mercredi 15 janvier 2025

Du docétisme bouddhiste

Scène finale Life of Brian

Le sage éclairé du bouddhisme primitif dans un mondeenchanté” évolue en un Bouddha divinisé. Dans la légende du Bouddha (Lamotte 1976, pp. 718 etc.), un bouddhisme docétique se fait jour de plus en plus clairement, où le Bouddha ne sera plus un être ordinaire, mais l’émanation d’un bodhisattva évoluant dans le ciel de Tuṣita[1], comme un "pure rayon de sagesse et de pouvoir". Dans le bouddhisme primitif, le Bouddha est mort comme un être humain ordinaire lors de son parinirvāṇa, et ses reliques, répartis parmi ses disciples, ont fait l’objet d’un culte. Le véritable “corps du Bouddha” était l’ensemble de ses instructions (dharmakāya).
"Soyez vous-même votre lampe, soyez vous-même votre recours ; ne dépendez pas de quelqu'un d'autre. Que mon enseignement soit votre lampe, qu'il soit votre recours ; ne dépendez pas d'un autre enseignement..." (Mahāparinibbāna Sutta (DN 16)
Il faudra attendre le Bouddha suivant pour de nouveau avoir accès à l’enseignement d’un Bouddha.

L’objectif du bouddhisme primitif était la sortie de l’errance (saṃsāra) par l’ascèse des “quatre branches” (caturaṅga) : l’éthique (śīla), la concentration (dhyāna) et la sagesse (prajñā), conduisant à la libération (vimutti). Le Bouddha était le sage éclairé qui avait découvert la façon de se libérer, et dont l’action se limita à indiquer le chemin (Gaṇaka-Moggallāna Suttaṃ, Majjhima, III, p.6[2]).

Le Bouddha divinisé n’évolue pas dans le nirvāṇa, mais est toujours directement ou indirectement actif dans tous les niveaux du “monde enchanté”, par le biais d’émanations et de missions, dans son corps de métamorphoseoufictif (nirmāṇakāya) ou par des “créatures fictives”. Celles-ci “ne sont pas soumises à la naissance (jāti), à la vieillesse (jarā), à la maladie (vyādhi) et à la mort (marana) ; elles n’éprouvent ni malheur (duhkha) ni bonheur (sukha), et diffèrent ainsi des créatures humaines. C’est pourquoi elles sont vides (śūnya) et inexistantes (asat).” (Lamotte, MPPS 1944)
"Le Sūtra du Lotus suggère que tous les bouddhas sont éternels mais affirme en réalité seulement que leurs vies sont extrêmement longues. Dans le Sūtra du Nirvāṇa, le Bouddha est et a toujours été éternel et immuable. Il apparaît sur terre comme il l'a fait, jouant le rôle de prince qui renonce à la vie mondaine, uniquement pour 'se conformer aux voies du monde' (en sanskrit lokānuvartana ; en chinois suishun shijian 隨順世間). En d'autres termes, s'il n'avait pas suivi ces étapes élaborées, les habitants du Jambudvīpa (c'est-à-dire l'Inde) ne lui auraient pas fait confiance en tant que saint authentique. Il a pris cette forme humaine afin que les gens prêtent attention à son enseignement.[3]"
Selon l’Apocalypse de Pierre (NH VII, 3), ce fut également le cas pour Jésus, le Christ. Dans ce texte qualifié de gnostique, le Christ révèle le grand secret à Pierre. Il aurait fait semblant de naître homme. Son corps charnel (dauṣṭhulyakāya) n’est pas son vrai corps. Son vrai corps est incorporel et spirituel, “le vivant Jésus”. Pierre est invité à abandonner ses sens physiques pour accéder à une vision spirituelle supérieure. Pierre voit une "lumière nouvelle plus grande que la lumière du jour” qui se pose ensuite sur le Sauveur. Les mystères de la Gnose lui sont révélés dans une scène avec un Christ riant, qui n’a rien à envier à la dernière scène de Life of Brian.
Sur la croix, le corps charnel, ce substitut, est cloué et souffre, offert aux regards des aveugles qui ne discernent pas le véritable Sauveur. Cette enveloppe matérielle reste soumise à la douleur et à la mort.

Au-dessus de la croix, le vivant Jésus, Sauveur véritable et le "vivant Jésus", se tient debout, radieux et joyeux. Cette entité spirituelle et lumineuse s'est libérée des entraves de la chair, hors d'atteinte de toute souffrance.

Dans son dialogue avec Pierre, le Christ glorifié dévoile le sens profond de cette vision, soulignant l'aveuglement de ceux qui ne voient que le corps souffrant, incapables d'apercevoir la réalité spirituelle qui se manifeste au-dessus de la croix. Il y a les aveugles et les “enfants de lumière”, ceux qui ont accès à la vraie connaissance et au salut.
"Car [les aveugles et/ou faux prophètes[4]], non seulement ils n’entreront pas, mais ils ne laisseront pas (entrer) ceux qui viendront pour (obtenir) leur consentement en vue de la rémission (de leurs péchés). [...] Car de tels gens, ce sont les ouvriers qui seront jetés dans la ténèbre extérieure, hors des enfants de lumière"

Jésus invite Pierre à rejoindre le rang des “enfants de lumière” grâce aux mystères de la Gnose. L' Apocalypse de Pierre, tout comme le Deuxième Traité du Grand Seth (NH VII, 2) , met l'accent sur la nécessité de la séparation d'avec le monde matériel et ses illusions pour atteindre le salut. La résurrection devient alors une "résurrection spirituelle", une naissance spirituelle. L'auteur de l'Apocalypse de Pierre critique explicitement la théologie paulinienne (74,12-27), en particulier l'idée de la crucifixion comme moyen de salut. Il dénonce aussi les pratiques rituelles du baptême (74,13) et de la pénitence (76,14-78,31) qui en découlent, et critique très explicitement le laxisme de la hiérarchie ecclésiastique des adversaires (79,22-31), ceux qui "se greffent sur le nom d'un mort", pratiquant des rites et des doctrines contraires à la Gnose…

L’enseignement continu du Bouddha divinisé, éternel et immuable, n’est évidemment plus le même que celui du sage éclairé d’antan. Ceux qui suivent l’enseignement du Bouddha divinisé vont même jusqu’à dénigrer le bouddhisme primitif et ses adeptes.
"C'est pourquoi je veux que vous sachiez qu'après que le Tathāgata quitte ce monde, à ce moment-là, il y aura des personnes qui enseigneront sur les thèmes de la permanence, de la félicité, du soi et de la pureté."

"Quand un roi qui fait tourner la roue du dharma apparaît dans le monde, les êtres ordinaires [=śrāvakas] ne seront plus capables de prêcher sur la moralité, la méditation ou la sagesse [śīla-dhyāna-prajñā, caturaṅga, voir ci-dessus] ; ils se retireront de ces activités, tout comme les voleurs de bétail se sont retirés."

"Si un tathāgata devait apparaître dans le monde et expliquer complètement aux êtres vivants l'enseignement ordinaire, mondain ainsi que l'enseignement extraordinaire, transcendant, cela permettrait aux bodhisattvas de le suivre et de prêcher ces choses par eux-mêmes. Une fois que ces bodhisattva-mahāsattvas obtiennent cet excellent sarpirmaṇḍa, ils continueraient à amener un nombre incalculable d'autres êtres vivants à obtenir eux aussi l'ambroisie intemporelle et insurpassée du dharma : c'est-à-dire la permanence, la félicité, le soi et la pureté d'un tathāgata." (Blum 2013[5])
Le naturel et les méthodes naturelles laissent place au surnaturel et à des méthodes surnaturelles. La dualité est résolue par un monisme surnaturel, et le pan “naturel” devient une simple illusion (māyā). Avec l’importance croissante de la pensée diversement interprétée (cittamātra, yogācāra, tathāgatagarbha, etc.) la moralité, la méditation et la sagesse (śīla-dhyāna-prajñā), tout comme la cognition valide (pramāṇa) et le raisonnement (yukti) peuvent aider à préparer l’individu à avoir un aperçu de la “nature de la pensée” (t. sems nyid) et de son essence de Bouddha (buddhadhātu), mais ne suffisent pas à la “bouddhification” d’un individu, conformément aux voeux de bodhisattva de Mañjuśrī, souvent pris comme modèle.

Le cosmos dans lequel nous évoluons, notre monde, nos corps, nos facultés, etc. appartiennent au domaine naturel, même dans une approche idéaliste ou moniste, qui considère le “naturel” comme une réalité inférieure, voire une illusion. La réalité supérieure est surnaturelle ou divine/spirituelle. Même en maîtrisant parfaitement le naturel à l’aide de la triple ascèse, le raisonnement, le repos dans la vacuité, etc., l’accès à la réalité surnaturelle, pourtant spontanément présente éternellement, n’est pas forcément réalisée. C’est même “la maîtrise”, la volonté, qui peuvent empêcher cela, et finalement surtout le manque de foi en la réalité surnaturelle, qui demande une soumission totale. 

La réalité naturelle est subordonnée à la réalité naturelle, comme dans toutes les religions (même celles qui se déclarent naturo-compatibles, immanentistes ou incarnées), quelles que soient les définitions ou modalités des deux réalités. En déclassant les méthodes naturelles, l’efficacité réelle et ultime est accordée au surnaturel. La bouddhification est d’ordre surnaturel ou divin. Le surnaturel/divin est recouvert par le naturel. Il s’agit donc de d’abord neutraliser le naturel par des méthodes naturelles (maîtrise, ascèse, purification, etc.), et lorsque le naturel est neutralisé, dans le sens qu’il n’occulte plus la réalité surnaturelle, celle-ci commencera à percer et à se manifester, d’abord par des bribes, puis pleinement. Voilà la théorie.

La métaphore du bloc de marbre contenant déjà la statue s’applique. Le bloc de marbre contient déjà la statue de Bouddha. Il est comme la base. En sculptant, le Bouddha apparaît petit à petit, c’est le chemin. Quand tout ce qui recouvrait la statue de Bouddha a été éliminée, elle apparaît en toute sa gloire, c’est le fruit. Cette métaphore piège la pensée, en partant d’un “fruit” qui serait déjà contenu dans la “base”. Idem pour le silence caché sous le son. Ce qui est plus étrange, et toujours sur le plan des métaphores, la lumière ne recouvre pas l’obscurité, et n’est pas ce qui est à éliminer, au contraire. "Dieu dit : Qu'il y ait de la lumière ! Et il y eut de la lumière." (Genèse 1:3)

Dans le Dzogchen, tout comme dans le tantrisme, “la base” et “le fruit” sont identiques, “le chemin” étant simplement le processus de reconnaissance de ce qui est déjà présent : reconnaître la statue du Bouddha déjà présente dans le bloc de marbre, comme Michelange... "Je ne fais que libérer la figure qui est déjà emprisonnée dans le marbre". Il suffit de déterminer ce qui est “l’essence” et d’enlever ce qui est non-essentiel, si tel était notre souhait ou mission.

Alternativement, on peut se contenter de la connaissance que l’on est déjà potentiellement un Bouddha, considérer non-essentiel ce qui doit l’être, ou ne pas lui accorder une importance ou une réalité. Prendre ses rêves pour la réalité. Il ne reste qu’à en convaincre les autres et la réalité naturelle…

***

[1] Le "Mahāvastu", un texte canonique de l'école Mahāsāṃghika Lokottaravāda du bouddhisme primitif compilé entre le IIe siècle avant notre ère et le IVe siècle de notre ère, présente une conception de la venue au monde du Bouddha qui s'apparente au docétisme observé dans certains courants gnostiques chrétiens.

Tout comme le Christ dans la vision docétiste, le Bouddha du Mahāvastu n'est pas conçu et né comme un être humain ordinaire. Il est décrit comme une "pure rayon de sagesse et de pouvoir" descendant du ciel de Tuṣita pour entrer dans le ventre de sa mère, la reine Māyā, de manière immatérielle.

[2]
What, brahmin, is the cause and condition
why, while Rājagaha exists
and the road to it exists
and you tell them the way,
one man takes a cross-road and goes west,
while another gets safely to Rājagaha? [6] Where is my responsibility,
Gotama? -
I only indicate the way.
Just in the same way, brahmin,
while Nirvana exists
and the road to it exists
and I tell them the way,
some of my disciples do,
and others do not,
succeed,
with this guidance and instruction,
in winning the ultimate goal of Nirvana.
Where is my responsibility, brahmin?
[3]The Lotus intimates that all buddhas are eternal but in fact only states that their lives are very, very long. In the Nirvana Sutra the buddha is and always has been eternal and unchanging. He appears on earth as he did, going through the motions of being born as prince and renouncing the household life, only to “correspond to the ways of the world” (Skt. lokānuvartana; Ch. suishun shijian 隨順世間). In other words, if he had not taken these elaborate steps, the people of Jambudvīpa (i.e., India) would not have trusted him as a genuine saint. He took on this human form so that people would pay attention to his message.”

BDK English Tripiṭaka Series, THE NIRVANA SŪTRA (MAHĀPARINIRVĀṆA-SŪTRA) VOLUME I (Taishō Volume 12, Number 374) Translated from the Chinese by Mark L. Blum, BDK America, Inc. 2013

[4]Ceux-ci viendront après toi et seront greffés sur le nom d’un mort tout en pensant qu’ils seront purifiés, alors qu’ils n’en seront souillés que davantage et qu’ils trébucheront sur un nom erroné, aux mains d’un magicien mauvais, et sur une doctrine multiforme, tout gouvernés qu’ils sont par l’hérésie. En effet, certains d’entre eux deviendront blasphémateurs de la vérité et médisants, et ils se calomnieront les uns les autres.” Apocalypse de Pierre (NH VII, 3) traduit par Jean-Daniel Dubois


[5]Therefore I want you to know that after the Tathāgata passes from this world, at that time there will be such people who lecture on the topic of permanence, bliss, self, and purity.”

When a dharma wheel-turning king appears in the world, ordinary people [=śrāvakas] will no longer be able to preach about morality, meditation, or wisdom; they will retreat from such activities, just as the cattle thieves retreated.”

Were a tathāgata to appear in the world and thoroughly explain to living beings the ordinary, worldly teaching as well as the extraordinary, transcendent teaching, it would enable bodhisattvas to follow him and preach these things on their own. Once those bodhisattva-mahāsattvas obtain that most excellent sarpirmaṇḍa, they would go on to bring an incalculable number of other living beings to where they, too, obtained the unsurpassed, timeless ambrosia of the dharma: that is, the permanence, bliss, self, and purity of a tathāgata.”

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