samedi 15 janvier 2022

La quintessence indestructible du bouddhisme

Alambic

Le hasard fait parfois bien les choses. Il y a quelques jours, la traduction anglaise du “Dhāraṇī de la quintessence vajra[1]” par David Jackson fut publiée sur le site 84000. La traduction tibétaine est attribuée au traducteur Bandé Yeshé Dé avec l’aide du paṇḍit indien Śīlendrabodhi, et aurait été faite avant le début du IXème siècle. Les premières traductions chinoises[2] par Buddhaśānta, de l’Inde du Nord, traducteur dans le cercle de Bodhiruci, et Jñānagupta, de Gāndhāra, traducteur du Sūtra du Lotus, datent respectivement de env. 525 et de 587. Nous sommes dans un milieu Yogācāra.

Ce sūtra ésotérisant a plusieurs intérêts : le cadre symbolique, la présence de Mañjuśrī, dépositaire des dhāraṇī et des mantras, le nom de lieu symbolique “Viśvā” (tib. sna tshogs), qui signifie “monde” ou “multiple”, dont la contrepartie serait une sorte de “Un”, la présence de tous les dieux-démons et des grands bodhisattvas, la démonstration de miracles par le Bouddha, et la requête de Mañjuśrī au Bouddha d’enseigner une instruction ésotérique spécifique, dans ce cas le Dhāraṇī de la quintessence vajra. Le mot quintessence est la traduction du terme tibétain polysémique “snying po”. La mention du terme en sanskrit “maṇḍa”, réduit le choix. Maṇḍa est la meilleure partie du lait, la crème, donc la “quintessence”, mais contenue (immanente) dans le lait. Vajra semble avoir ici le sens de “adamantin”, indestructible, pas une référence à un vajrayāna encore non-existant. Comme il n’y a pas de version du texte en sanskrit qui ait survécu, il se peut que la version la plus ancienne soit la version chinoise.

La particularité de l’approche du dhāraṇī, qui ici n’est pas une incantation ou une formule, mais plutôt un condensé dogmatique, “code” dit Ron Davidson, est la neutralisation systématique d’éléments axiologiques importants de la théorie bouddhiste, en les opposant à leurs contraires, et les faisant ainsi entrer dans une dualité, et qui ne peuvent pas être ultimes, car ils appartiennent au domaine conceptuel. L’approche du dhāraṇī consisterait à se placer en la non-dualité, dans le domaine non-conceptuel. Du coup, cela sape toute l’entreprise bouddhiste, car tous les “extrêmes” sont renvoyés dos à dos : nirvāṇa et saṃsāra, le Bouddha et les êtres ordinaires, la fin des passions et les passions, les vertus et les non-vertus, le triple entraînement et l’absence de l’entraînement, les qualités (innées) des Bouddhas et les qualités des êtres ordinaires, les Terres pures et les enfers, etc. Celui qui suit ce dhāraṇī, ne s’investit dans aucun de ces couples de contraires, puisque ces éléments, y compris ceux qui constituent la voie bouddhiste classique, sont “originellement libres”. La “liberté originelle” est le “fondement du dhāraṇī” (tib. gzungs kyi gzhi)[3].

Mañjuśrī demande alors s’il existe une “porte de dharma” (skt. dharmamukha tib. chos kyi sgo) permettant aux bodhisattva d’atteindre ce dhāraṇī qui s’accorde avec tout ?[4] Tous les phénomènes sont des “portes de dharma”, par lesquels entrent ceux qui sont comme des dieux, répond le Bouddha, “tous les phénomènes sont présents en tant que fondement du Vinaya (tib. ‘dul ba), et sont ainsi le fondement du dhāraṇī, à travers lequel entrent ceux qui sont comme des dieux”[5]. Les dieux, les nāga, les yakṣa, les gandharva, etc. Le Bouddha poursuit en énumérant tous les caractéristiques des phénomènes, connus par le madhyamaka, puis ajoute également que “tous les phénomènes sont libres de défauts et lumineux[6], et le fait que les êtres ordinaires ne peuvent pas en faire quelque chose à contaminer ou à purifier constitue le fondement du dhāraṇī de pureté[7].”
Parce que tous les phénomènes sont non-produits, ils sont depuis toujours entièrement éteints (parinirvāṇa)[8]. Ce qui semble être l'équivalent du “hongaku shisô” japonais, ou du “ye nas sangs rgyas pa” que l'on trouve dans les tantras nyingmapa.
Le dhāraṇī établit également l’égalité foncière des sexes[9], et déclare qu’il n’y a rien de tel que la masculinité (tib.skyes pa), car on n’arrive saisir celle-ci dans aucun des trois temps, ce ne sont que des noms vides[10], et des phénomènes incorrects[11]. Ensuite, le Bouddha invite Mañjuśrī à donner un coup de balai dans diverse croyances populaires (les destinées, les enfers, etc.), et que c’est à cause de leurs propres pensées immatures, que les êtres ordinaires croient être des êtres infernaux, etc.[12]

Le dhāraṇī s’attaque finalement à la non-dualité. Mañjuśrī demande au Bouddha d’instruire les bodhisattvas dans la porte de dharma de la non-dualité, les permettant de réaliser que tous les phénomènes peuvent être des qualités de Bouddha, et ne pas créer de dualités. On trouve le même terme (advayadharmamukha) dans L'Enseignement de Vimalakīrti (Vimalakīrtinirdeśa, chez  Lamotte, p. 317). Le Bouddha fait alors preuve de Novlange/Newspeak[13] : “L’ignorance est l’éveil”, “la conscience [dualiste] est l’éveil”, “Nāmarūpa” est l’éveil”, “la soif est l’éveil”, “l’appropriation est l’éveil”, “la naissance est l’éveil”, etc. Tout le bouddhisme y passe.

Mañjuśrī se demande alors à quel niveau de bodhisattvas ("aspirants Bouddha") cette instruction peut être destinée. Précisément aux “bodhisattvas” “qui ne cherchent pas l’éveil, qui n’ont pas engendré l’intention de l’éveil, qui ne voient pas les qualités des Bouddhas, qui ne veulent pas éviter le désir, l’aversion, la confusion, qui ne veulent pas aller au-delà du saṃsāra, qui ne veulent pas libérer les êtres et réaliser les qualités du Bouddha[14].”

Vous êtes prêts pour l’anticlimax ? Le brillant Mañjuśrī, oubliant tout ce qu’il vient d’entendre, demande au Bouddha quelles qualités obtiendra dès cette vie un fils ou une fille de bonne famille, qui suit ce dhāraṇī, “le retient, le récite, l'explique, et l’enseigne aux autres ?” La réponse du Bouddha, sans doute faisant semblant d’avoir oublié tout ce qu’il vient de dire :
Il faut savoir que de tels individus seront protégés par les dieux, les nāgas, les yakṣas, ainsi que par les gandharvas. Il fait savoir qu’ils n’auront plus de doutes au sujet des phénomènes. Il faut savoir qu’ils possèderont une connaissance permettant de discerner clairement les phénomènes. Mañjuśrī, les qualités de ce dhāraṇī sont sans limites et ne s’épuiseront pas, même en cent éons[15].”
Retour à la normale. Le bouddhisme (ancien et madhyamaka) étant entièrement dissous dans le dhāraṇī, que reste-t-il ? Il reste tout le cadre qui donne autorité à ce dhāraṇī. Il reste des phénomènes lumineux, originellement purs et éteints. Le monde symbolique, avec les Bouddhas, Mañjuśrī, etc. Il reste des “bodhisattvas” qui suivent ce dhāraṇī, tout en le récitant, en l’expliquant et en l’enseignant aux autres. Il reste les dieux, les nāgas, les yakṣas, et les gandharvas, qui protégeront les pratiquants du dhāraṇī, et il reste les qualités innombrables et éternelles acquises par ceux qui suivent ce dhāraṇī. Il reste la crème de la crème indestructible du bouddhisme.

***

[1] Tib. ’phags pa rdo rje snying po’i gzungs zhes bya ba theg pa chen po’i mdo

Skt. Ārya­vajra­maṇḍa­nāma­dhāraṇī­mahāyāna­sūtra, bien qu’aucun texte en sanskrit n’existe.

[2] Chin kang chang to lo ni ching 金剛場陀羅尼經 (Taishō no. 1345).

[3]A technical term employed in The Dhāraṇī of the Vajra Quintessence to signify the fact that all phenomena are inherently liberated, and thus bear the intrinsic quality of liberation as their very basis.” Note de David Jackson

[4] I.30 “Mañjuśrī then asked the Blessed One, “Is there some Dharma gate a bodhisattva can possess that leads to attaining the dhāraṇī that is in accord with everything?

[5]Mañjuśrī,” replied the Blessed One, “all phenomena are present as a basis for spiritual discipline, and this is the basis for the dhāraṇī through which the likes of gods enter.”

[6] 'jam dpal kun nas nyon mongs can ma yin pa ni byang chub ste/ rang bzhin gyis 'od gsal ba/ rtag tu ma skyes pa'o/

[7]I.47 All phenomena are free of stains and luminous. The fact that sentient beings are unable to make them into something polluted or something to be purified is the basis for the dhāraṇī of purity. Why is that? Mañjuśrī, because all phenomena are by nature unborn, they are always parinirvāṇa. That is the basis of the dhāraṇī through which the likes of mahoragas enter.” Maharoga (tib. lto ’phye chen po), des grands serpents à tête humaine.

[8]because all phenomena are by nature unborn, they are always parinirvāṇa.”
Tib. de ci'i phyir zhen/ 'jam dpal chos thams cad rang bzhin gyis ma skyes pa'i phyir/gtan tu yongs su mya ngan las 'das pa ste/

P.e. extrait du gSang ba'i snying po de kho na nyid rnam par nges pa, des tantras anciens (rnying rgyud)

de bzhin gshegs pa thams cad dang / chos thams cad ye nas sangs rgyas pa'i ngo bo nyid du gcig pa'i mtshan nyid yin pas dbyer med na'ang / 'gro ba'i rnam par rtog pa ma rig pa las 'gro ba lnga'i ris bsam gyis mi khyab par smin pa la thugs rje chen po sangs rgyas kyi ye shes chen po skyes nas ched du brjod pa 'di brjod do/

[9]I.49 Mañjuśrī,” replied the Blessed One, “because all phenomena lack true existence, they are unreal. They are without female (tib. bu med) or male (skyes pa) genitalia. That is the basis of the dhāraṇī through which the likes of women enter.”
Tib. bcom ldan 'das byis pa so so skye bo thams cad mchis pa ma lags pa'i 'dod chags kyis kun tu dkris pas bud med kyi mtshan mar rtog go/_/de dag gis bud med kyi mtshan mar brtags nas/_bud med dang bdag lhan cig tu rtse dga' zhing dga' dgur spyod par rig ste/_de dag 'di snyam du bdag ni skyes pa/_'di ni bud med do/_/'di ni bdag gi bud med do snyam nas/_de sred pa'i 'dod chags kyis kun tu dkris pa'i sems kyis de longs spyod tshol bar sems gtad do/_/de gzhi de las 'thab pa dang 'gyed pa dang /_rtsod pa skyed de/_de'i dbang po rab tu khros pas 'khon byung ngo /

[10]I.51 Mañjuśrī,” replied the Blessed One, “maleness is not apprehended in any way: it is not apprehended at a beginning point, at an ending point, or at present. Mañjuśrī, something that is not apprehended in the three times cannot be male or female. In other words, these are simply nominal expressions. Those names, too, are void and they are ascribed by virtue of the verbal sign of the dhāraṇī.”

[11] bcom ldan 'das sangs rgyas bcom ldan 'das kyis phyin ci log bzhis rnam par myos pa'i sems can rnams la chos bstan te/_'di la bud med kyang med/_skyes pa yang med/_sems can yang med/_srog kyang med/_gso ba yang med/_gang zag kyang med/_chos 'di dag thams cad ni yang dag pa ma yin pa'o/

[12]I.55 Blessed One,” replied Mañjuśrī, “it is through their own thoughts that immature ordinary people imagine themselves to be hell beings, animals, or spirits in the world of Yama. And it is on account of projecting something that does not exist that they feel afflictions and experience miseries in the three lower realms. However, Blessed One, since I do not see hells, I also do not see hell beings, and the sufferings of hells do not exist, either.”
Tib. 'jam dpal gyis gsol pa/_bcom ldan 'das byis pa so so'i skye bo rang gi rtog pas sems can dmyal ba dang /_dud 'gro dang gshin rje'i 'jig rten du rig ste/_de dag ma mchis pa la sgro btags pa'i slad du ngan song gsum du gnod pa tshor zhing sdug bsngal myong lags so/_/bcom ldan 'das bdag gis sems can dmyal ba ji ltar mi mthong ba de bzhin du sems can dmyal ba pa rnams mi mthong ste/_sems can dmyal ba'i sdug bsngal yang ma mchis so/

[13]Un langage dont le but est l’anéantissement de la pensée, la destruction de l'individu devenu anonyme, l'asservissement du peuple.” La novlangue, instrument de destruction intellectuelle, France Culture

[14]I.96 who have not set out toward awakening, who have not produced the intention to gain awakening, who do not see buddha qualities, who do not wish to run away from desire, anger, and confusion, who do not wish to go beyond saṃsāra, who do not wish to liberate sentient beings, and who do not wish to realize the buddha qualities.”

[15]I.98 The Blessed One said, “You should know that such people will be protected by gods, nāgas, yakṣas, and gandharvas. You should know that they will have no doubts regarding all phenomena. You should know that they will possess knowledge that clearly discerns phenomena. Mañjuśrī, the qualities of this dhāraṇī are limitless and cannot be exhausted even in a hundred eons.”

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