains non-bouddhistes. Le concept d'un Bouddha ayant atteint le nirvāṇa et échappant à toute perception ne satisfaisait pas ce besoin.
Les textes anciens représentent le Bouddha comme un bhikṣu rasé et tondu, à l'image des moines bouddhistes. Cette représentation humble et simple reflète l'idée du Bouddha en tant que maître spirituel accessible plutôt qu'en tant que divinité lointaine.
“ Il y a, dit-il au brâhmane Moggallāna, un Nirvāņa et un chemin qui conduit au Nirvāņa, et je suis là comme l'indicateur. Mais, parmi les disciples que j'exhorte et que j'instruis de la sorte, les uns atteignent le but suprême, le Nirvāņa, les autres ne l'atteignent pas. Que puis-je donc là contre, ô brâhmane? Le Tathāgata, ô brâhmane, se borne à montrer le chemin (mārgakhyāyin).” (Lamotte, 1967)La mort et le parinirvāṇa du Bouddha mit fin à l’accessibilité du Bouddha. Ses bhikṣus pleuraient sa mort (selon la légende) pour une bonne raison.
“Sa prédication n'a qu'un temps; après quelques années, la grande voix se tait et la roue de la Loi cesse de tourner, car le Maître entre lui-même dans le Nirvāņa, pareil à la lampe qui s'éteint, quand l'huile est épuisée ». Dès lors, il échappe à tous les regards. Laissés à eux- mêmes, les disciples n'ont plus que la Loi pour seul et unique refuge. La perspective est d'autant plus sombre que l'apparition des Buddha en ce monde est chose aussi rare que la floraison du figuier ce n'est qu'à des intervalles éloignés (kadācit karhicit) que les Tathāgata, saints et parfaitement illuminés, se manifestent ici-bas.” (Lamotte, 1967)Hormis quelques reliques corporels (śarīra), ses disciples n’ont plus que la Loi (dharma), plus que le corps/ensemble (kāya) des instructions du Bouddha (dharmakāya). Selon Lamotte, le Bouddha commença à être divinisé à la fin du règne d'Asoka, une période marquée par l'expansion du bouddhisme à travers l'Indosphère. Des ouvrages tels que le Mahāvastu, le Lalitavistara ou l'Avadanaśataka ont contribué à façonner une image du Bouddha plus grandiose et surnaturelle, le présentant comme un être extraordinaire (mahāpuruṣa) doté de marques physiques spécifiques et nimbé d'une aura lumineuse, “plus brillant que mille soleils, semblable à une montagne de joyaux en mouvement”, et notamment en Gāndhāra.
Les récits attribuent au Bouddha une multitude de miracles, allant de la guérison des malades à la prédiction de l'avenir. Ces prodiges renforcent l'idée d'un être aux pouvoirs divins. Les textes mettent l'accent sur le pouvoir salvifique du Buddha, incarnation de la (omni)science, de la toute-puissance et de la compassion.
“Ce Buddha d'un nouveau genre n'est plus aussi loquace que le śramane Gautama de Kapilavastu. Il ne s'étend plus en longs sūtra dogmatiques, d'une technique poussée, mais intervient fréquemment pour révéler à ses auditeurs leurs actions passées ou leur annoncer leurs futures renaissances. Ces prédictions (vyakarana) se déroulent selon un cérémonial arrêté.” (Lamotte, 1967)Les prédictions concernant la bouddhéité future des disciples devinrent un caractéristique essentiel du mahāyāna, à commencer par celle faite au bodhisattva Maitreya, le futur Bouddha attendant son tour dans le ciel de Tuṣita. Le Bouddha Śākyamuni étant parti, la future “Loi” viendrait désormais de Maitreya, et était déjà disponible pour ceux capable de faire l’ascension jusqu’à Tuṣita.
Cette divinisation s'est intensifiée à travers les siècles, notamment avec le développement du Mahayana et du Vajrayāna, et atteindra son apogée aux IXe et Xe siècles, au point de se fondre avec “l'hindouisme ambiant” (Lamotte, 1967). Le bouddhisme s’est développé aussi en dehors de l’Indosphère, et notamment sur la route de la soie pendant le premier millénaire. Il n’est alors plus uniquement un produit “indien”, et subit de multiples influences. Les grands textes bouddhiques ont-ils tous été rédigés en Inde, et toujours d’abord en langue indique avant d’être traduits ? Rien n’est moins sûr. Un texte en langue indique n’est pas toujours forcément l’originel. Le “sage éclairé” étant mort, le futur Bouddha Maitreya déjà disponible à Tuṣita, tous ceux qui savent faire l’ascension pourront recevoir ses instructions, prendre des notes et les diffuser dans leurs langues respectives.
C’est sans doute ainsi que se sont déroulées les choses, et la “Loi” du “sage éclairé” a été remplacée par d’autres “Lois” plus adaptées spatio-temporellement et lumineuses, enseignées par des Bouddhas divinisés. Ceux qui suivaient encore l’ancienne Loi se faisaient taper sur les doigts et étaient exhortés à se mettre à jour, sinon…
La légende du Bouddha la plus connue actuellement est celle racontée dans le Buddhacarita d’Aśvaghoṣa. Elle reprend l’idée du Bouddha comme un mahāpuruṣa et comme une manifestation compassionnelle, chaque Bouddha manifestant 12 actes, qui ne sont pas simplement considérés comme des événements historiques, mais comme des manifestations nécessaires et inévitables (avaśyakaraniya) de la nature d'un Bouddha divinisé. Le bouddhisme n’a plus vraiment besoin du “sage éclairé” Śākyamuni.
Déjà avant “l’apparition du mahāyāna”, on théorisait et spéculait sur ces “manifestations”, pas seulement d’un Bouddha, mais de tous ceux qui “pratiquaient” (“yoga”) les enseignements les plus profonds[1] voire ésotériques du Bouddha divinisé, et auxquels étaient associés des pouvoirs surnaturels (iddhi), comme p.e. la capacité du Bouddha à toucher le soleil et la lune de ses mains.
Le Bouddha divinisé rejoint le docétisme du Christ, dans la mesure où, pour certains, le Christ est “apparu” ("dokein" δοκεῖν) comme un être humain, mais sans avoir un corps réel. Selon les théories d’un “Bouddha divinisé”, celui-ci se manifeste dans un “corps de métamorphose” (traduction de Lamotte, nirmāṇakāya), indissociable du “corps de vérité” (dharmakāya) du Bouddha. On note au passage que le premier sens de “dharmakāya” du “sage éclairé” a été éclipsé par le corps absolu d’un Bouddha divinisé. La conception d’un Bouddha, selon le “docétisme bouddhiste” est essentiellement le transfert d’une forme lumineuse (voir le Mahāvastu), et la naissance est une autre “apparence” ou “manifestation compassionnelle”, pour le bien des êtres.
Tout cela relève d’une science “bouddhologique”, d’une gnose libératrice et surtout productrice de bouddhéité, que le Yogācāra a exploité à fond. A commencer par le Saṃdhinirmocana Sūtra (SNS) qui “spiritualise” la réalité (dégradée en illusion) et fait du bouddhisme une “pratique spirituelle” (“yoga” selon Lambert Schmithausen 2014[2]) avec des niveaux de réalisation (bhūmi) et leurs pouvoirs surnaturels associés. Le SNS met en évidence le rôle crucial de la pensée (citta) dans la perception (vijñāna) du monde et la construction de la réalité. Le terme "vijñaptimātratā" affirme que la réalité est une manifestation de la perception. Celle-ci est déformée par les afflictions (kleśa). L’élimination des afflictions, ainsi que la pratique (“yoga”) de la méditation (śamatha et vipaśyanā) conduisent à la libération (mokṣa) du saṃsāra et à la bouddhéité. Tout en progressant dans leurs “pratique spirituelle”, les yogis développent des pouvoirs surnaturels (ṛddhibala, prajñāsamādhi, nirmāṇacitta) qui se renforcent en s’approchant de la bouddhéité parfaite.
Les nirmāṇacitta présagent le manomayakāya ainsi que le nirmāṇakāya d’un Bouddha divinisé. Les nirmāṇacitta, traduits par Lamotte comme “créatures fictives” sont expliqués en détail dans le Mahāprajñāpāramitāśāstra (Le traité de la grande vertu de sagesse), attribuée à Nāgārjuna, et traduit en chinois par Kumārajīva au IVème siècle. Dans ce traité, ils sont donnés comme exemples pour les phénomènes (dharma), semblables à des “créatures fictives”.
“Ces créatures fictives ne sont pas soumises à la naissance (jāti), à la vieillesse (jarā), à la maladie (vyādhi) et à la mort (marana) ; elles n’éprouvent ni malheur (duhkha) ni bonheur (sukha), et diffèrent ainsi des créatures humaines. C’est pourquoi elles sont vides (śūnya) et inexistantes (asat).”Tout cela n’est-il pas vrai pour tout ce qui est considéré comme une fiction, de l’art, de la beauté ?
“En outre les produits de nirmāṇa sont sans substance fixe (aniya-tadravya) ; c’est seulement en tant qu’ils naissent de la pensée [de métamorphose] qu’ils ont une activité (kriyā), mais aucun n’existe vraiment.”
“Lorsque la pensée de métamorphose (nirmāṇacitta) a disparu, la création (nirmāṇa) disparaît.”
“Bien qu’ils soient vides de réalité, les nirmāṇa font éprouver aux êtres (sattva) de la tristesse (daurmanasya), de la douleur (duhkḥa), de la haine (dveṣa), de la joie (muditā), du bonheur (sukha) ou du trouble (moha).”
“En outre, les produits de métamorphose (nirmāṇajadharma) sont dépourvus de début, de milieu et de fin (apūrvamadhyacarama) ;”
“Enfin, les nirmāṇa sont purs (lakṣanaviśuddha) comme l’espace (ākāśa) : ils ne sont pas attachés (sakta) ni souillés (kliṣta) par des péchés ou des mérites (pāpapuṇya).” (Lamotte, MPPS 1944[3])
Le MPPS donne les correspondances des niveaux de dhyāna avec les niveaux du triple univers, et les “créatures fictives” associées. L’ascension dans le triple univers est en fonction de la progression des dhyāna. Plus on progresse, plus le corps grossier perd en influence, et plus le corps spirituel se déleste et se libère, gagnant par là même en pouvoirs surnaturels.
Dans le dixième chapitre du Saṃdhinirmocana Sūtra (par ailleurs aussi traduit en chinois par Kumārajīva), Mañjuśrī interroge le Bouddha sur les caractéristiques du dharmakāya (corps de vérité) des tathāgatas. Le Bouddha explique que le dharmakāya est le résultat obtenu par la pratique des bhūmis (niveaux) et des pāramitās (perfections). Il est inconcevable pour les êtres conditionnés à cause des élaborations mentales. Le Bouddha explique ensuite que les tathāgatas se manifestent sous forme de nirmāṇakāya (corps d'émanation) et libèrent les êtres à travers trois types d'enseignements : les sūtras, le Vinaya, et les mātṛkās (équivalent de l'Abhidharma).
Le Bouddha développe alors quatre principes de raisonnement (yukti), notamment concernant la logique et l'épistémologie bouddhique, et établit trois types de cognition valide (pramāṇa) : la perception directe (pratyakṣa), l'inférence (anumāna), et, plus exceptionnel pour le bouddhisme, les écritures faisant autorité (āptāgama). Cette dernière cognition valide ouvre la porte aux écritures reçues par le biais d’un saṃbhogakāya. Dans la tradition bouddhique les āptāgama ne doivent pas être acceptés aveuglément mais doivent être examinés et vérifiés par l'expérience personnelle, comme le Bouddha l'a lui-même conseillé dans le Kālāma Sutta. Comment vérifier par l'expérience personnelle ce qui dépasse la raison et les facultés humaines, pour ensuite “l’accepter” ?
Le dixième chapitre se termine avec l'enseignement sur la dhāraṇī[4] qui révèle que les êtres sont au-delà de l'activité et des afflictions. C'est leur réification des phénomènes illusoires qui cause leur souffrance. En abandonnant le "corps affligé" (dauṣṭhulyakāya, gnas ngan len gyi lus[5]), ils peuvent réaliser le “dharmakāya” inconditionné. Il est précisé qu’à cause de la nature non-duelle des tathāgatas, qui ne sont ni dans l'éveil complet ni dans son absence, leur “dharmakāya” est parfaitement pur, tandis que leur corps d'émanation se manifeste constamment pour le bien des êtres[6].
Celui qui agit dans le monde avec son corps et sa parole, l’esprit “dans le dharmakāya”, vivant tout comme une fiction, n’est-il pas déjà un peu comme un Bouddha divinisé ? Pourquoi s’efforcer en plus à faire l’ascension dans les cieux ou les champs purs, ou à faire descendre le divin partout sur la terre ?
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[2] The Genesis of Yogācāra-Vijñanavāda Responses and Reflections, Lambert Schmithausen, Tokyo, The International Institute for Buddhist Studies, 2014
[3] Le traité de la grande vertu de sagesse: (Mahāprajñāpāramitāśāstra), Nāgārjuna, Étienne Lamotte, Bureaux du Muséon, 1944
[4] La capacité des bodhisattvas à retenir et à appliquer les enseignements du Bouddha. la dhāraṇī est présentée comme une qualité des bodhisattvas qui leur permet de retenir un grand nombre d'enseignements du Dharma, d’empêcher les afflictions mentales (kleśa) de les perturber et d’enseigner le Dharma aux autres avec clarté et précision.
[5] Une note du Buddhavacana Translation Group précise que ce terme ne figure dans le Kangyur que dans le Saṃdhinirmocana Sūtra.
“1257 on the relationship between āśrayaparivṛtti and dauṣṭhulyakāya. Saṃdh. is the only text in the entire Kangyur in which the term dauṣṭhulyakāya is found.[6] “This quintessential teaching encapsulating the meaning of the entire Dharma states that beings are in truth beyond activity and beyond being afflicted or purified. It is only because of their reification of illusory phenomena in terms of identity and essence that they conceive their reality in the way they do, which leads them to suffering. Abandoning this “body afflicted by corruption” (dauṣṭhulyakāya), they obtain the truth body that is inconceivable and unconditioned (i.e., the dharmakāya). In this context, the Buddha concludes by explaining that the tathāgatas are not characterized by mind, thought, and cognition. Their mind arises without effort in the way of an emanation (nirmāṇa). In their case, one cannot say whether their mind exists or not, their domain consisting of pure realms. It follows that the tathāgatas are characterized by nonduality: “They are neither completely and perfectly awakened nor not completely and perfectly awakened; they neither turn the wheel of Dharma nor do not turn the wheel of Dharma; they neither attain the great parinirvāṇa nor do not attain the great parinirvāṇa. This is because the truth body is utterly pure and the emanation body constantly manifests.” Once the truth body has been purified through the practice focusing on the domain of truth (dharmadhātu), “the great light of gnosis [ye shes kyi snang ba chen po] manifests in beings, and innumerable emanated reflections [sprul pa'i gzugs brnyan] arise.”
གནས་ངན་ལེན་གྱི་ལུས།. gnas ngan len gyi lus. dauṣṭhulyakāya. Term. Publications: 1. Appears in our translations as: 1. body afflicted by corruption.”
The Noble Great Vehicle Sūtra “Unraveling the Intent”, Translated by the Buddhavacana Translation Group (Vienna) under the patronage and supervision of 84000: Translating the Words of the Buddha, First published 2020, Current version v 1.0.25 (2024).
En français :
Cet enseignement quintessentiel qui résume le sens de tout le Dharma affirme que les êtres sont en vérité au-delà de l'activité et au-delà d'être affligés ou purifiés. C'est uniquement en raison de leur réification des phénomènes illusoires en termes d'identité et d'essence qu'ils conçoivent leur réalité de cette façon, ce qui les conduit à la souffrance. En abandonnant ce "corps affligé par la corruption" (dauṣṭhulyakāya), ils obtiennent le corps de vérité qui est inconcevable et inconditionné (c'est-à-dire le dharmakāya).
Dans ce contexte, le Bouddha conclut en expliquant que les tathāgatas ne sont pas caractérisés par l'esprit, la pensée et la cognition. Leur esprit surgit sans effort à la manière d'une émanation (nirmāṇa). Dans leur cas, on ne peut dire si leur esprit existe ou non, leur domaine étant constitué de terres pures. Il s'ensuit que les tathāgatas sont caractérisés par la non-dualité : "Ils ne sont ni complètement et parfaitement éveillés, ni non complètement et parfaitement éveillés ; ils ne tournent ni ne tournent pas la roue du Dharma ; ils n'atteignent ni n'atteignent pas le grand parinirvāṇa. Ceci parce que le corps de vérité est totalement pur et que le corps d'émanation se manifeste constamment."
Une fois que le corps de vérité a été purifié par la pratique centrée sur le domaine de la vérité (dharmadhātu), "la grande lumière de la gnose se manifeste dans les êtres, et d'innombrables reflets émanés surgissent."
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