Tuṣita |
On ne peut recommander assez l’article La Yogācārabhūmi de Saṅgharakṣa de Paul Démiéville, pour en savoir plus sur l’évolution du “mahāyāna” à côté du “hīnayāna”, où le yogācāra ou “pratique du Yoga” joue le rôle principal. Au départ, yoga, dans le bouddhisme, est l’équivalent de dhyāna, c’est-à-dire “des exercices bien définis et assez restreints, qui restent liés au domaine de la matière (rūpadhātu ) et ne s'élèvent pas jusqu'au plan immatériel (arūpyadhātu)”. Des exercices faits avec les moyens physiques, verbaux et psychiques “normaux” dont dispose l’adepte. Au départ, sans les méthodes plus visionnaires de la “commémoration des Buddha” (buddhānusmṛti), mais dans le mahāyāna, les visions des Bouddhas étaient devenu une part essentielle du “yoga”, notamment en Chine. Dans les traductions archaïques (“antérieures aux T’ang”), le mot yoga est d’ailleurs souvent traduit par “tao”.
Non seulement, le “yogācāra” était pratiqué par les moines du “petit véhicule”, mais en plus, des textes/compilations (en chinois, p. 343) au titre de Yogācārabhūmi existaient avant la version très célèbre attribué à Asaṅga. Ils consistent le plus souvent en une explication des dhyāna et des ṛddhipāda (“bases de la thaumaturgie”), qui en sont le résultat. “L’apaisement et la contemplation” (śamatha et vipaśyanā) constituent la “terre du tao” (yoga-bhūmi), écrit Tao-ngan (314-385), d’obédience mahāyāna, dans sa préface au commentaire de la version de Saṅgharakṣa.
“La terre (bhūmi), c'est ce qui renferme et, fécondé, donne les moissons de céréales ; pierres et matières précieuses de toutes sortes, il n’est rien qu’elle ne porte en son sein.”Initialement, les yoga “hīnayāniste” “mahāyānistes” coexistent et sont assez similaires. , Dans l’Explication sommaire de la méthode de ‘Dhyāna’ (Tch'an fa yao kiai) composée par Kumārajīva (début Vème siècle), le plan est celui de l’abhidharma des auditeurs, et à la fin des formules mahāyānistes sont introduites[1].
“A la fin de l'ouvrage les abhijñā reçoivent des interprétations curieusement mahâyânistes et les Arhats cèdent la place aux Bodhisattvas. (p. 355)”Demiéville reproduit les cinq “portes de la Loi” (fa men), correspondant à la pratique du dhyāna et du samādhi, selon Kumārajīva.
“1. La contemplation de l’impur (aśubhā-bhāvanā), contrecarrant de la concupiscence (rāga) ;Dans le yogācāra du mahāyāna, c’est notamment ce dernier élément, pouvant résumer les autres, qui prendra son essor, et fera du bouddhisme une véritable religion. On note aussi que dans l’optique utilitariste du yogācāra, les dhyāna du “petit véhicule” ont pour but l’obtention des “bases de la thaumaturgie” (ṛddhipāda) et des clairvoyances (abhijñā). Ces pouvoirs surnaturels doivent servir pour accéder à Tuṣita, où séjourne le futur Bouddha Maitreya. Le culte de Maitreya est partagé par les “hīnayānistes” et les “mahāyānistes”.
2. La contemplation de bienveillance (maitri), contrecarrant de la malveillance (vyāpāda) ;
3. La contemplation de la causalité (idaṃ-pratyayatā-pratityasamutpada contrecarrant de l’ignorance (avidyā),
4. L’attention appliquée à la respiration (ānāpānasmṛti, contrecarrant de la ratiocination (vitarka) ;
5. La commémoration de Buddha (buddhānusmṛti), contrecarrant de la combinaison des précédents (saṃnipāta).”
Le culte de Maitreya s’inscrit dans le processus de divinisation de Bouddha Śākyamuni, qui devient ainsi un Bouddha parmi d’autres. Śākyamuni, étant passé au parinirvāṇa, n’est plus disponible, mais Maitreya, le futur Bouddha peut être rejoint à Tuṣita, et le cas échéant, il fait même des descentes à Jambudvīpa. Les moines “aux facultés aiguës", ayant obtenu les ṛddhipāda et les abhijñā, peuvent donc de leur vivant monter à Tuṣita, pour y recevoir des enseignements de Maitreya. Le grand avantage de Tuṣita par rapport à une Terre pure comme Sukhāvatī, est qu’il se situe à la limite de la Sphère du sensible (kāmadhatu), et serait donc d’accès plus facile.
Situation cosmographique de Tuṣita et son pavillon |
Pendant la période de co-existence de yogācāra “hīnayāniste” et “mahāyāniste”, apparaît également le classement des individus en familles (gotra). Les bodhisattva donnent la priorité à “la commémoration de Buddha”, dans des formes de plus en plus élaborées, et donnent moins d’importance aux pratiques plus ascétiques. On détermine d’abord à quelle famille appartient un adepte, avant de lui donner des pratiques adaptées. Il faut pour cela imaginer un Bouddha au front, au coeur etc. Plus l’impression et la faculté d’imagination est grande et vaste (nombre de Bouddhas, durée, etc.), et plus les facultés sont aiguës.
Pour les bodhisattva de facultés aiguës on trouve le plan dans un autre texte yogācāra de l’époque de Kumarajiva (p. 359). Après la quintuple méthode (cinq portes, ci-dessus), qui doit donner accès au premier dhyāna, on trouve :
5. contemplation du «corps de naissance»;Le dharmakāya a ici son sens premier de l’ensemble (corps, kāya) des qualités (dharma) du Bouddha[3]. Qualités “visibles” quand ils sont représentés icônographiquement, plus tard le corps symbolique (saṃbhogakāya). C’est un dharmakāya qui sert de support à la commémoration/contemplation des Buddha. Le dernier de la liste, l’exercice de premier rang, est le recueillement du Lotus [blanc du vrai Dharma] (Saddharmapuṇḍarīka).
6. contemplation du dharmakāya ;
7. contemplation des Buddha des dix directions;
8. contemplation d'Amitayus[2] ;
9. contemplation du vrai lakṣana des dharma ;
10. saddharmapuņdarīka-samādhi.
Quand le compilateur du Yogācārabhūmi, Saṅgharakṣa, a obtenu les pouvoirs surnaturels,
“En un instant, il monta au Tuṣita, où il a des entretiens élevés avec le Bodhisattva Maitreya, dans le palais duquel [il attend de devenir Buddha, car] il doit suppléer au poste de Buddha comme huitième [Buddha] du bhadrakalpa.”L’article de Demiéville nous apprend que les visites à Maitreya n’étaient pas rares à l'époque, et sans doute même l’objectif pénultième de nombreux bodhisattva pratiquants. Il devient commun dans les récits hagiographiques que des bodhisattva “montent” à Tuṣita après leur mort, ont leur prédiction (vyākaraṇa) de parfait éveil confirmé par Maitreya, puis redescendent pour continuer leur mission. Pour naître à Tuṣita, il faut préparer “l’esprit” par des commémorations/contemplations de Maitreya à Tuṣita, par exemple en pratiquant le Sūtra de la contemplation du Bodhisattva Maitreya monté naître au ciel Tuṣita, traduit au Vème siècle. Il semblerait d'ailleurs que le culte de Maitreya ait son origine au Cachemire.
Toutes les légendes et élaborations autour de Maitreya et Tuṣita, transposées en commémorations et contemplations, sont rendues possibles par les pouvoirs surnaturels obtenus par les dhyāna. L’élève du Bouddha exemplaire dans ce domaine était Mahāmaudgalyāyana. Les autres détenteurs de pouvoirs évoluent dans son sillage légendaire. Ainsi, Mahāmaudgalyāyana aurait transporté un sculpteur au ciel de Trayastriṃśa, où se trouva le Bouddha en ce moment, pour faire faire sa sculpture à la demande du roi Udayana.
“Vers l'an 400, Fa-hien vit au nord du Cachemire, dans la vallée de Darei (Dardistan), la célèbre statue en bois de Maitreya, haute de 80 pieds, à l'érection de laquelle on faisait remonter l'expansion du bouddhisme vers la Sérinde et l'Extrême Orient. On racontait que le sculpteur avait été emmené à trois reprises au ciel Tuṣita, pour observer son modèle, par un Arhat usant à cet effet de ses pouvoirs magiques (ṛddhipāda-bala).Maitreya dans le ciel de Tuṣita devint une source privilégiée de maîtres Tuṣitonautes, parmi lesquels Asaṅga (IVème siècle) du Gandhāra. Ce dernier est l’auteur du Yogācārabhūmi le plus célèbre. S’agit-il d’une véritable ascension "physique", d’un “transport spirituel”, d’un état de transe ? S’il s’agit d’un “transport spirituel” pourquoi débattre de la facilité d’accès à Tuṣita (p.389), situé dans la sphère du sensible, contrairement aux Terres pures qui seraient plus difficilement d’accès. Paramārtha assure d’ailleurs que c’est par la pratique du “petit véhicule” qu’Asaṅga avait su se rendre à Tuṣita (p. 381). Pour Sthiramati/Sāramati (VIème s.), Maitreya était la divinité tutélaire d’Asaṅga[4]. Demiéville observe laconiquement : “Il s'agit d'une révélation reçue en extase, comme en admettent toutes les religions, toutes les littératures”.
La grande différence entre l’approche “hīnayāniste” et “mahāyāniste” du yogācāra, est l’utilisation de l’imagination, pour préparer “l’esprit” à une naissance en Tuṣita. La contemplation du ciel maitreyien de son vivant conditionne la naissance en Tuṣita (p. 383), expliquée dans des textes comme le Sūtra de Maitreya.
“Méditer sur les plaisirs suprêmes et merveilleux du ciel Tusita, c'est cela qu'on appelle la bonne contemplation.”
Petit aperçu de l'intérieur du pavillon |
Les “étages spirituels” (bhūmi) que parcourt le yogācārin pendant sa pratique, correspondront aux étages spirituels de sa prochaine naissance, “on renaît dans la sphère, à la fois cosmique et mystique, où l'on est parvenu par le Yoga de son vivant”. Tout comme c’était le cas pour la prédiction de l’obtention du parfait éveil par le Bouddha, les maîtres Tuṣitonautes reçoivent l’assurance (niyata) de renaître dans “la cour intérieure” de Tuṣita, après leur mort. Une naissance à l’extérieur, sans voir Maitreya est une autre possibilité. Demiéville rapporte comment le grand traducteur Hiuan-Tsang/Xuanzang, mourra dans la joie en se concentrant sur le ciel de Tuṣita.
“Le maître de la Loi concentra son esprit sur le palais du Tuṣita. Il pensa au Bodhisattva Maitreya et forma le vœu de renaître auprès de lui, pour l’adorer et recevoir de lui le Yogācārabhūmiśastra ... Alors il lui sembla, en imagination, qu’il montait au mont Sumeru. Puis, ayant dépassé le premier, le deuxième et le troisième ciel, qu’il voyait le palais du Tuṣita, avec le Bodhisattva Maitreya sur sa sublime terrasse de joyaux, entouré de son assemblée de deva. Et, à ce moment, son cœur fut dans la joie; le maṇḍala, les brigands, tout était oublié.”On verra encore l’importance du culte de Maitreya dans le Gaṇḍavyūha (de l'Avataṃsaka Sūtra), où le jeune Sudhana, à Tuṣita, entre dans le pavillon de Maitreya, qui lui dit d’aller voir Mañjuśrī, qui lui expliquera les “qualités positives”. Maitreya passe ainsi le relais au Maître du Verbe ésotérique.
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[1] “Ainsi dans l’Explication sommaire de la méthode de “ Dhyāna “(Tch'an fa yao kiai) composée par Kumārajīva dans les premières années du ve siècle, le plan est hlnayâniste et l'on reconnaît les rubriques graduées du «chemin» tel que l'enseigne l'Abhidharma du Petit Véhicule : contemplation de l'impur et du squelette, parcours des quatre dhyāna, des quatre apramāņa, des quatre ārupya, bhavāgra, étude des quatre saintes vérités, enfin obtention des quatre ṛddhipāda et des cinq abhijñāna.
[2] Sūtra de la commémoration d'Amitayus, T. 365.
[3] “[d]es éléments mahâyânistes apparaissent à propos de la «commémoration de Buddha» :
c'est pour les seuls débutants que celle-ci consiste à contempler de simples icones; pour les pratiquants plus avancés, les Buddha commémorés par «l'œil de l'esprit» se multiplient en nombre infini, et enfin la contemplation ne porte plus que sur les qualités (guņa) des Buddha, puis sur le dharmakãya qui réunit les qualités de tous les Buddha infinis et qui est pareil à l'espace.”
[4] Iṣṭa-devatā selon Tucci-Bhattacharya et śraddhā-devatā d'après Yamaguchi et Stcherbatsky. Le mot manque dans le manuscrit sanskrit et a été reconstruit à partir de la version tibétaine, explique Demiéville.
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