dimanche 9 janvier 2022

La Matrice du Bouddha

Boule de neige "Buddha Snow Globe" (Talking Tables Emporium)

Nous voilà arrivé au bouddhisme yogācāra, et notamment sa théorie de la Matrice des tathāgata (tathāgatagarbha) et des Filiations spirituelles (gotra), qui a servi comme une doctrine positive, permettant les théories et pratiques du bouddhisme ésotérique.

A cet égard, le Ratnagotravibhāga (RGV)/Mahāyānottaratantraśāstra (OTS) est considéré comme un texte clé dans le bouddhisme tibétain, et comme un des cinq traités que le futur Bouddha Maitreya aurait enseignés à Asaṅga. Ce traité (OTS) aurait été introduit au Tibet par Rngog blo ldan shes rab (1059-1109) avec son commentaire[1]. Le traité correspondant (RGV) aurait été traduit en chinois au VIème siècle par Ratnamati. Selon la tradition tibétaine, Atiśa (mort en 1054) aurait fait la première traduction du traité (OTS), mais celle-ci aurait été perdue par la suite. rNgog aurait fait sa traduction au Kaśmir avec le maître bouddhiste brahmane Sajjana. La Matrice du tathāgata y est expliqué comme étant la vacuité. Selon la tradition tibétaine, rNgog serait allé au Kaśmir en compagnie d’autres tibétains, parmi lesquels Tsen Khawoche (1021-). Quand rNgog repartit au Tibet, Tsen Khawoche serait resté auprès de Sajjana, car Tsen pressentait que celui-ci avait encore d’autres instructions derrière les fagots. A la demande de Sajjana, Tsen aurait étudié auprès de gZu dga’ ba’i rdo rje (Ānandavajra)[2]. Tsen ne s’y était apparemment pas trompé, car il aurait introduit plus tard les instructions de la “tradition contemplative”[3] de l’OTS au Tibet, reçues plus tard par Dolpopa Sherab Gyeltsen (1292-1361).

Grâce au projet Buddha Nature de la fondation Tsadra, nous avons accès à de nombreuses versions, traductions (y compris en FR) (Université d'Oslo), contexte, etc., que chacun peut consulter librement.

A la mort du Bouddha, celui-ci indique le Dharma comme seul refuge. La nature du tathāgata n’est pas différente de la nature des phénomènes[4]. Cela n’empêchera pas l’apparition du triple refuge en les Trois Joyaux (triratna), qui est devenu le standard bouddhiste. Avec la divinisation du Bouddha, son statut change, et à son corps formel (rūpakāya), et son Corps de réalité (dharmakāya), s’ajoute un corps symbolique éternel (saṃbhogakāya), qui lui permet d’enseigner au-delà du temps et de l’espace. Le Bouddha n’étant pas “mort”, et son "vrai" nirvāṇa ne se situant pas dans le nirvāṇa, il devient le refuge ultime, ce que confirme l’OTS. Pour le yogācāra, le Bouddha n’est plus le guide ouvreur du chemin, mais le but ultime.
Au sens le plus sacré, les êtres
N’ont qu’un seul refuge : le Bouddha,
Car le Sage a pour corps le Dharma
Et qu’il est le but ultime de la Communauté
. (I, 21)”

Comme le corps des parfaits bouddhas [saṃbuddhakāya] rayonne,
Que l’ainsité [tathatā] est indifférenciée,
Et que la filiation spirituelle [gotra][5] existe,
Tous les êtres sont toujours porteurs de la quintessence des bouddhas [buddhagarbhāḥ]. (I, 27)


Comme la sagesse des bouddhas [buddhajñāna] imprègne la multitude des êtres,
Que sa nature [prakṛtyā] immaculée est non duelle
Et que la filiation spirituelle [gotra] des bouddhas est une métaphore [tib. nyer brtags] du fruit[6],
Il est enseigné que tous les êtres sont porteurs
de la quintessence des bouddhas [buddhagarbhāḥ]
. (I. 28)[7]
La traduction chinoise résume les vers I, 27 et I, 28 en un seul vers[8].

On peut lire dans ces propos que le Corps du parfait Bouddha rayonne partout. Sa nature (prakṛtyā), qui est indifférenciée de lui, est la Gnose du Bouddha qui pénètre tous les êtres, selon leur filiation spirituelle (gotra) respective. Tous les êtres possèdent ainsi la Matrice du Bouddha (buddhagarbhāḥ). Ceux qui ont la filiation spirituelle (gotra) du grand véhicule, ont le meilleur potentiel.
Ceux qui ont eu pour graine [bījaṃ] l’aspiration au véhicule suprême [agrayāna],
Pour mère la connaissance [prajñā] qui produit les qualités des bouddhas [buddhadharma],
Pour matrice [garbha] la félicité de la concentration [dhyānasaukhyaṃ],
et pour nourrice [dhātrī] la compassion [kṛpoktā, kṛpā],
Ceux-là sont assurément les enfants et les successeurs des Sages [munī]
. (I.34)”
[Le dharmakāya] est de nature “pure” (śuddha), ou symbolique, et il est comparé au “vrai Soi” (paramātma), qui dépasse le soi et le non-soi (nairātmya).
[Le corps absolu][9] est pureté parce qu’il est pur par nature [prakṛtiśuddha]
Et qu’il n’a plus d’imprégnations karmiques.
Il est le vrai soi parce que les élaborations
Du soi et du sans-soi y sont apaisées [śāntitaḥ]
. (I.37)”
Comme il est le “vrai Soi”, il n’est pas conditionné, c’est-à-dire, il n’a pas les trois caractéristiques (ou quatre sceaux) des phénomènes. Il n’est pas impermanent, mais permanent. Il n’est pas souffrance, mais félicité. Il n’est pas apaisé, parce qu’il est extinction (nirvāṇa), mais il est égalité foncière (samatā), car il dépasse le saṃsāra et le nirvāṇa. Il a les caractéristiques du Soi. Non-corporel, un corps mental, inconditionnel, libre de causes et de conditions.
Il est félicité [sukho] parce qu’il a renoncé aux agrégats
De nature mentale [manomaya] et à leurs causes.
Il est permanence parce qu’il réalise
L’égalité [samatā] du saṃsāra et du nirvāṇa
. (I.38)”
Ce traité de Maitreya met à mal les dogmes du bouddhisme. Le Bouddha, et non le Dharma, devient le refuge ultime. Le non-soi (non-essence) prend ici un sens péjoratif, et devient un extrême, qui est opposé au soi. Le “vrai Soi” devient désormais l’objectif, l’élément qui transcende à la fois le “non-soi” et le soi. La même chose se passe pour le nirvāṇa, l’objectif des bouddhistes, qui est opposé comme un extrême au saṃsāra. Il s’agit de transcender les deux dans l’égalité des deux, mais Nāgārjuna et le madhyamaka l’avaient déjà fait. Le bouddhisme ésotérique fera de même avec la vacuité, qui sera considérée comme trop négative, dans le sens d’inerte, manquant de Qualités (guṇa) ou de Puissances (śakti) innées, ce qui est d’ailleurs mal apprécier le sens de la vacuité selon le śūnyavāda. Avec les éléments positifs qu’introduit ce traité, le bouddhisme a désormais des choses à réaliser, et des gnoses (jñāna), des siddhis, et des états à obtenir, contrairement au Sūtras du Coeur ou du Diamant, où il n’y avait pas d’obtention, et où la prajñā ne permettait pas de réalisations positives, en donnant tout simplement accès au réel. Pour le yogācāra, le réel ne suffit pas, quand celui-ci n’incorpore pas de divin/conscience manifestante.

La Matrice du Bouddha (buddhagarbhāḥ) est la part lumineuse (créatrice) du saṃbuddhakāya que possèdent tous les êtres (en fonction de leur filiation spirituelle), et qui serait[10] leur promesse de rejoindre ou “réaliser” leur “vrai Soi”, et de devenir “Bouddha” eux-mêmes, ou de se reconnaître Bouddha... C’est cette part lumineuse qui leur fait aspirer à l’éveil, au milieu de l’imperfection[11], qui les tire vers le haut, faisant ultimement sortir le lotus de la boue. Mais alors, uniquement quand la Matrice du Bouddha a une filiation spirituelle compatible[12]

Sinon, impossible déchapper aux passions ici-bas, tant qu’on est sous l’influence de la hebdomade et ses passions.

Dans d’autres textes, la Matrice du Bouddha est appelée "l'Élément de Bouddha” (skt. Buddhadhātu tib. sangs rgyas gyi kham), ou parfois tout simplement Dhātu[13]. L'Élément, qui a la filiation spirituelle des vainqueurs[14], c-est-à-dire dans un être qui a cette “filiation” ou “disposition”, est naturellement et indissociablement doté des Qualités (du Bouddha). Les nobles êtres qui possèdent un Élément de cette qualité-là, peuvent se manifester, par compassion, comme des êtres ordinaires, des individus spirituellement avancés (ārya), ou des Bouddhas[15], à des êtres (ayant une disposition compatible) qui reconnaîtront (ou pas) ces qualités en eux. En fonction du degré de “pureté” de l'Élément, leurs porteurs (ayant une bonne filiation) seront appelés “êtres” (impur), “bodhisattva” (à la fois impur et pur), et “tathāgata” (totalement pur)[16]. L'Élément est inchangeable, et Ses qualités sont innées et éternelles, les défauts en revanche sont adventices et temporaires[17].

Ceux qui voient les choses de façon incorrecte (impure), perçoivent des skandhas, dhātus, facultés psychosensorielles, etc., à cause du karma et des passions, mais l'Élément (pur) n’est pas en cause[18]. La nature de l’esprit, qui est libre de toutes ces conditions, est comme celle de l’espace, lumineuse (prakṛtiḥ prabhāsvarā) et immuable[19]. La nature de l'Élément est libre de naissance, maladie, vieillesse et mort. Échapper aux souffrances de la première des quatre vérités, revient à réintégrer l'Élément. Les Sages (dhīmant), qui possèdent l'Élément, et la filiation (gotra) des Vainqueurs requise, peuvent librement et par compassion assumer un corps et s’exposer à la naissance, etc., tout en étant libres des causes d’une telle naissance[20]… Pour le bien des êtres à convertir, ils montrent néanmoins les signes de la naissance, etc.[21] L’OTS tibétain présente ensuite une série de versets (69-74), qui ne se trouve d’ailleurs pas dans la version chinoise, qui n’est pas non plus glosé, et dans lesquels sont décrites les qualités des fils des Vainqueurs. L’OTS s’étonne notamment du fait que les gens ordinaires perçoivent ces missionnaires comme étant encore sujets à la naissance, etc., à cause de leur ignorance[22]

En ce qui concerne l'Élément du “vrai Soi”, celui-ci n’est ni corporel (sphère sensible), ni mental (manokāya, sphère des formes), il est immortel, même de façon inconcevable, et éternel[23]. Il est le dharmakāya (non-contaminé), le tathāgata, le nirvāṇa ultime, et il n’y a pas d’autre nirvāṇa que la Bouddhéité, ainsi définie[24]. Il a quatre synonymes[25] : l’indissociabilité des Qualités de Bouddha[26], l’obtention de la filiation spirituelle (gotra) telle qu’elle est, la nature des phénomènes, sans défaut et sans illusion, et la dépassion/apaisement (śāntatā) dès l’origine.

La vacuité, telle qu’elle est présentée dans le śūnyavāda, est jugée trop négative et incomplète par le yogācāra et par le bouddhisme ésotérique. L’OTS présente l’allégorie d'un groupe de peintres, faisant le portrait d’un roi cakravartin, qui n’est autre que le Bouddha (saṃbhogakāya), mais qui correspond également à une représentation incomplète de la vacuité, selon le yogācāra. Les peintres symbolisent les vertus (pāramitā), et le portrait est censé être celui de la “la vacuité en tout suprême” (sarvākāravaropetaśūnyatā), c’est-à-dire doté de tous les aspects/images (akāra) au complet. Ces aspects sont comme les rayons du soleil. L’OTS conclut qu’il est impossible d’atteindre le (vrai) nirvāṇa, si on ne passe pas par la bouddhéité complète[27] de la voie des bodhisattvas. Ce serait comme un soleil sans rayons de lumière, ou avoir accès à certains “rayons” (qualités ou perfections) sans avoir accès au soleil (saṃbuddha). Ce qui rend complet la bouddhéité par rapport au bouddhisme des auditeurs et au śūnyavāda, est notamment son aspect symbolique (saṃbhogakāya). Ses qualités innées, et par là, le côté le plus religieux du bouddhisme. C’est ce corps symbolique (enfoui sous les passions de ceux qui ne le perçoivent pas) et ses qualités que voient les Sages, et que ne voient pas les être ordinaires. Potentiel[28] ou réalité, cette “substance” du “roi des sages” (munirāja), “au-delà du monde” (lokottara), et à l’intérieur des êtres[29] ? La filiation spirituelle a deux aspects, elle est d’un côté comme un trésor, naturellement présent (caché), et de l’autre comme un arbre à fruit, dont les fruits poussent progressivement[30]. Et c’est à partir de ces deux aspects de la filiation spirituelle qu’émergent les trois Corps. Le premier (dharmakāya, ici le svābhāvikakāya[31], le “Corps des essences”) de l’aspect naturellement présent, et les deux autres Corps (formels, rūpakāya) de l’aspect à accomplir[32]. Le Corps symbolique[33] (“l’icône”) étant devenu l’objet principal de la religion bouddhiste. Dans le yogācāra et plus tard dans le bouddhisme tantrique, le triple Corps, avec le Corps/monde symbolique, constitue le réel bouddhiste du point de vue de l’éveil de l’Elément.
Ici, il n’y a rien à enlever
Et rien à ajouter.
Regardez réellement le réel [bhūtaṃ] !
Quand vous le verrez, vous serez libres
.” (I.154)
La difficulté de la traduction fait que le "réel" peut prendre le sens le plus commun (bhūtaṃ), qu'il peut désigner une réalité sapientielle (tathatā), une réalité mystique (dhātu), une réalité symbolique Gnostique (tattva), etc., et qu'un lecteur non-averti ne percevra pas et surtout, dont il ne pensera pas la différence.

Il ne s’agit ici plus de la vacuité des Prajñāpāramitā, ni du “réel”, décrit par le Bouddha à Bahiya (Bahiya Sutta Ud 1.10)
« Très bien Bahiya. Voici comment tu dois pratiquer :
Dans ce qui est vu, qu’il n’y ait que ce qui est vu.
Dans ce qui est entendu, qu’il n’y ait que ce qui est entendu.
Dans ce qui est ressenti, qu’il n’y ait que ce qui est ressenti.
Dans ce qui est connu, qu’il n’y ait que ce qui est connu.
Voilà comment tu dois pratiquer. Quand, pour toi, il y aura simplement
ce qui est vu dans ce qui est vu,
ce qui est entendu dans ce qui est entendu,
ce qui est ressenti dans ce qui est ressenti,
et ce qui est connu dans ce qui est connu,
Alors, Bahiya, il n’y aura pas de saisie de ces objets.
Quand il n’y a pas de saisie des objets, il n’y a pas de « toi » en eux.
Quand il n’y a pas de « toi » en eux, tu n’es ni ici ni au-delà ni entre les deux.
Cela, simplement cela, est la fin de la souffrance
. »
Dans les approches positives, il s’agit plutôt d’un monde symbolique comme levrairéel, que seuls les Sages perçoivent. La base de ce réel est l'Élément, vide de ce qui est adventice, mais pas de tous ces attributs insurpassables (anuttara), qui sont indissociables de Lui[34]. De cet Élément-là (buddhadhātuḥ), doté de Qualités, le Bouddha (Maitreya) dit qu’Il existe (sattve sattve'stīti) en chacun. Le Bouddha des auditeurs et surtout du śūnyavāda avait dit que les passions, les phénomènes, etc. étaient conditionnés, semblables à des illusions, des rêves, etc. Dans ce traité cependant, le Bouddha (Maitreya, selon l’OTS) affirme que l'Élément existe, afin d’éliminer les cinq erreurs (pañcadoṣa), qui elles sont adventices. Simple upāya ? Cette affirmation a-t-elle (toujours) été comprise comme un upāya ? A-t-elle plutôt servi de brèche, pour introduire un bouddhisme nettement plus éternaliste ?

C’est dans l’approche positive de l’OTS qu’apparaît le mot gnose (jñāna), qui représente la connaissance positive correcte des essences (tattva, tathatā), très différente de l’approche négative de la sapience (prajñā), qui connaît la vacuité/l’absence d’essence dans les phénomènes et les individus. Ce sont les jñāna qui permettent aux Sages[35] d’utiliser correctement les objets des (6) facultés psychosensorielles, et d’agir[36].

L’OTS présente deux jñāna, l’une permet la perfection du Corps de libertés ([vi]muktikāya)[37] et l’autre la purification du dharmakāya. Ces Corps non-contaminés (anāsrava), omniprésents (vyāpya), et incomposés (asaṃskṛta) sont ceux du parfait Bouddha, que seul les Sages peuvent percevoir comme “stables (dhruvaṃ), paisibles (śivaṃ), éternels (śāśvata), et sans transmigration (macyutaṃ)”, par ailleurs les caractéristiques de l’ātman, et l’opposé des trois caractéristiques et des quatre sceaux du bouddhisme. L’OTS annonce un bouddhisme éternaliste, brahmanisé puis tantrique.
Inconcevable, permanent, stable, paisible, éternel,
Apaisé, omniprésent, libre de la pensée, pareil à l’espace,
Libre d’attachement, nulle part entravé, sans plus de contacts grossiers,
Invisible, insaisissable et vertueux, le Bouddha est immaculé
[38]. (II.29)

[La bouddhéité] est permanente [nityaṃ] parce qu’elle n’est jamais née ;
Elle est stable [dhruvam] parce qu’elle ne cesse jamais ;
Elle est paisible [śivam] parce qu’elle n’a plus de dualités ;
Elle est éternelle [aśvataṃ] parce que l’essence du réel [dharmatā] persiste
. (II.34)

[L’Éveil est] très paisible en tant que vérité de la cessation ;
Omniprésent [vyāpin] pour sa réalisation de toute chose [sarvāvabodhataḥ] ;
Sans pensées [akalpa] parce qu’il ne fait fond sur rien [apratiṣṭhānā] ;
Et sans attachement [asaktaṃ] parce qu’il n’a plus d’affections
. (II.35)”
Dans sa défense du tathāgata-garbha[39], Sallie King, écrit que le concept de la “nature de Bouddha”, tel qu’il est présenté dans le Traité de la Nature du Bouddha (Fo hsing lun), attribué à Vasubandhu et traduit en chinois par Paramārtha, est tout à fait bouddhiste, et que son auteur respecte la doctrine śūnyavāda, mais qu’il voulait présenter le bouddhisme sous un jour plus positif “afin d’attirer davantage de personnes vers le Buddha-dharma” (p. 176), parce qu’à l’époque de l’auteur, l’approche négative du bouddhisme n’avait plus d’arguments. Cela aurait donc été, selon Sallie King, une sorte de choix tactique.

Je reviendrai sur la Matrice du tathāgata/Elément du Bouddha et les affiliations spirituelles (gotra), et sur d’autres implications de ces concepts. J'ai dans ce billet surtout vouloir souligner comment l'approche positive du yogācāra, et notamment la doctrine de l'Elément de Bouddha avec les gotra, rapproche le bouddhisme śūnyavāda de doctrines éternalistes (p.e. La Reconnaissance du vrai Soi), et rend le bouddhisme apte à recevoir des greffes de doctrines et pratiques éternalistes, anciennes et nouvelles, en guise d'upāya.  

***

[1] Les vers-racine attribués à Maitreya et le commentaire à Asaṅga. La version chinoise est attribuée à Sāramati/Sthiramati. Il existe une version hybride Khotanais/Sanskrit (Dunhuang, ca. 840, selon Kazuo Kano), qui porte le titre "Ratnagotravibhāgaśāstra" et qui est attribué au "bodhisattva Ārya Maitreya.".


[2] La version des faits racontée par Matthew Kapstein diffère de celle de Diane Denis, dans sa thèse (2013) Le Dharmadharmatāvibhāga, texte bouddhique de lInde du IVe siècle, traduction des stances et du commentaire de Mipham, suivie dun examen minutieux.
“Suivant les recommandations de Sajjana, Tsen étudie avec un certain Ānandavajra (aussi nommée Zu – gzu dga’ ba’i rdo rje), auteur d’un manuel portant sur le RGV. Il revient au Tibet avant Ngog, donc avant 1092, et commence à enseigner ces textes. Ngog reste dix-sept années au Kaśmir. À son retour au Tibet, il instaure aussi un cycle d’enseignement sur ces textes. Durant cette période, selon les Annales bleues, Ngog enseigne à Senge Gyaltsen, traducteur de la présente version du DhDhV. Le diagramme 3.2 de la page suivante reprend là où le diagramme 3.1 finissait et situe les traducteurs et commentateurs présentés par Mathes.”

Pour Kapstein, gzu dga’ ba’i rdo rje était un compagnon de Tsen (10:32)

When he took his leave from his Kashmiri teacher, however, two of his companions, named [? Sugaway ?] Dorje and [? Thang ?] [? Kaboje ?] decided to remain behind to continue to study with Sajjana. In fact, they believed that Sajjana had more to say about Buddha nature, that he had not fully disclosed his teaching about this to Loden Sherab. Sajjana's hidden teaching of Buddha nature departed in some respects from his earlier emphasis on potentiality and emptiness. Buddha nature, he now taught, is no mere potency but instead is already fully actualized and is radiantly present within all of us, waiting just to be discovered in the intuitive recognition of the true nature of our own consciousness. In this version, known as the contemplative tradition of the Sublime Continuum, in contrast to the exegetical tradition that had been imparted to Loden Sherab, Sajjana's teaching would have a long, complex, and much contested legacy in Tibet.”

[3] Kashmir and the Development of Tibetan Buddhism, Matthew Kapstein, Youtube, 19 janv. 2016

Unlike to the mainline Madhyamaka embraced by Ngok, Tsen held that all phenomena are empty save for buddha-nature, which is unconditioned and which possesses innate qualities."

"This position became known as the "Tsen tradition" (btsan lugs) or the "meditative tradition" (sgom lugs) of buddha-nature exegesis, in contrast to the "analytic tradition" (thos bsam gyi lugs) or "epistemological tradition" (mtshan nyi kyi lugs) based on Ngok's famous commentary to the Ratnagotravibhāga.” Treasury of Lives

[4] Extrait du Ratnakūṭa :

Ne considère pas le buddha comme de la matière visible
Ne le conçois ni par nom, ni par famille ni par lignage
Ne l’explique pas en phonèmes
Ne le distingue pas en conscience, perception, ou mental
Ce qu’est la nature des phénomènes, cela même est le bienheureux
.”

Sangs rgyas gzugs su mi blta mtshan dang ni//
Rigs dang ‘rgyud du mi brtag sgra dang ni//
‘chad par ‘gyur ba ma yin sems dang ni//
Rnam shes yid kyis rab tu phye ma yin//
Chos nyid gang yin de ni bcom ldan ‘das//

« Je suis un fils véridique du Bouddha, de sa bouche, du dharma, créé par le dharma, un héritier du dharma. Pourquoi ? Parce que les bouddhas sont ceux dont le corps est dharma (P. dhammakāya). » (Digha Nikaya 3.84)

[5]La précondition la plus importante est innée[5], c’est la “prédisposition”, la Filiation. Sans cette précondition, il est impossible de devenir un bodhisattva, car les deux autres (acquis) ne suffisent pas. Tous les êtres humains ne naissent donc pas avec cette Filiation. Ceux à qui la première “prédisposition”, la Filiation, fait défaut sont “Sans Famille” et appelés “ceux qui n’appartient pas à la Famille” (skt. agotrastha tib. rigs la gnas pa ma yin pa). De telles personnes, en quelque sorte “a-spirituelles”, n’appartiennent pas à une Famille (spirituelle), ne seront jamais des bodhisattvas, et ne pourront pas devenir un Bouddha, même en prenant la résolution de l’éveil, et en pratiquant ensuite les 37 facteurs de l’éveil.” Blog La femme a-t-elle la nature de Bouddha ? 7 février 2021

[6]La métaphore du fruit” (tib. 'bras nyer brtags) figure uniquement dans la version tibétaine.

[7] Traduction alternative :
"(Kārikā 5) The multidudes of living beings are included in the Buddha’s Wisdom, Their immaculateness is non-dual by nature, Its result manifests itself on the Germ of the Buddha; Therefore, it is said: all living beings are possessed of the Matrix of the Buddha. || 27 ||

[What is shown by this śloka?] The Buddha’s Body penetrates everywhere, Reality is of undifferentiated nature, And the Germ [of the Buddha] exists [in the living beings]. Therefore, all living beings are always possessed of the Matrix of the Buddha. || 28 ||


Tib. rdzogs sangs sku ni 'phro phyir dang //
de bzhin nyid dbyer med phyir dang //
rigs yod phyir na lus can kun//
rtag tu sangs rgyas snying po can//

Tib. sangs rgyas ye shes sems can tshogs zhugs phyir//
rang bzhin dri med de ni gnyis med de//
sangs rgyas rigs la de 'bras nyer brtags phyir//
'gro kun sangs rgyas snying po can du gsungs//

[8] 如是說偈言 佛法身遍滿 真如無差別 皆實有佛性 是故說6常有

[9] En tibétain “de ni”, qui selon les traductions (FR et EN) renvoie au dharmakāya. “sa hi” en sanskrit.

[10] Matsumoto Shirō, Tathāgata-garbha is not Buddhist, dans Pruning the Bodhi Tree, pp. 168-169

[11]Si nous n’avions pas d’élément de bouddha,
Nous ne nous lasserions pas de souffrir
Et ne voudrions pas d’un nirvāṇa
Qui ne nous inspirerait ni intérêt ni désir.” (I, 40)


[12] “Le fait de voir que le saṃsāra a pour défaut la souffrance
Et que le nirvāṇa a pour qualité le bonheur
Est dû à la présence de la filiation spirituelle –
Ce n’est pas le cas chez ceux qui en sont dépourvus.” (I.41)


[13] Il ne faut pas confondre Buddhadhātu et Dharmadhātu. Le terme dhātu pointe vers une essentialisation des termes Buddha et Dharma. Le Bouddha comme Esprit divin, et le Dharma comme son Verbe ?

[14] Selon la traduction, qui s’appuie sur des commentaires.
"Source inépuisable de joyaux aux qualités infinies,
[L’Élément] ressemble au Grand Océan.
On le compare aussi à une lampe car, en essence,
Il possède d’indissociables qualités [nirbhāgaguṇa]. (I.42)
"

[15] "Comme l’ainsité se manifeste différemment
Chez les êtres ordinaires, les êtres sublimes
Et les parfaits bouddhas, Celui qui voit le réel [tattva]
Montre aux êtres leur essence de Vainqueurs [saṃbuddhatathatā]. (I.45)
"

[16]Les [états] impur, impur et pur, et très pur
Sont respectivement appelés
« Être ordinaire », « bodhisattva »,
Et « tathāgata ».” (I.47)
"

[17]Vu le caractère adventice de ses défauts
Et le caractère naturel de ses qualités,
Telle elle était, telle elle sera
L’essence du réel est immuable.“ (I.51)
"

[18] Skandhadhāvindriyaṁ tadvatkarmaklēśapratiṣṭhitam
karmaklēśāḥ sadāyonimanaskārapratiṣṭhitāḥ

Les agrégats, les domaines et les sens
Reposent sur les actes et les affections ;
Les actes et les affections reposent
Toujours sur les activités erronées du mental
.” (I.56)

La traduction française “activités erronées du mental” n’est pas tout à fait correcte. Il s’agit de la réflexion incorrecte (a-yoniso manasikāra), ou de l’attention incorrecte. C’est d’ailleurs “ayonisomanasikāra” et non “ayoniśomanaskāra”.

Ayoniso manasikāra, as such, means “not directing the attention to the roots of things” or “directing the attention away from the roots of things,” that is, not observing phenomena as they truly are, not noticing that they are impermanent, unsatisfactory and not-self. As a result, wrong view arises, and when this become a habit, wrong view is reinforced so that it remains as a latent tendency (anusaya).”
Source : Yoniso Manasikāra Sampadā Sutta, traduit par Piya Tan

Voir aussi I.57

Les activités erronées du mental [a-yoniso manasikāra] reposent
Elles-mêmes sur la pureté de l’esprit,
Mais la nature de l’esprit
Ne repose sur aucun de ces phénomènes
.”

[19]Pareille au domaine de l’espace, la nature
De l’esprit n’a ni cause ni condition
Et n’est pas une combinaison ; elle n’a pas non plus
De naissance, de cessation et de durée
.“ (I.62)

La nature de l’esprit, qui est luminosité,
Est immuable comme l’espace.
Nées d’idées fausses, les souillures adventices
Comme l’attachement ne l’affecteront jamais
. (I.63)

The luminous nature of the mind
Is completely unchanging, just like space.
It is not afflicted by adventitious stains,
Such as desire, born from false imagination
.

cittasya yāsau prakṛtiḥ prabhāsvarā
na jātu sā dyauriva yāti vikriyām
āgantukai rāgamalādibhistvasā-
vupaiti saṃkleśamabhūtakalpajaiḥ

[20]Les sages [bodhisattvas] qui ont correctement réalisé la nature [de l’Élément]
Sont libres de la naissance, de la mort, de la maladie et de la vieillesse.
Or, même libres de toute adversité, et en raison de cela même,
Ils manifestent la naissance et le reste par compassion pour les êtres
. “ (I.66)

[21]Comme ils voient tel quel et correctement,
Ils dépassent la naissance et ses suites,
Mais comme ils incarnent la compassion,
Ils se montrent naissants, malades, vieux et morts.
” (I.68)

[22]Les enfants des Vainqueurs ont réalisé l’immuable essence du réel,
Mais ceux que l’ignorance aveugle
Les voient [toujours] naître, vieillir, tomber malades et mourir
N’y a-t-il pas là quelque étonnante merveille ?
“ (I.69)

[Despite] their realization that this true nature
Is changeless, the children of the victors
Are [still] seen as [being subject to] birth and so on
By those blinded by ignorance—this is amazing!


Takasaki (253, note 412) surmises that they were a later addition to the surviving Sanskrit.

[23]Il ne naît pas dans un corps de nature mentale
Puisqu’il est permanent ;
Il ne meurt pas d’une mort aux inconcevables métamorphoses
Puisqu’il est stable ;
“ (I.81)

[24]Voici le corps absolu, le tathāgata,
Les vérités des êtres sublimes et l’absolu nirvāṇa.
Inséparable de ses qualités comme le soleil de ses rayons,
Il n’est de nirvāṇa que la bouddhéité. (I.84)
"

sa dharmakāyaḥ sa tathāgato yata-
stadāryasatyaṃ paramārthanirvṛtiḥ
ato na buddhatvamṛte'rkaraśmivad
guṇāvinirbhāgatayāsti nirvṛtiḥ

[25][L’immensité non contaminée], c’est la bouddhéité
indissociable de ses qualités,
La filiation obtenue telle quelle,
L’essence du réel qui ne ment ni ne trompe
Et la paix naturelle des origines [ādiprakṛtiśāntatā].
“ (I.86)

buddhadharmāvinirbhāgastadgotrasya tathāgamaḥ
amṛṣāmoṣadharmitvamādiprakṛtiśāntatā

[26] Qui sont inhérentes à l'Élément. “Innées” si l’on veut.

[27]Par conséquent, on n’atteint pas le nirvāṇa
Sans atteindre la bouddhéité,
De même qu’on ne peut voir le soleil
Sans sa lumière et ses rayons.
“ (I.94)

ato'nāgamya buddhatvaṃ nirvāṇaṃ nādhigamyate
na hi śakyaḥ prabhāraśmī nirvṛjya prekṣituṃ raviḥ

[28]Enfoncée sous la peau du fruit que constituent l’ignorance et les autres [émotions] qui affectent les êtres,
Il y a aussi l’immensité vertueuse de l’Élément du réel.
De même, avec le concours de telle et telle vertu,
Cet Élément devient peu à peu la substance du roi des sages
.” (I.116)

sattveṣvavidyā diphalatvagantaḥ-
kośāvanaddhaḥ śubhadharmadhātuḥ
upaiti tattatkuśalaṃ pratītya
krameṇa tadvanmunirājabhāva

Sachez que, semblable au trésor et à l’arbre fruitier,
La filiation spirituelle a deux aspects
Présente sans commencement [en tant que] nature [de l’esprit]
Et suprême [quand on l’a] correctement adoptée
.” (I.149)

The disposition is to be known as twofold,
Being like a treasure and a fruit tree—
The naturally abiding one without beginning
And the accomplished one.


[29]Bien au-delà du monde,
Rien ne lui ressemble dans le monde.
Voilà montrée la similitude
De l’Élément et du Tathāgata
.” (I.146)

[30]Sachez que, semblable au trésor et à l’arbre fruitier,
La filiation spirituelle a deux aspects
Présente sans commencement [en tant que] nature [de l’esprit]
Et suprême [quand on l’a] correctement adoptée
.” (I.149)

[31]Vous devriez savoir que la beauté du corps essentiel
Est comparable à une précieuse image
Parce que ce corps de nature incréée
Et ses qualités forment un trésor de joyaux
.” (I.151)

[32]On atteint les trois corps de la bouddhéité
À partir de cette double filiation.
Le premier corps, de la première ;
Les deux suivants, de la seconde.
” (I.150)

[33]Le corps de parfaite jouissance évoque un monarque universel
Parce qu’il détient le grand royaume du vrai Dharma.
Le corps d’apparition est alors comparé à une forme en or
Parce qu’il a la nature des reflets
.” (I.152)

mahādharmādhirājatvāt sāmbhogaścakravartivat
pratibimbasvabhāvatvānnirmāṇaṃ hemabimbavat

[34]L’Élément est vide des souillures adventices
Qui ont pour caractère d’en être séparables.
Il n’est pas vide de ses insurpassables qualités
Qui ont pour caractère d’en être inséparables.
” (I.155)

śūnya āgantukairdhātuḥ savinirbhāgalakṣaṇaiḥ
aśūnyo'nuttarairdharmairavinirbhāgalakṣaṇaiḥ

[35]De même, grâce à la [voie de] jonction où les voiles disparaissent,
Les deux corps sont les causes de l’apparition
De qualités non contaminées comme autant d’objets
Offerts aux facultés des [êtres] stables
.” (II.28

indriyārtheṣu dhīrāṇāmanāsravaguṇodaye
hetuḥ kāyadvayaṃ tadvadanāvaraṇayogataḥ

[36]Non souillé, omniprésent, indestructible,
Stable, paisible, éternel, sans transmigration et source [de qualités],
Le Tathāgata est, comme l’espace, la cause de l’expérience
Des objets qui s’offrent aux six facultés des êtres purs
.” (II.18)

anāsravaṃ vyāpyavināśadharmi ca
dhruvaṃ śivaṃ śāśvatamacyutaṃ padam
tathāgatatvaṃ gaganopamaṃ satām
ṣaḍindiyārthānubhaveṣu kāraṇam

[37] Qui correspondent au Corps formel.

[38] acintyaṃ nityaṃ ca dhruvamatha śivaṃ śāśvatamatha
praśāntaṃ ca vyāpi vyapagatavikalpaṃ gaganavat
asaktaṃ sarvatrāparatighaparuṣasparśavigataṃ
na dṛśyaṃ na grāhyaṃ śubhamapi ca buddhatvamamalam

E. H. Johnston as input by the University of the West.

[39] King, Sallie B. "The Doctrine of Buddha-Nature Is Impeccably Buddhist." In Pruning the Bodhi Tree: The Storm over Critical Buddhism, edited by Jamie Hubbard and Paul L. Swanson, 174–92. Honolulu: University of Hawai’i Press, 1997

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