lundi 7 février 2022

Philosophie critique versus philosophie topique

(Papier), roche, ciseaux (détail illustration Martine Frossard)

L’origine du terme “bouddhisme critique” est expliqué dans l’article Critical Philosophy Versus Topical Philosophy de Hakamaya Noriaki, publié dans Pruning the Bodhi Tree (p.56-80). Le titre est dérivé du titre “Critical philosophy or topical philosophy?”, un essai de Ernesto Grassi (1902-1991, qui écrivait souvent en allemand)[1] paru dans son livre Vico and Humanism. Essays on Vico, Heidegger and Rhetoric. Grassi y oppose la “philosophie topique” de Giambattista Vico (1668-1744, notamment son livre La Méthode des études de notre temps) à la “philosophie critique” de René Descartes. La première étant en réaction à la deuxième.

Du premier, Hakamaya cite le Discours de la méthode,
Le premier [des quatre préceptes de la logique] était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.”

Mais même les meilleurs esprits n’ont pas occasion de souhaiter de les connoître ; car s’ils veulent savoir parler de toutes choses, et acquérir la réputation d’être doctes, ils y parviendront plus aisément en se contentant de la vraisemblance, qui peut être trouvée sans grande peine en toutes sortes de matières, qu’en cherchant la vérité, qui ne se découvre que peu à peu en quelques unes, et qui, lorsqu’il est question de parler des autres, oblige à confesser franchement qu’on les ignore.” Discours de la méthode, Texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1824, tome I (p. 190-212), sixième partie
De G. Vico, il cite La Méthode des études de notre temps.
Ce qu’il faut dire en premier lieu, à propos des instruments des sciences, c’est qu’aujourd’hui nous faisons commencer les études par la critique. La critique, afin de préserver du faux, et même de tout soupçon de faux, sa vérité première, exige que tout ce qui relève des vérités secondes et du vraisemblable soit chassé de l’esprit, au même titre que le faux. Mais c’est une attitude qui présente des inconvénients, car ce qui doit être formé en premier, chez les adolescents, c’est le sens commun, afin que, parvenus à l’âge adulte, ils n’agissent pas de manière extravagante et outrée. Or de même que la science naît du vrai et l’erreur du faux, de même le sens commun naît du vraisemblable. Le vraisemblable, en effet, tient en quelque sorte le milieu entre le vrai et le faux, dans la mesure où ce qui est vrai le plus souvent n’est que très rarement faux. C’est pourquoi, dans la mesure où le sens commun doit être développé le plus possible chez les adolescents, il est à craindre qu’il ne soit étouffé chez eux par la critique des modernes.”
Sansukumi-ken

La critique versus la vraisemblance, dont le sens commun constituerait comme le juste milieu. Il s’agit de protéger la jeunesse contre l’étouffement de la vraisemblance et du sens commun, et de préserver l’imagination, une imagination, certes plus souvent réchauffée, mais imagination quand-même. L’adjectif “topique” correspond à “topos”, qui signifie “lieu” et qui désigne dans ce contexte “un arsenal de thèmes et d'arguments en rhétorique antique dans lequel puisait l'orateur afin d'emporter l'adhésion de ses auditeurs[2]”. “Philosophie topique” (lat. doctrina) pourrait se dire aussi “philosophie rhétorique”, la rhétorique étant “la parole qui agit sur l’émotion[3]” ou l’art de la persuasion.

Hakamaya cite Ernesto Grassi qui commente Vico : “Tout comme l’invention d’arguments précède par nature le jugement de leur validité, la philosophie topique devrait précéder la philosophie critique[4]. Pour Vico la doctrine de l’invention est la philosophie topique.

La contre-réforme fait suite à la réforme, Vico fait suite à Descartes, les Contre-Lumières font suite aux Lumières, la topique veut maîtriser la critique, et celle-ci veut couper la topique, aussi bien en Orient qu’en Occident. Les "topicalistes" sont d'avis que la philosophie ne doit jamais oublier que la rhétorique est l’essence de la philosophie, elle seule peut la protéger contre l’abstraction et l’appauvrissement[5].

Si la philosophie (critique) ne rejette pas la topique, celle-ci absorbe tout en elle-même, y compris la critique, et la philosophie topique trouvera une place au sein de la philosophie. Hakayama oppose par conséquent les “criticalistes” qui affirment que seul le criticisme est de la philosophie, et les “topicalistes” qui veulent inclure les topiques dans la philosophie comme la base ou l’origine et l’objectif pour ‘l’unité autoconsciente’ des deux. Ainsi, Descartes est un “criticaliste” et Vico un “topicaliste”. Pour Hakamaya, Śākyamuni est le premier criticaliste en Inde. Il me semble que le mouvement śramaṇa et les cārvāka aient pu le précéder. Le bouddhisme de Śākyamuni est un criticisme, et seul le criticisme est du bouddhisme…

Kitsune-ken

Comme en Occident, les criticalistes se font régulièrement absorber par le topicalisme, et la véritable critique de Śākyamuni avait été très rapidement “éviscérée” par de la philosophie topique. La particularité de la coproduction conditionnée (paṭiccasamupādda) était “d’aller à contrecourant des conventions” (paṭisotagāmin), et le bouddhisme, dont il est le coeur, est par conséquent implicitement critique, même si le Bouddha le fut également très explicitement.
La philosophie topique ne fait pas seulement de la place à la philosophie critique, mais dans un acte d'auto-affirmation flagrant et en même temps totalement dépourvu de critique, elle se gonfle également de toutes sortes d'idées indigènes. Si la philosophie critique veut combattre cet assaut contre la pensée, elle doit adopter une position qui place toute sorte de pensée indigène au centre de ses négations et appliquer la rigueur de la critique logique à chacune de ses instances[6]

Le Bouddha joue "ciseaux"... (photo site inf.news Longmen Grottoes in Luoyang)


***

[1] Dans Vico and Humanism: Essays on Vico, Heidegger, and Rhetoric.

[2] Dictionnaire des termes littéraires, 2005, Entrée « Topos, topoï », p. 481.

[3] Rhetorica and Philosophy, Ernesto Grassi, Philosophy & Rhetoric, Vol. 9, No. 4 (Fall, 1976), pp. 200-216

[4]Grassi comments on the passage:
At this point it can be asked. What is the relation between the problem that we have raised and the Vichian rejection of “critical’’ philosophizing? It arises precisely in this context with the appearance of the term “topical philosophy," which Vico sets against “critical philosophy." “For just as the invention of arguments is by nature prior to the judgement of their validity, so topical philosophy (Lat. doctrina) should be given precedence over critical." Thus invention precedes demonstration, discovery precedes proof.

What is the relation between invention and topics* We have noted that, once a first truth is discovered, the scientific process necessarily consists of the rigorous application of deduction. But for Vico the idea that the essence of philosophy might be found exclusively in the rational deductive process was unacceptable, above all because he presupposed the necessity of another activity, that of invention, which preceded deduction. In fact, Vico identifies the doctrine of invention with topical philosophy)
.” Hakamaya, p. 57, citant Ernesto Grassi, “Critical Philosophy of Topical Philosophy? Meditations on the De nostri temporis studiorum ratione, dans Giambattivasta Vico: An International Symposium, G. Tagliacozzo et H.V. White, John Hopkins Press, 1969


[5]As Nakamura has so admirably demonstrated, topica is nothing other than “antiphilosophy." After Descartes had gone to all the trouble of extracting the method of “philosophy" out of the antiphilosophical traditions of Europe, why must we once again return to this antiphilosophy? Apparently, as Nakamura has argued in quoting Miki, the answer is that philosophy must never forget that rhetoric is the essence of philosophy, that which alone protects it against abstraction and impoverishment.” Hakamaya, p. 61


[6]Topical philosophy magnanimously not only makes room for critical philosophy, in an act of blatant but thoroughly uncritical self-affirmation it also inflates itself with all sorts of indigenous ideas. If critical philosophy is to combat this assault on thought, it must take a position that sets up every sort of indigenous thought as the focus of its negations and apply the rigor of logical critique to each and every instance of it.” Hakamaya, p. 64

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