La yakṣī (tib. snod byin ma) Dondrupma ou Donkun Dubma, le sac des maladies dans la main droite, les siddhis dans la gauche (image Sorig Khang) "Qui peut le bien peut le mal" |
Un des caractéristiques du bouddhisme ésotérique est sa capacité d’adopter des êtres surnaturels d’autres traditions et de transformer leurs cultes en des pratiques bouddhistes ésotériques homologuées et assorties d’un pedigree. De quel type d’être surnaturel s’agit-il ? Il s’agit généralement de “dieux anciens”, certains diraient païens. Quand des nouveaux dieux sont adoptés, les anciens “chutent” et sont rétrogradés en démons, ou en dieux païens. Dans la réforme zoroastrienne des Avestas, les dieux anciens (daeva) deviennent des faux dieux ou des dieux à rejeter. Dans les Avestas plus tardifs, ils deviennent des dieux nuisibles, à l'origine du chaos et des désordres. Ils deviennent des dēws ou Druj qui punissent les méchants dans l'Enfer (voir mon billet Tourniqueti, tourniqueton). Dans la civilisation indienne les dieux anciens (asura) ont dû laisser la place des cultes officiels aux deva. Chez les grecs, c’étaient les titans qui furent remis par les dieux de l’Olympe.
Les anciens dieux, rétrogradés en démons, ne se laissent pas faire. Ils résistent, ou plutôt leurs fidèles résistent. Les anciens cultes ont laissé des marques profonds, qu’on n’efface pas si facilement. Les jours de la semaine en savent quelque chose. ce n’est pas si facile de se débarrasser de fondations, surtout quand elles sont profondes.
Les dieux anciens ont souvent participé à la création de la terre. Ils sont spécialisés en création … et en destruction. Agents de la Nature, chacun a son rôle à jouer et son rang dans la hiérarchie céleste. Ils connaissent tous des cycles de la Nature, car ce sont eux qui les gèrent. Ils font l’objet de cultes, car les hommes imaginent qu’en tant que fonctionnaires de la Nature, on peut leur demander des faveurs en leur graissant la patte. Chaque service demandé mérite un contre-service. Avant la science et les lois naturelles, le savoir de la Nature était celle qui connaissait les noms des dieux anciens, leurs rôles, leurs caractéristiques, leurs préférences, leurs points faibles, leurs biorythmes, leurs jours fastes et néfastes, les noms de leurs supérieurs, etc. Chaque service avait sa recette propre, que connaissait les Maîtres en Recettes (mages).
Quand des nouveaux dieux (souvent monothéisants) prennent le pouvoir, avec leurs Maîtres en Recettes à eux, ces derniers doivent gérer la transition, établir les correspondances, réorganiser le temps et l’espace, communiquer sur la chute des anciens dieux et l’avènement des nouveaux, éventuellement intégrer des éléments anciens dans les rites nouveaux, etc. D’ailleurs, l’avènement de nouveaux dieux ne veut pas dire que les anciens sont démis de leur fonction d’agents de la Nature. Les nouveaux dieux se soucient plutôt des affaires spirituelles et morales, et du salut de leurs fidèles. Pour les affaires courantes de la vie, les fidèles continuent de se tourner vers les spécialistes en la matière, comme l’avaient fait leurs parents et grands-parents, à défaut d’une science meilleure.
Dans la civilisation indienne, les clans des anciens dieux ont été domptés par les nouveaux dieux, qui devenaient leurs nouveaux supérieurs, leur Vināyaka, « chef des troupes », les troupes des dieux anciens. Tout le savoir traditionnel ancien, était désormais celui du nouveau dieu. On pouvait toujours s’adresser à chaque dieu ancien pour des problèmes spécifiques, mais ce dernier était subordonné au nouveau dieu monothéisant qui avait le dernier mot. Pour gérer efficacement un pays dans le passé, les gouvernants ne pouvaient pas se passer du “savoir traditionnel” pour gérer le quotidien de leurs sujets. Les experts en savoir traditionnel ont depuis été remplacés par des experts dit scientifiques dans nos contrées. Pour faire valoir son influence à la cour, il fallait bien que le bouddhisme ésotérique ait également un “savoir traditionnel” à proposer. A quoi bon un ascète, ou un expert en dhyāna et en vinaya, pour aider à gérer un pays ? Mais un bouddhisme ésotérique avec une expertise en divination et en rites pour accroître les richesses, la fertilité, la pluie, guérir les maladies, maîtriser les planètes et leur influence, etc. pouvait rivaliser avec ceux dont c’était l’activité primaire.
Ce savoir traditionnel a été progressivement intégré dans le bouddhisme mahāyāna, dans la mesure qu’il n’y était pas déjà présent. Disons plutôt qu’un cadre surnaturel fut développé qui permettait au moins une offre similaire à celle des experts non-bouddhistes. Un cadre dans lequel les dieux anciens étaient de nouveau mis en valeur. Ce cadre est le tantrisme, avec ses maṇḍala centrés autour d’un Bouddha monothéisant ou autre Heruka, et toute sa hiérarchie de fonctionnaires et agents de la Nature, “sous serment” (tib. dam can), aux ordres de la divinité principale. Cette approche permet de récupérer et intégrer tout savoir traditionnel, où les dieux anciens jouent le rôle principal. Cela implique aussi l’intégration de rituels anciens dans le rituel de pratique même de la divinité tutélaire principale. Ce sont les dieux anciens qui sont les véritables sources des “pouvoirs surnaturels” (skt. siddhi) “ordinaires”, afin des les distinguer de l’accomplissement suprême qui est l’identification à la divinité principale. Une fois de plus, ce n’est pas avec un “accomplissement suprême” qu’on gouverne un peuple.
Les dieux anciens de l’Inde sont notamment les yakṣa et yakṣī (ou yakṣiṇī), agents de la Nature, dieux de terroir. Le yakṣa le plus célèbre du bouddhisme ésotérique est Vajrapāṇi, à l’origine un chef des yakṣa, qui connaîtra une promotion fulgurante, quand ce « maître des mystères » (skt. guhyapati tib. gsang bdag, l'équivalent de Gaṇeśa) deviendra le recenseur de tous les tantras bouddhistes. Le savoir traditionnel des yakṣa deviendra une source intarissable des tantras bouddhistes. Du moins, dans l’imaginaire des bouddhistes ésotériques. Après cette première promotion, Vajrapāṇi deviendra même Vajradhara, le Bouddha monothéisant du bouddhisme ésotérique. C’est la revanche ultime des dieux anciens.
Le bouddhisme ésotérique n’avait pas pour objectif de produire des renonçants et des ascétiques, en donnant aux êtres l’exemple pour tourner le dos au monde. Au contraire, il cherchait à s’établir sur les plus hautes marches du pouvoir pour gouverner les êtres, idéalement en les conduisant à l’éveil. Pour ce modèle théocratique, il lui fallait tout nouveau “savoir traditionnel” qu’il put intégrer par des Instructions orales (tib. zhal gdams), des transmissions aurales (tib. snyan brgyud), des Révélations (tib. gter ma), etc.
Les yakṣa et yakṣī (ou yakṣiṇī) furent les modèles des dakas et des ḍākinī. Il n’y a pas réellement de différence entre les uns et les autres. Pour preuve, par exemple la pratique de la Yakṣiṇī Don sgrub ma (Nodjinma Dondrupma ou encore Donkun Dubma), publiée par Erick Tsiknopoulos pour contrer la diffusion du Covid 19. Ce texte, qui fait partie du cycle Quintessence séminale de Youthok (g.yu thog snying thig), est attribué au Vème Dalaï-Lama Lobsang Gyatso (1617-1682), dit “le grand cinquième”. C’était sans doute sa manière de lutter contre les épidémies de son époque, et pour soutenir le moral de son peuple. Le contenu de sa louange montre que le Vème Dalaï-Lama traite la yakṣiṇī Don sgrub ma, la compagne ésotérique du général des yakṣa Zhang blon rdo rje bdud ‘dul (qui est sur Facebook...), en véritable ḍākinī. C’est elle qui génère la grande félicité (tib. zag bral bde ba chen po) en manifestant la non-dualité comme dualité [1]. Son compagne, le général des yakṣa (tout comme Vajrapāṇi auparavant), est prié de faire pleuvoir les siddhi ordinaires et suprême. Les dieux anciens, les yakṣa et les yakṣiṇī, étaient la source de bonheur terrestre et de protection avant l’avènement des nouveaux dieux en Inde, grâce au tantrisme et au bouddhisme ésotérique, ils le sont toujours aujourd’hui, y compris pour les nouveaux convertis bouddhistes ésotériques en occident. Les maîtres tibétains et leurs disciples occidentaux inondent les réseaux sociaux avec les mantras miraculeux d’anciens dieux, susceptibles d’arrêter épidémies et pandémies, et en même temps de faire pleuvoir une pluie de siddhis ordinaires et suprême [2]. Je ne sais pas si les convertis occidentaux qui récitent ces formules ont conscience des anciens dieux dont ils sont dits provenir, et du monde qu’ils représentent et véhiculent, ou si c’est simplement par foi, par désespoir ou pour une raison inconnue qu’ils aient recours à ces remèdes.
Il ne faut pas être dupe, ces représentations et pratiques ne sont pas réellement celles des dieux anciens. Le néopaganisme, ou “New Age” n’est pas une innovation de notre temps. La tendance “néo-”, et la volonté de “restaurer” des traditions “anciennes”, avec leur halo d’autorité spirituelle et de siddhis, en fonction des “besoins” de son époque est sans doute aussi ancienne que l’humanité.
Explication par Dr. Ben Joffe de Nodjinma Dondrupma sur Facebook
Les dieux anciens ont souvent participé à la création de la terre. Ils sont spécialisés en création … et en destruction. Agents de la Nature, chacun a son rôle à jouer et son rang dans la hiérarchie céleste. Ils connaissent tous des cycles de la Nature, car ce sont eux qui les gèrent. Ils font l’objet de cultes, car les hommes imaginent qu’en tant que fonctionnaires de la Nature, on peut leur demander des faveurs en leur graissant la patte. Chaque service demandé mérite un contre-service. Avant la science et les lois naturelles, le savoir de la Nature était celle qui connaissait les noms des dieux anciens, leurs rôles, leurs caractéristiques, leurs préférences, leurs points faibles, leurs biorythmes, leurs jours fastes et néfastes, les noms de leurs supérieurs, etc. Chaque service avait sa recette propre, que connaissait les Maîtres en Recettes (mages).
Quand des nouveaux dieux (souvent monothéisants) prennent le pouvoir, avec leurs Maîtres en Recettes à eux, ces derniers doivent gérer la transition, établir les correspondances, réorganiser le temps et l’espace, communiquer sur la chute des anciens dieux et l’avènement des nouveaux, éventuellement intégrer des éléments anciens dans les rites nouveaux, etc. D’ailleurs, l’avènement de nouveaux dieux ne veut pas dire que les anciens sont démis de leur fonction d’agents de la Nature. Les nouveaux dieux se soucient plutôt des affaires spirituelles et morales, et du salut de leurs fidèles. Pour les affaires courantes de la vie, les fidèles continuent de se tourner vers les spécialistes en la matière, comme l’avaient fait leurs parents et grands-parents, à défaut d’une science meilleure.
Dans la civilisation indienne, les clans des anciens dieux ont été domptés par les nouveaux dieux, qui devenaient leurs nouveaux supérieurs, leur Vināyaka, « chef des troupes », les troupes des dieux anciens. Tout le savoir traditionnel ancien, était désormais celui du nouveau dieu. On pouvait toujours s’adresser à chaque dieu ancien pour des problèmes spécifiques, mais ce dernier était subordonné au nouveau dieu monothéisant qui avait le dernier mot. Pour gérer efficacement un pays dans le passé, les gouvernants ne pouvaient pas se passer du “savoir traditionnel” pour gérer le quotidien de leurs sujets. Les experts en savoir traditionnel ont depuis été remplacés par des experts dit scientifiques dans nos contrées. Pour faire valoir son influence à la cour, il fallait bien que le bouddhisme ésotérique ait également un “savoir traditionnel” à proposer. A quoi bon un ascète, ou un expert en dhyāna et en vinaya, pour aider à gérer un pays ? Mais un bouddhisme ésotérique avec une expertise en divination et en rites pour accroître les richesses, la fertilité, la pluie, guérir les maladies, maîtriser les planètes et leur influence, etc. pouvait rivaliser avec ceux dont c’était l’activité primaire.
Ce savoir traditionnel a été progressivement intégré dans le bouddhisme mahāyāna, dans la mesure qu’il n’y était pas déjà présent. Disons plutôt qu’un cadre surnaturel fut développé qui permettait au moins une offre similaire à celle des experts non-bouddhistes. Un cadre dans lequel les dieux anciens étaient de nouveau mis en valeur. Ce cadre est le tantrisme, avec ses maṇḍala centrés autour d’un Bouddha monothéisant ou autre Heruka, et toute sa hiérarchie de fonctionnaires et agents de la Nature, “sous serment” (tib. dam can), aux ordres de la divinité principale. Cette approche permet de récupérer et intégrer tout savoir traditionnel, où les dieux anciens jouent le rôle principal. Cela implique aussi l’intégration de rituels anciens dans le rituel de pratique même de la divinité tutélaire principale. Ce sont les dieux anciens qui sont les véritables sources des “pouvoirs surnaturels” (skt. siddhi) “ordinaires”, afin des les distinguer de l’accomplissement suprême qui est l’identification à la divinité principale. Une fois de plus, ce n’est pas avec un “accomplissement suprême” qu’on gouverne un peuple.
Les dieux anciens de l’Inde sont notamment les yakṣa et yakṣī (ou yakṣiṇī), agents de la Nature, dieux de terroir. Le yakṣa le plus célèbre du bouddhisme ésotérique est Vajrapāṇi, à l’origine un chef des yakṣa, qui connaîtra une promotion fulgurante, quand ce « maître des mystères » (skt. guhyapati tib. gsang bdag, l'équivalent de Gaṇeśa) deviendra le recenseur de tous les tantras bouddhistes. Le savoir traditionnel des yakṣa deviendra une source intarissable des tantras bouddhistes. Du moins, dans l’imaginaire des bouddhistes ésotériques. Après cette première promotion, Vajrapāṇi deviendra même Vajradhara, le Bouddha monothéisant du bouddhisme ésotérique. C’est la revanche ultime des dieux anciens.
Le bouddhisme ésotérique n’avait pas pour objectif de produire des renonçants et des ascétiques, en donnant aux êtres l’exemple pour tourner le dos au monde. Au contraire, il cherchait à s’établir sur les plus hautes marches du pouvoir pour gouverner les êtres, idéalement en les conduisant à l’éveil. Pour ce modèle théocratique, il lui fallait tout nouveau “savoir traditionnel” qu’il put intégrer par des Instructions orales (tib. zhal gdams), des transmissions aurales (tib. snyan brgyud), des Révélations (tib. gter ma), etc.
Les yakṣa et yakṣī (ou yakṣiṇī) furent les modèles des dakas et des ḍākinī. Il n’y a pas réellement de différence entre les uns et les autres. Pour preuve, par exemple la pratique de la Yakṣiṇī Don sgrub ma (Nodjinma Dondrupma ou encore Donkun Dubma), publiée par Erick Tsiknopoulos pour contrer la diffusion du Covid 19. Ce texte, qui fait partie du cycle Quintessence séminale de Youthok (g.yu thog snying thig), est attribué au Vème Dalaï-Lama Lobsang Gyatso (1617-1682), dit “le grand cinquième”. C’était sans doute sa manière de lutter contre les épidémies de son époque, et pour soutenir le moral de son peuple. Le contenu de sa louange montre que le Vème Dalaï-Lama traite la yakṣiṇī Don sgrub ma, la compagne ésotérique du général des yakṣa Zhang blon rdo rje bdud ‘dul (qui est sur Facebook...), en véritable ḍākinī. C’est elle qui génère la grande félicité (tib. zag bral bde ba chen po) en manifestant la non-dualité comme dualité [1]. Son compagne, le général des yakṣa (tout comme Vajrapāṇi auparavant), est prié de faire pleuvoir les siddhi ordinaires et suprême. Les dieux anciens, les yakṣa et les yakṣiṇī, étaient la source de bonheur terrestre et de protection avant l’avènement des nouveaux dieux en Inde, grâce au tantrisme et au bouddhisme ésotérique, ils le sont toujours aujourd’hui, y compris pour les nouveaux convertis bouddhistes ésotériques en occident. Les maîtres tibétains et leurs disciples occidentaux inondent les réseaux sociaux avec les mantras miraculeux d’anciens dieux, susceptibles d’arrêter épidémies et pandémies, et en même temps de faire pleuvoir une pluie de siddhis ordinaires et suprême [2]. Je ne sais pas si les convertis occidentaux qui récitent ces formules ont conscience des anciens dieux dont ils sont dits provenir, et du monde qu’ils représentent et véhiculent, ou si c’est simplement par foi, par désespoir ou pour une raison inconnue qu’ils aient recours à ces remèdes.
Il ne faut pas être dupe, ces représentations et pratiques ne sont pas réellement celles des dieux anciens. Le néopaganisme, ou “New Age” n’est pas une innovation de notre temps. La tendance “néo-”, et la volonté de “restaurer” des traditions “anciennes”, avec leur halo d’autorité spirituelle et de siddhis, en fonction des “besoins” de son époque est sans doute aussi ancienne que l’humanité.
Explication par Dr. Ben Joffe de Nodjinma Dondrupma sur Facebook
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[1] gnyis med gnyis su snang ba’i sgyu dra yis// zag bral bde ba chen po bskyed ba’i yum// nad rkyal rin chen zhags pa ‘dzin mdzad ma// don kun sgrub pa’i snod sbyin dbang mor bstod//
[2] La formule de la piśācī Parṇaśavarī, ancienne déesse hindoue, en est un autre. Une Piśācī est une “Mère” (skt. mātṛ), créée dans le but de boire le sang des démons Andhaka selon le Matsya-purāṇa 179.8.
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