mardi 11 janvier 2022

Les thèmes du bouddhisme critique japonais

Sauver l'arbre de Bodhi de l'obésité (The Telegraph India, photo : Suman)

A la troisième Conférence Mondiale des Religions pour la Paix tenue en 1979 à Princeton, Machida Muneo, le Président de la fédération Bouddhiste du Japon (Zen Nihon Bukkyo Kai) et également Secrétaire-général de l’école Zen soto, avait déclaré, suite aux résultats d’une enquête menée par la Commission de Religion, Droits humaines, Dignité, Responsabilité et Droits de la WCRPIII, qu’il n’y avait au Japon aucune discrimination d’aucune sorte. 

WCRPIII à Princeton, 1979

La phrase qui avait fait sursauter Machida, et causé un scandale au Japon "Nous devrions tous être profondément préoccupés par le sort d’individus tels que les Burakumin du Japon et les Intouchables de l'Inde[1]" faisait référence au Burakumin, les “intouchables”[2] du Japon. Machida Muneo fut obligé de modifier sa déclaration, et de présenter ses excuses à la quatrième Conférence, tenue en 1984 à Nairobi, Kénya.

Manifestation de la Ligue de libération des buraku, 1974

Cet incident s’inscrivant dans le cadre du “Japonisme” ou nationalisme japonais (Nihonshugi 日本主義) des années 1980[3], deux universitaires et en même temps des dignitaires de l’école Zen Soto, publièrent des essais qui annoncèrent le “bouddhisme critique” (批判仏教) japonais. Il s’agit de Hakamaya Noriaki (袴谷憲昭) et de Matsumoto Shiro (松本史朗). Les débats sur le “bouddhisme critique” au Japon furent exportés et culminèrent en 1993 en une session de l’American Academy of Religion (Washington, DC), qui avait pour thème “Critical Buddhism: issues and Responses to a New Methodological Movement”, suite à laquelle une collection d’essais fut publiée dans Pruning the Bodhi Tree: The Storm over Critical Buddhism (1994).

Couverture du livre de Hakamaya

Hakamaya et Matsumoto lancèrent l'assaut contre des avocats du “particularisme japonais” du passé comme du présent et contre plusieurs leaders bouddhistes du temps de la Deuxième Guerre mondiale qui avaient collaboré avec le régime. Ils s’en prenaient aux doctrines de la Matrice du tathāgata (nyoraizo), de l’éveil originel (hongaku), et même de l’école Zen dans son ensemble, en les accusant d’essentialisme (“dhātu-vāda”) et de ne pas avoir les critères nécessaires pour être des doctrines “bouddhistes”[4].

Matsumoto Shiro

Une des questions centrales du “Bouddhisme critique” japonais était la possibilité de la survie, de la co-existence avec le monde moderne, et de l’utilité du bouddhisme dans le monde d’aujourd’hui au Japon, en Asie et ailleurs[5]. L’orage autour du “bouddhisme critique” s’est calmé depuis, mais les débats proposés par leurs initiateurs méritent certainement d’être poursuivis, quoi que l’on puisse penser par ailleurs de leur côté provocateur (Hakamaya - "le bouddhisme EST la critique" - davantage que Matsumoto). Il faut bien secouer le cocotier de temps à autre. Je rêve depuis longtemps d’un “bouddhisme critique” tibétain de la même envergure, mais la tendance actuelle semble plutôt aller davantage dans le sens opposé. Que s’est-il passé ?

Pruning the Bodhi Tree

Je vais reprendre certains thèmes abordés dans le bouddhisme critique japonais, notamment par rapport à l'Élément et aux filiations spirituelles (gotra), et certaines conséquences sociétales.

Lire aussi Élaguer l'arbre de Bodhi 10/02/2014
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[1]We should all be deeply concerned with the plight of people such as the Burakumin of Japan and the Untouchables of India.” Cité dans Critical Buddhism: Engaging with Modern Japanese Buddhist Thought de James Mark Shields.

[2] Des “senmin” que l’on peut traduire par « les gens du bas peuple ». La discrimination des burakumin au Japon, Caroline Taïeb , le 6 septembre 2019

[3]Though the infamous Machida Incident has been cited as the spark that ignited Critical Buddhism, the postwar rise of New Religious Movements such as Soka Gakkai, and, more disturbingly, the terrorist cult Aum Shinrikyô, combined with the re-emergence of nationalist sentiment among political leaders and academics—in short, the broader socio-cultural conditions of the past several decades—provided a more fondamental catalyst for criticism within and by contemporary Japanese Buddhism.” Shields

[4]Hakamaya and Matsumoto proceeded to launch a full frontal assault against not only past and present advocates of Japanese particularism and various wartime Buddhist leaders who collaborated with the wartime regime, but also prominent Japanese philosophical figures (e.g., Nishida Kitaro and the Kyoto School of philosophy), specific Buddhist doctrines (e.g., tathagata-garbha [Jp. nyoraizo] and “original enlightenment” [Jp. hongaku]), and even entire sects (e.g., Zen), all of which were judged by the Critical Buddhists to be lacking in certain “critical” criteria, thus forfeiting any and all claims to being “truly Buddhist.” Shields

[5]Central to the project of Critical Buddhism is the simple question of whether Buddhism can co-exist, let alone flourish, in today’s world. Certainly, North American Buddhism has proven itself sustainable, even marketable; meanwhile in East and southeast Asia many young people are turning not only to New religious movements but to Western religions like Christianity for answers to their spiritual questions. And in twenty-first-century Japan, Buddhism has become, for all intents and purposes, a dead religion. As Japanologist Donald Keene remarked several decades ago: “As far as religion goes, one would have to look very hard to find in Japan even as much fervor as exists in [the USA], let alone India ... real interest in [Buddhism] is comparatively unusual.” Shields

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