dimanche 2 janvier 2022

La Reconnaissance du vrai Soi

Reconnaissance faciale du visage originel (source illustration)

Dans le système théophilosophique de la Reconnaissance de Kṣemarāja, exposé entre autres dans son traité La Doctrine de La Reconnaissance (Pratyabhijñāhṛdayam)[1], ce qui est re-connu est le Soi divin (Śiva), après que Celui-ci se soit manifesté dans le saṃsāra, et “devenu” un “saṃsārin” (terme de Kṣemarāja) de son libre choix. Il ne s’agit donc pas d’une chute, qui serait l'événement primordial d’une création, mais d’un processus de re-connaissance du Soi divin en tant que lui-même par le biais de la manifestation, à travers la Māyā. En entrant dans le “filet de l’illusion”, le Soi subit toutes sortes de limitations : “la coagulation de la Conscience dans de l’énergie et de la matière”[2], jusqu’à perdre la conscience de Lui-même.

Tout est le Soi divin, Śiva, l’Esprit divin, “la Conscience”, etc., et toute expérience s’inscrit en lui. Tout est déjà contenu en Lui. La Lumière incréée et illimitée de Śiva prend la forme de toutes les formes de l’univers, jusque dans les âmes individuelles transmigrantes. Śiva[3] joue à se faire capturer dans un corps, dans des conditionnements (karma), et à s’en libérer à travers la Reconnaissance. S’il y a une chute, elle est librement choisie (svatantrā). Tout est dit dans le premiers vers (sūtra) du Pratyabhijñāhṛdayam :
The absolute citi[4], of its own free will, is the cause of the Siddhi of the universe [viśva].” (tr. P. Muller-Ortega)
Citiḥ svatantrā viśva siddhi hetuḥ
La réalité ultime n’est pas seulement la Conscience absolue, mais elle inclut aussi Ses Puissances (citi-śakti ou Śiva-śakti). Avec Ses Puissances, la Conscience absolue divine constitue la plus haute réalité (anuttara), à la fois transcendante (viśvottīrna) et immanente (viśvamaya), conscience lumineuse (ou “manifestante”, prakāśa) et conscience réfléchie (ou “manifestée”, vimarśa) autonome (svatantrā). Cette réalité ultime contient déjà en elle tout le potentiel de la manifestation. On pourrait dire que son potentiel complet se situe au niveau des formes ou des idées. L’univers (viśva) est contenu dans la Puissance (deuxième élément de la triade divine, deuxième sphère).

Pour se manifester dans un corps, etc., la Conscience absolue ou Śiva, doit faire appel à Ses Puissances créatrices (formes/idées), qui mettent en oeuvre les processus de création/dissolution, permettant l’éclosion (unmeṣa) de l’univers. Chaque niveau d’éclosion est à la fois transcendant et immanent, grâce aux essences (tattva), qui s’enfoncent progressivement de plus en plus dans l’énergie et la matière (en traversant les éons, et l’espace selon la cosmogonie). Vers le “coeur des ténèbres”…

Comme dans la pratique, la grande majorité des saṃsārins a oublié son origine divine, elle vit dans l’inconnaissance. Pour les saṃsārins, la Doctrine de la Reconnaissance est une de nombreuses voies de salut, dans lesquelles des gurus rafraîchissent la mémoire des adeptes, et les (re)mettent sur le chemin de retour[5], ou leur rappellent leur origine et nature divine. Cela reste donc foncièrement une Gnose, qui peut libérer ceux qui la reçoivent. La présentation très théophilosophique de Paul Ortega-Muller et d’autres de la Reconnaissance ne doivent pas faire oublier, comme dans le cas du bouddhisme, que les adeptes de la Reconnaissance du XIème siècle avaient sans doute aussi leur lot de croyances et pratiques tantriques, alchimiques, yogiques et ésotériques plus traditionnelles du Trika-Kaula.

La grande structure Gnostique est clairement présente dans la Doctrine de la Reconnaissance. Les trois niveaux d’une sphère matérielle (Engendré), psychique (Autogène) et spirituelle (Inengendré), qui correspondent au trois sphères : sensible, formes et sans forme. Le processus de création/émanation divine d’essences permettant une création/émanation à la fois transcendante et immanente. La dualité (Connaissance/inconnaissance) est englobée dans la triade divine de l’Un (“idéaliste”), dont les âmes individuelles ne peuvent jamais sortir[6]. La “grâce” est partout et déjà acquise. Elles peuvent en revanche oublier leur origine divine, et tous les saṃsārins ont en effet oublié leur origine divine quand ils naissent. Un guru de la Reconnaissance peut alors les aider à se ressouvenir de leur origine divine, et les accompagner dans leur retour spirituel. La Reconnaissance, le ressouvenir, la réminiscence a lieu dans un cadre Gnostique, qui sert d’explication. Sans ce cadre, il n’y a pas de Reconnaissance (du Soi ou du Seigneur) possible. Et ce retour est le salut, même si le jñāni ou le jivanmukti décide par la suite de librement rester ou revenir dans le monde (viśva). La “Reconnaissance” doit alors être entretenue d’une manière ou d’une autre. Si elle était spontanément présente, elle n’aurait pas pu être oubliée, ou être “spontanément” retrouvée. La même chose vaut d’ailleurs pour les traditions bouddhistes utilisant un raisonnement (“luminosité”, unions de “Conscience absolue” et de ses “Puissances” ou Qualités sous d’autres noms) qui s’approchent de la Reconnaissance, ce qui en fait des théophilosophies.

Ceci dit, l’idée même d’un salut, d’une libération ou d’un éveil, présuppose un problème dans la condition humaine, telle qu’elle est pour la grande majorité des humains, et ouvre la voie à des solutions surnaturelles qui ne peuvent être que dualistes, et rejoindre des théories dualistes bien connues (asservi-libre, ignorant-éveillé, terre-ciel, corps-esprit, homme-dieu, …), où l’homme asservi, emprisonné dans un corps sur la terre imagine le contraire de sa condition, et cherche à en sortir en visant un inconditionné libre, éveillé, spirituel, divin, plus vrai et fondamental que sa condition humaine. 

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[1] ”Paul Muller-Ortega, The Doctrine of Recognition

[2]Thus, paradoxically, it is only Śiva who has sufficient power to forget himself, to fragment himself, to limit, bind, and constrict himself. This process of fragmentation and bondage takes place because Śiva wills it, and it subsequently involves Śiva (or, as the text would have it, the power of consciousness, the citi-śakti) in the cosmogonic process, the process of manifestation. This is the grand and complex process which precipitates the appearance of the universe. As the PHṛ describes it, manifestation unfolds in terms of the progressive coagulation of consciousness into energy and matter, technically described by the appearance of the thirty-six tattvas.”Paul Muller-Ortega, The Doctrine of Recognition, p. xii

[3] A travers ses deux aspects : conscience lumineuse (prakāśa), et conscience de sa conscience (vimarśa).

[4] Citi ou parāśakti, est la Puissance de la Conscience absolue (cit, parāsaṁvit). Cette dernière est la Conscience sans dualisme sujet-objet, inerte sans les Puissances.
Le Kaṭhopaniṣad sur prakāśa :
It shining, everything happens to shine. By its light alone does all this appear.”
Tameva bhantam anubhāti sarvam, tasya bhāsa sarvamidam vibhāti
. Tr. Ortega-Muller

"It is the divine consciousness alone (cideva bhagavati), luminous, absolute, and free-willed as it is, which flashes forth in the form of innumerable worlds." Paul Muller-Ortega, p. 46   

[5] En lisant le Manimékhalaï, traduit en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer, j’avais appris la tradition bouddhiste du “ressouvenir”, où des moines bouddhistes “convertissaient” des “anciens” bouddhistes en les demandant de se souvenir de leur vie bouddhiste précédente : ” souviens-toi…”. "Oui, ca y est, je me souviens...". La même invitation à se souvenir de sa vié précédente apparaît dans le Guide du Naturel.

[6] Cet idéalisme est le contraire de “l’externalisme”. Isabelle Ratié, The Dreamer and the Yogin

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